Édition du 12 novembre 2024

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Arts culture et société

La fin de l’intellectuel français ? de Shlomo Sand

L’irréversible déclin d’une certaine culture hexagonale

Shlomo Sand est un historien israélien progressiste, qui a suivi un itinéraire singulier depuis le début de son existence. Né à Linz, en Autriche, durant l’année 1946, il a passé l’essentiel des deux premières années de sa vie, dans un camp de réfugiés polonais en Allemagne. Ultérieurement, ayant déménagé en Israël avec ses parents, Sand a longtemps entretenu une grande admiration, voire une véritable vénération pour les intellectuels français de la fin du dix-neuvième siècle (Émile Zola, Anatole France) et de la deuxième moitié du vingtième siècle (Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir).

Heureusement, l’historien a su, au fil des ans, tempérer ses adulations… Conscient du fait que les intellectuels français n’ont plus aujourd’hui l’aura, l’envergure qu’ils ont déjà eues par le passé, au pays de Victor Hugo et sur le plan international, Shlomo Sand cherche à expliquer les causes de cette perte de prestige dans son essai intitulé, de manière provocante, La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq (2016). Précisons que cet ouvrage a été traduit de l’hébreu par Michel Bilis et publié aux éditions La découverte.

Les deux affaires Dreyfus

À travers son essai historico-politique, Shlomo Sand se pose des questions fondamentales au sujet de l’intellectuel. Qui est-il, dans quelles sphères évolue-t-il, quelle est la nature de ses actions, etc. ? Après quoi, Sand s’interroge au sujet de la spécificité de l’intelligentsia française. Globalement, il souligne, avec à-propos, qu’elle se distingue des autres intelligentsias du monde en raison du caractère singulièrement centralisateur de ses activités. Ainsi, bien plus que les capitales de pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne, Paris a déterminé et détermine toujours la nature de la vie intellectuelle que l’on mène en France. Par ailleurs, Sand nous révèle graduellement jusqu’à quel point les intellectuels français sont intervenus dans le débat public, depuis la fin du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours. Dans cette perspective, il permet au lecteur (ou à la lectrice) de comprendre la signification du rôle de l’intellectuel français dans le cadre de ce que l’historien considère comme étant les deux affaires Dreyfus. En effet, aux yeux de Sand, la première desdites affaires se réfère essentiellement au procès que l’on a intenté au militaire nommé Alfred Dreyfus et à la vague d’antisémitisme qui s’est manifestée, en France (à Paris, en particulier), suite à la condamnation inique du militaire juif et français à la réclusion perpétuelle, pour haute trahison, en 1894.

En ce qui a trait à la deuxième affaire Dreyfus, elle touche d’abord, selon Sand, à la publication, dans le quotidien L’Aurore (dirigé par Georges Clémenceau), du fameux manifeste d’Émile Zola qui s’intitule J’accuse (1898). Par le biais de ce texte politique sans concession, Zola dénonce les hauts responsables militaires de l’Armée française, qui ont fait condamné un innocent à une interminable peine de prison, à travers un détournement judiciaire opéré en toute connaissance de cause. Il importe ici de signaler que l’action d’éclat du célèbre écrivain naturaliste a constitué un tournant historico-politique puisqu’elle a permis à Alfred Dreyfus d’obtenir, en l’espace de quelques années, la cassation d’un jugement, la tenue d’un nouveau procès, une offre de grâce et, enfin, un acquittement de la part des autorités judiciaires françaises. Cela dit, la publication du pamphlet de Zola a représenté un événement socioculturel majeur puisqu’elle a engendré une polémique retentissante entre des intellectuels plutôt progressistes (Émile Zola, Anatole France, Octave Mirbeau et Marcel Schwob) et des intellectuels plutôt réactionnaires (Charles Maurras, Maurice Barrès, Léon Daudet et Paul Bourget). Avec une grande minutie, Shlomo Sand étudie les différentes prises de positions adoptées par les forces en présence. Parfois, à notre avis, il mésestime la révolte contre l’injustice ou la volonté de faire prévaloir la vérité qui pouvait pousser certains intellectuels à intervenir dans l’arène publique. Toutefois, soyons justes : malgré sa prise de position limpide en faveur de Dreyfus, Shlomo Sand évite de tracer des antithèses manichéennes pour dépeindre la lutte ardente qui a eu lieu entre les dreyfusards et les anti-dreyfusards. Dès lors, il reconnaît que certaines personnalités favorables à Dreyfus n’étaient pas blanches comme neige et que certains opposants à la libération du militaire français n’étaient pas animés par de mauvaises intentions.

L’absence de vision critique de certains intellectuels, dans le débat public démocratique

Avec justesse, Shlomo Sand se penche, dans son ouvrage, sur la disparition de l’esprit critique dans la sphère médiatique française, durant les années 1970. Ainsi, une certaine démocratisation du savoir, à travers la diffusion de la culture de masse s’est, hélas, avérée néfaste par rapport à la prise de position d’intellectuels de renom dans le domaine public. Citant des commentaires formulés notamment par Michel Foucault, Sand souligne que l’on a remplacé l’intellectuel critique par l’intellectuel médiatique dans « l’agora culturelle parisienne ». Afin de démontrer son point de vue, de manière percutante, l’auteur se réfère, avec à-propos, à l’exemple symbolique de la nomination de Bernard Pivot à l’Académie Goncourt en 2004. Or, l’écrivain et historien laisse entendre, à juste titre, que cette désignation n’avait aucun fondement rationnel, sur le plan artistique, puisque l’ex-animateur d’Apostrophes (1975-1990) ne pouvait pas revendiquer la paternité d’une œuvre littéraire lui donnant le droit d’aspirer, en toute légitimité, à l’honneur précité. Toutefois, le statut incontestable de vedette médiatique dont bénéficiait Pivot lui a permis d’être admis dans un cénacle fort prestigieux. Fait à signaler : alors qu’à une autre époque, la promotion d’une célébrité, n’ayant aucune œuvre littéraire significative à son actif, au rang d’Académicien aurait soulevé une vive controverse, dans les milieux intellectuels critiques, l’admission de Pivot au sein de la prestigieuse assemblée, au début du vingt-et-unième siècle, n’a déconcerté personne…

Trois écrivains mineurs n’ayant guère de sympathie pour l’Islam

Bien entendu, l’oeuvre de Shlomo Sand nous aurait laissés sur notre faim s’il s’était contenté de synthétiser des composantes du passé, sans poser un regard critique sur le présent (au sens large du terme). Dans cet esprit, refusant d’éluder des questions propres à notre époque, l’essayiste considère, avec un certain courage, la teneur de quelques ouvrages écrits par des intellectuels médiatiques modernes. À juste titre, Shlomo Sand dénonce les attaques virulentes, contre les Français de confession musulmane, auxquelles se livrent, à des degrés divers, des auteurs contemporains connus, comme Alain Finkielkraut (L’identité malheureuse [2013]), Éric Zemmour (Le suicide français [2014]) et Michel Houellebecq (Soumission [2015]). Mentionnons au passage que ce trio de personnalités littéraires n’a pas l’importance des autres auteurs (res) auxquels (auxquelles) nous nous sommes référés jusqu’à présent, loin s’en faut. Indéniablement, Shlomo Sand est justifié de reprocher à ces pamphlétaires de critiquer l’Islam beaucoup plus sévèrement qu’ils ne critiquent d’autres grandes religions monothéistes (le Catholicisme, le Judaïsme, le Protestantisme). En contrepartie, Sand commet l’erreur préjudiciable, dans son étude, de sous-estimer la problématique que représente actuellement l’intégrisme religieux en France et dans l’ensemble du monde. De fait, il affirme explicitement : « Au contraire des interprétations habituelles (et erronées) du principe républicain, je suis favorable à la liberté de la religion dans l’espace public dès lors, bien évidemment, que ses valeurs et son culte ne me sont pas imposés ». En s’exprimant ainsi, Shlomo Sand émet une opinion purement subjective, plutôt que de proposer au lecteur (ou à la lectrice) une réflexion éclairante sur la place qu’on doit réserver aux religions dans une société laïque… L’homme n’est pas la mesure de toute chose, ne lui en déplaise ! Or, en caressant le point de vue évoqué, Sand occulte sciemment les progrès sociopolitiques que l’on a accomplis, en France, suite à l’adoption de la Loi sur la séparation des églises et de l’État de 1905. En outre, l’historien ne propose aucune vision critique de ce que Karl Marx dénommait avec clairvoyance « l’opium du peuple ». Du reste, on peut soutenir que la complaisance que manifeste Sand à l’égard de la religion se révèle particulièrement troublante parce qu’elle ne s’appuie sur une aucune réflexion sérieuse.

Une des principales qualités qui caractérisent l’essai La fin de l’intellectuel français ? de Shlomo Sand consiste à mettre en relief une série d’enjeux emblématiques sur lesquels différents intellectuels se sont penchés à travers l’histoire de la France contemporaine. Assurément, ce développement donne l’occasion au lecteur (ou à la lectrice) cultivé (e) de (re)découvrir que les intellectuels français d’aujourd’hui n’ont pas l’étoffe de leurs illustres prédécesseurs. Malgré les indéniables forces que comporte son ouvrage, il est désolant de constater que Sand s’aventure parfois au-delà du champ de ses compétences pour s’ériger en pontife devant la société française et pour lui donner une leçon d’humanisme, voire de tolérance. Tout compte fait, il vaut la peine de lire son étude, mais en prenant garde de ne point confondre certaines opinions qu’il émet de manière émotionnelle et partiale avec des vérités historiques qu’il révèle de façon posée et factuelle. Assurément, l’essayiste et historien aurait pu éviter de verser dans une telle confusion des rôles, attendu qu’il possède des connaissances culturelles remarquables et un sens opportun des nuances historiques. Quoi qu’il en soit, il faut admettre que Shlomo Sand clôt son œuvre, avec éloquence, en rendant un hommage justifié au poète et résistant méconnu Missak Manouchian : à travers ce geste, il témoigne d’une ouverture à l’altérité qui est éminemment appréciable.

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