Montréal, le 4 avril 2023 – En cette journée nationale des droits des
réfugié.es, le Centre justice et foi tient à ajouter sa voix aux
nombreux groupes qui ont exprimé leur préoccupation à propos de la
fermeture du chemin Roxham et de l’élargissement de l’Entente sur les
tiers-pays sûrs (ETPS) avec les États-Unis, entrée en vigueur le 25 mars
dernier – quelques heures à peine après avoir été annoncé par le
gouvernement fédéral.
Cette nouvelle application de l’Entente _entre_ les points d’entrée
officiels au Canada ne mettra pas fin aux traversées irrégulières de la
frontière canado-américaine. Elle rendra seulement ces dernières encore
plus irrégulières et dangereuses, en forçant les personnes en quête de
protection à emprunter des chemins plus risqués pour franchir la
frontière, au péril de leur vie. De plus, l’ajout d’un délai de 14
jours avant de pouvoir déposer une demande d’asile confine les personnes
à une clandestinité qui les rend encore plus vulnérables à
l’exploitation de toute sorte, y compris celle de passeurs ou
d’employeurs peu scrupuleux.
Ce nouveau protocole fait surtout en sorte que les personnes demandeuses
d’asile seront davantage refoulées aux États-Unis, où elles risquent
d’être détenues arbitrairement ou d’être déportées vers un pays
qu’elles ont quitté pour fuir la persécution ou la mort, souvent après
un long et périlleux voyage. Or, une abondance de preuve – présentement
évaluée par la Cour suprême du Canada, qui doit juger de la
constitutionnalité de l’ETPS – démontre que les États-Unis ne sont
pas forcément un pays sûr pour les demandeurs et demandeuses d’asile.
Il est donc aberrant que le gouvernement canadien procède à son
élargissement plutôt qu’à son abolition.
_Mais il est encore plus préoccupant que le gouvernement adopte de telles
modifications à ladite Entente dans le plus grand secret, sans
consultations publiques et sans même l’aval du Parlement_.
Une telle précipitation met non seulement les personnes demandeuses
d’asile à risque, elle constitue un net recul de la démocratie. Elle
traduit une dérive vers une gestion répressive de la frontière. Plutôt
que d’accroître les ressources vouées à l’accueil, on cède à la
pression des discours démagogiques et déshumanisants qui réduisent les
demandeurs et demandeuses d’asile à une dépense, lorsqu’ils ne sont
pas carrément dépeints comme une nuisance ou une menace.
Démocratiser la frontière
Nous croyons, au contraire, qu’il est urgent de réfléchir
collectivement à l’enjeu de plus en plus central du passage des
frontières dans une perspective démocratique. Loin d’être seulement la
porte d’entrée de nos États, la frontière est le reflet de notre
manière de concevoir les pourtours de la communauté politique, de qui est
inclus, de qui est exclu et sur quelles bases.
Le déploiement de mesures exceptionnelles pour accélérer
l’installation au pays de plus de 175 000 réfufié.es ukrainien.nes
depuis 2022 est révélateur à cet égard. S’il faut saluer la
célérité canadienne dans sa réponse à cette grave crise humanitaire,
elle doit être mise en parallèle avec la lenteur sinon la résistance à
accueillir les ressortissants non européens et non blancs – en
provenance d’Haïti, du Venezuela, ou de l’Amérique centrale,
notamment – et à traiter leurs demandes d’asile une fois ces
personnes arrivées au Canada. Cette forme d’inclusion différenciée
cache mal la géopolitique impériale et néocoloniale dans laquelle se
projette le Canada, et qui doit pouvoir être remise en question.
_Un véritable régime démocratique ne peut se soustraire au fait que les
frontières sont le lieu de cristallisation d’inégalités structurelles
et raciales importantes._
En ce sens, la question migratoire contemporaine recèle un potentiel
politique transformateur et résolument démocratique. Car, à ses
frontières, la démocratie se heurte à un paradoxe : l’égalité et la
liberté individuelle de mouvement s’y confrontent à la logique
étatique qui se juge souveraine dans ses politiques d’admission. Sans un
constant travail de discussion critique des exclusions que produisent à
leurs frontières nos sociétés dites démocratiques, c’est la
démocratie elle-même qui menace constamment de s’écrouler. En somme,
la démocratisation des frontières à laquelle nous appelons nécessite
surtout de donner une portée instituante et effective à ce que la
philosophe politique Hannah Arendt appelait le « droit d’avoir des
droits », et qui s’appuie sur l’idée que l’être humain existe
avant l’État. L’humain est là d’abord : la question de ses droits se
pose en soi.
Le Centre justice et foi, à travers son secteur Vivre ensemble en
particulier, contribue depuis maintenant 40 ans à approfondir ces
réflexions éminemment politiques qui sont trop souvent laissées dans
l’angle mort des débats sur les questions frontalières. Ces derniers,
en effet, sont la plupart du temps accaparés soit par une vision
humanitaire et administrative de la protection des personnes réfugiées,
soit par des discours anxiogènes qui les érigent en menace.
Entre autres ressources, le nouveau recueil _(__D)épasser le régime
international des frontières. L’hospitalité en actes_ [3] (2023)
publié par le secteur Vivre ensemble s’impose comme une ressource de
premier plan pour quiconque cherche à réfléchir ces questions dans leur
globalité et leur complexité. On peut également consulter le récent
dossier de la revue _Relations_ « Vivre sans statut au Québec [4] »
(hiver 2022-2023) sur la réalité des personnes qui se retrouvent sans
statut migratoire en raison des logiques propores à notre système
d’im-migration utilitariste et néolibéral.
À propos du CJF
Le Centre justice et foi (CJF) est un centre d’analyse sociale qui pose
un regard critique sur les structures sociales, politiques, économiques,
culturelles et religieuses. Il publie la revue _Relations _et organise
différentes activités publiques. Son secteur Vivre ensemble développe
une expertise sur les enjeux d’immigration, de protection des réfugiés
ainsi que sur le pluralisme culturel et religieux.
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