Le capitalisme financier néolibéral est fait, lui, d’un autre bois. Loin de permettre (empowering) aux Etats de perpétuer la reproduction sociale grâce à la mise en place de services publics, il les discipline pour satisfaire les intérêts à court terme d’investisseurs privés. La dette est son arme de prédilection. Le capital financier vit de la dette souveraine, qu’il utilise pour empêcher jusqu’aux plus modestes prestations sociales, forçant les Etats à libéraliser leurs économies, à ouvrir leurs marchés et à imposer l’« austérité » aux populations sans défense. Parallèlement, il fait proliférer la dette à la consommation — prêts hypothécaires à risque, cartes de crédit, prêts étudiant, prêts sur salaire, microcrédit... - afin de contrôler les paysan-ne-s, les travailleurs et les travailleuses, de les asservir à la terre et à leur emploi, et de s’assurer qu’ils achètent des semences OGM et des biens de consommations à des prix déjà bien trop élevés pour leurs bas salaires. Dans les deux cas, ce régime aiguise la contradiction interne au capitalisme entre impératif d’accumulation et besoins de reproduction sociale. Exigeant simultanément une augmentation exponentielle des heures de travail et la diminution des services publics, il externalise le travail de soin aux familles et aux communautés tout en affaiblissant leur capacité à l’accomplir.
« Le capital financier vit de la dette souveraine qu’il utilise pour empêcher jusqu’aux plus modestes prestations sociales forçant les États à libéraliser leurs économies »
Les individus, particulièrement les femmes, doivent donc se plier en quatre pour assumer les responsabilités liées à la reproduction sociale, tout en veillant à les caser dans les interstices de leurs emplois du temps et à ne pas empiéter sur le reste de leur vie dont le capital exige qu’il soit réservé en priorité à sa propre accumulation. Cela implique généralement de se décharger de ce travail de care sur les moins privilégiées, forgeant ce qu’on a appelé des « chaînes mondiales du care » : celles et ceux qui en ont les moyens embauchent des femmes pauvres, souvent migrantes ou racisées, afin qu’elles prennent en charge leur ménage et s’occupent de leurs enfants et de leurs parents âgés. Ce mécanisme permet aux plus riches de poursuivre leurs carrières dans des professions lucratives, tandis que les travailleuses du care, mal rémunérées, se démènent pour assumer leurs propres responsabilités familiales et domestiques, les transférant souvent à d’autres femmes encore plus pauvres qui, en retour, font de même - et ainsi de suite, souvent sur de grandes distances.
Ce scénario s’inscrit dans les stratégies genrées des Etats postcolonisés écrasés par la dette qui ont été soumis aux ajustements structurels. Cherchant désespérément à acquérir des devises fortes, certains d’entre eux ont activement encouragé les femmes à migrer pour réaliser ce travail de care et envoyer de l’argent à leur famille restée au pays. D’autres ont courtisé les investisseurs étrangers en créant des zones franches industrielles (spécialisées par exemple dans le textile et l’assemblage électronique), qui emploient des ouvrières sous-payées, souvent victimes de violences sexuelles dans le cadre de leur travail. D’une façon ou d’une autre, les capacités de reproduction sociale sont amenuisées. Le décalage en matière de soin (care gap) n’est pas corrigé, bien au contraire, et les inégalités sont seulement déplacées : des familles les plus riches vers les familles les plus pauvres, des pays du Nord vers les pays du Sud. Les plus pauvres effectuant, en échange de (bas) salaires, le travail de care des plus riches, la reproduction sociale est à deux vitesses : marchandisée pour les second-e-s, privatisée pour les premiers-ères.
« Les États endettés du Sud ont encouragé les femmes à migrer pour réaliser le travail de care et envoyer de l’argent à leur famille restée au pays »
A tout cela s’ajoute ce qui est parfois appelé la « crise du care ». Mais, comme nous le démontrons dans notre manifeste, cette expression peut facilement induire en erreur : la crise est structurelle — donc indissociable d’une crise plus générale du capitalisme contemporain. Etant donné la gravité de cette dernière, il n’est pas étonnant que les luttes autour de la reproduction sociale aient explosé ces dernières années. Les féministes des pays du Nord revendiquent souvent la nécessité d’un « équilibre entre la famille et le travail ». Mais les luttes autour de la reproduction sociale sont bien plus englobantes : mouvements de minorités pour l’accès au logement, au système de santé, à la sécurité alimentaire et à un revenu de base inconditionnel ; luttes pour les droits des migrant-e-s, des travailleurs et des travailleuses domestiques et des fonctionnaires ; campagnes pour syndiquer celles et ceux qui travaillent dans les cliniques et les maisons de retraite ou les garderies privées ; luttes pour les services publics (comme le travail de care quotidien et de soin aux plus âgé-e-s), la réduction du temps de travail et la juste rémunération des congés parentaux et maternité. L’ensemble de ces revendications nécessite une profonde réorganisation de la relation entre production et reproduction : pour des mesures qui favorisent la vie et les liens sociaux plutôt- que le profit ; pour un monde dans lequel n’importe quelle personne - quels que soient son genre, sa nationalité, sa sexualité et sa race — puisse combiner les activités liées à la reproduction sociale avec un travail sûr, bien rémunéré et exempt d’abus.
Cinzia Arruzza est professeure assistante de philosophie à la New School for Social Research de New York. Elle a publié Dangerous Liaisons : The Marriages and Divorces of Marxism and Feminism.
Tithi Bhattacharya enseigne l’histoire à Purdue University. Son premier livre porte le titre de The Sentinels of Culture : Class, Education, and the Colonial Intellectual in Bengal et Social reproduction theory : remapping class, recentering oppression (Pluto press, 2017). Elle est membre du mouvement International Women’s Strike aux Etats-unis.
Nancy Fraser est Loeb Professor de Philosophy and Politics à la New School for Social Research. Parmi ses ouvrages, mentionnons Redistribution or Recognition et Fortunes of Feminism.
Cinzia Arruzza
Tithi Bhattacharya
Nancy Fraser
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