Tiré de Médiapart.
La croissance chinoise est un pilier important de la situation conjoncturelle mondiale. Dans un contexte plus que morose en Occident, le Fonds monétaire international (FMI) a indiqué mi-avril qu’au cours des cinq prochaines années, et comme depuis 2008, la Chine continuerait d’être la béquille du capitalisme mondial. Elle devrait apporter 22,6 % de la hausse prévue du PIB de la planète, soit le double de ce qu’apporteraient les États-Unis, et près de vingt fois la contribution prévue de la France.
Dans ce contexte, la levée des restrictions chinoises liées à la pandémie de Covid-19 permettait d’espérer un rebond irriguant une demande mondiale par ailleurs anémique, compte tenu de la hausse générale des taux d’intérêt et de la pression de l’inflation sur les revenus des ménages dans les pays avancés. Ce rebond a eu lieu.
Le 18 avril, le Bureau national des statistiques chinoises, le NBS, a rendu publics les chiffres de la croissance du premier trimestre 2023. Avec une hausse annuelle de 4,5 % et trimestrielle de 2,2 %, le niveau du PIB chinois s’est situé légèrement au-delà des attentes des économistes. Mais, pour autant, ce chiffre laisse une sensation mitigée. Car une fois l’effet Covid effacé, les grands défis de la deuxième économie mondiale restent entiers. Et l’effet d’entraînement sur le reste du monde demeure incertain.
Il faut d’abord remarquer que le taux de croissance annuel est inférieur à celui du premier trimestre 2022 (4,8 %). Et encore plus à ceux d’avant 2020, qui tournaient généralement aux alentours de 6,5 %.
En d’autres termes : malgré l’effet « mécanique » de la réouverture de l’économie, la Chine a clairement changé de régime de croissance. L’objectif d’une hausse de 5,5 % cette année, fixé par le dirigeant chinois Xi Jinping, ne semble d’ailleurs atteignable que parce que la croissance a été très faible durant les deuxième et quatrième trimestres de 2022.
Les trois moteurs de la croissance
Dans le détail, la croissance chinoise semble très déséquilibrée. Trois facteurs ont joué en faveur de la reprise économique. Le premier, et le plus important, c’est bien sûr celui de la consommation des ménages. La levée des sanctions a déclenché une ruée vers l’hôtellerie-restauration : le secteur voit sa valeur ajoutée progresser de 13,6 % sur un an au cours du premier trimestre et traduit la reprise des voyages à l’intérieur du pays. Mais le niveau de ces dépenses, voilà un an, était anormalement bas.
Le reste de la consommation progresse de façon plutôt soutenue, mais nettement en deçà de l’hôtellerie-restauration : les ventes au détail de biens manufacturés sur le trimestre sont en hausse de 4,9 %, avec là encore sans doute un effet de rattrapage.
Le deuxième secteur qui porte la croissance, ce sont les exportations, qui progressent sur un an de 8,4 % en valeur. Là encore, il existe un effet de base : voilà un an, beaucoup de ports chinois étaient fermés pour cause de Covid, et les conséquences de ce blocage ont duré plusieurs mois, freinant les livraisons à l’étranger. Ces dernières reprennent à présent en incluant une partie des ventes retardées. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’essentiel de la hausse est centré sur le mois de mars.
Dans le détail, on constate deux faits importants. D’abord, la hausse des exportations se concentre vers les pays d’Asie du Sud-Est et la Russie. Cette dernière, privée de ses fournisseurs occidentaux par les sanctions, s’est logiquement tournée vers la Chine et en devient très dépendante, notamment dans le domaine technologique. Ce qui a même inquiété des officiels russes, selon l’agence Bloomberg.
Mais Moscou n’a guère le choix et Pékin en profite. Selon les calculs du Financial Times, la hausse des exportations vers la Russie en mars s’est située à 5,2 milliards de dollars sur un an, compensant en grande partie la baisse des livraisons aux États-Unis (− 3,6 milliards de dollars) et vers Taïwan (− 2,24 milliards de dollars).
L’autre destination préférée des biens chinois, c’est l’Asie, et en particulier le Vietnam, qui a vu ses livraisons en provenance de Chine progresser de 4,1 milliards de dollars sur un an. La hausse des exportations vers la Malaisie, Singapour, les Philippines et la Corée du Sud est aussi notable. La Chine semble désormais fonder sa croissance exportatrice sur sa zone d’influence. En parallèle, en mars, les exportations vers l’Union européenne (UE) ont progressé de seulement 3,3 % sur un an, et celles vers les États-Unis ont reculé de 7,7 %.
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Le dernier point important est la nature des livraisons. Ce sont les automobiles électriques qui, désormais, constituent le gros de la hausse des exportations chinoises. Les sanctions états-uniennes sur les semi-conducteurs ont fait chuter les ventes d’ordinateurs et de téléphones portables à l’étranger. Sur les deux premiers mois de l’année, les exportations automobiles ont progressé de 30,1 % sur un an, avec principalement des véhicules électriques vendus.
L’Association chinoise des constructeurs automobiles prévoit l’exportation d’au moins 4 millions de véhicules cette année. Dès 2023, la Chine pourrait donc dépasser le Japon comme principal exportateur d’automobiles.
La Chine, ici, touche les fruits de ses investissements précoces dans l’auto électrique, de sa compétitivité sur les prix et de son positionnement sur des véhicules milieu de gamme, quand les constructeurs occidentaux ont misé sur des véhicules électriques haut de gamme.
Le troisième pilier de la reprise chinoise, c’est l’intervention de l’État. Il était un peu comique de voir les articles économiques dans la presse anglophone s’interroger sur le besoin d’un plan de relance de l’économie chinoise. En réalité, les données du NBS montrent que l’État central chinois a déjà joué un rôle déterminant dans la croissance du premier trimestre.
Ainsi, la valeur ajoutée des entreprises industrielles chinoises a progressé sur un an de 3 % – ce qui est relativement faible au regard de la croissance globale. Mais dans le secteur privé, cette hausse n’est que de 2 %, alors qu’elle est de 3,3 % dans les entreprises publiques et de 4,3 % dans les entreprises à capitaux mixtes.
Cela se reflète encore plus clairement en termes d’investissements. Les dépenses d’investissement au premier trimestre progressent en Chine de 5,1 % sur un an, mais seulement de 0,6 % dans le secteur privé. C’est donc l’État chinois qui, conformément à son réflexe habituel, a massivement investi.
Un autre élément central de l’intervention de l’État, et qui a fortement joué sur la croissance, est la reprise de plusieurs projets de développeurs immobiliers en faillite. Cette méthode a permis de freiner les effets de la crise immobilière inaugurée avec les déboires du grand développeur Evergrande fin 2021.
En clair : une grande partie de l’activité est tirée par le secteur public, qui permet de maintenir le privé hors de la récession et d’assurer une croissance industrielle.
Trois piliers de croissance, trois problèmes
Là où la situation est assez préoccupante, c’est que ces trois piliers de la croissance chinoise sont aussi, en retour, le reflet de problèmes majeurs pour la deuxième économie mondiale. Malgré l’intervention massive de l’État, le secteur privé reste ainsi globalement en difficulté. L’action de l’État dans l’immobilier ne préserve pas non plus le pays des effets de la crise immobilière, alors que ce secteur, au sens large, a pu représenter un tiers de la croissance chinoise avant 2020.
Globalement, la puissance publique chinoise est prise entre plusieurs contradictions. Elle agit fortement pour rendre possible l’objectif de croissance affiché par Xi Jinping, mais son action est de plus en plus difficile. Ce sont les gouvernements locaux qui sont les vrais acteurs économiques, appliquant les objectifs du plan et stimulant l’économie. Pendant très longtemps, leur financement se faisait par la cession de terrains aux promoteurs immobiliers. Cette manne s’est désormais largement évanouie et, au contraire, les autorités doivent soutenir le marché.
S’est ensuivie une explosion de la dette de ces gouvernements. Selon le FMI, son montant atteint 9 500 milliards de dollars. Un chiffre vertigineux qui fait de ces pouvoirs locaux le maillon faible de l’économie chinoise. Certes, le secteur financier est très largement public, mais les banques chinoises hésitent désormais à prêter aux gouvernements locaux.
Nul ne sait comment la situation va évoluer, mais même une crise « douce » avec un sauvetage public des autorités locales conduirait à peser lourdement sur la croissance, alors même que la crise immobilière n’est pas terminée.
- La Chine construit une sphère d’influence au moment où elle entend monter en gamme dans la division internationale du travail. Ce mouvement vient se heurter de plein fouet à la logique occidentale.
C’est d’ailleurs pour cette raison que la Chine ne cesse de chercher à attirer les investissements étrangers. En décembre, lors d’une conférence du Parti communiste, Xi Jinping en avait fait l’une des « clés de la politique économique » du pays. Il s’agit précisément de compenser les difficultés du secteur public local pour continuer d’investir.
Mais réussir est difficile : l’essentiel de la finance mondiale dépend encore largement de la puissance états-unienne, et le contrôle politique sur l’économie, et singulièrement sur les capitaux, décourage les investisseurs. C’est là une contradiction du capitalisme chinois : sans État, pas de croissance, mais l’importance de ce contrôle étatique empêche l’ouverture que la logique du capital exige.
Le deuxième problème réside dans la question du commerce extérieur. Le rebond du mois de mars suscite beaucoup d’espoirs. En centrant ses exportations vers les pays émergents, la Chine pourrait en effet profiter de leur croissance, bien plus dynamique que celle des pays occidentaux. Mais ces espoirs sont soumis à de nombreuses conditions. Géopolitique, notamment : le conflit désormais évident avec les États-Unis fait renaître des logiques de blocs économiques. La Chine construit une sphère d’influence au moment où elle entend monter en gamme dans la division internationale du travail. Ce mouvement vient se heurter de plein fouet à la logique occidentale ; politiquement, on le voit avec la Russie, mais aussi économiquement.
Car désormais la Chine d’une part, les États-Unis et l’Europe d’autre part, sont en concurrence tant pour capter les ressources des pays émergents que pour leur livrer des produits haut de gamme. Cette concurrence se traduit par les sanctions sur les semi-conducteurs de dernière génération imposées par les États-Unis à la Chine, mais il est possible que l’on demande à certains « alliés politiques » de choisir leur camp économique. On pense ici à la Malaisie, à Singapour ou aux Philippines. Dans ce cas, le commerce extérieur chinois serait clairement mis à mal.
L’autre risque concerne la demande dans les pays occidentaux. La situation structurelle du capitalisme occidental n’est pas bonne, comme le traduisent les chiffres du FMI cités plus haut. Dès lors, le commerce extérieur chinois risque de subir le double contrecoup des sanctions états-uniennes et de la baisse de la demande. D’autant que la poursuite de la demande émergente, elle, n’est pas acquise, la zone étant frappée par des crises d’endettement, et l’Inde risquant de venir se placer en concurrente sérieuse.
La réponse, on l’a vu, pourrait être la spécialisation dans les véhicules électriques. Les constructeurs chinois ont su se placer parfaitement sur le plan stratégique. Mais ils font face à plusieurs défis : maintenir un niveau technologique avancé, malgré les retards chinois et les sanctions, faire face à la guerre des prix lancée récemment par Tesla, et pénétrer des marchés où leurs marques ont encore peu de reconnaissance. Rien n’est donc encore acquis.
Enfin, le dernier point de fragilité concerne les ménages. Certains, comme le chroniqueur de Bloomberg John Authers, soulignent que les chiffres de ce premier trimestre traduisent enfin le fameux « basculement » de la Chine vers une économie centrée sur la consommation, attendu depuis deux décennies. La réalité semble plus complexe.
Même si les chiffres des ventes au détail peuvent paraître impressionnants, il s’agit en partie des suites à la fin des restrictions sanitaires. C’est ce que certains économistes ont appelé les « dépenses de revanche » (« revenge spending ») : on se « venge » des restrictions sanitaires par une courte mais intense débauche de consommation.
Fragile consommation des ménages
Structurellement, il n’est pas certain que la consommation des ménages puisse prendre durablement le relais pour la croissance chinoise. Ses fondamentaux sont très fragiles : les difficultés de l’immobilier, qui représente le cœur de l’épargne des ménages chinois, demeurent, et le chômage devient progressivement une question. Si le taux de chômage global est de 5,3 % de la population active, ce chiffre monte à 19,6 % pour les 16-24 ans et touche particulièrement les jeunes diplômés, qui peinent à trouver des emplois. Cela peut freiner les dépenses de consommation sur le moyen terme.
Par ailleurs, derrière les chiffres des dépenses dans l’hôtellerie-restauration et le tourisme, on en trouve de beaucoup plus modérés pour les autres secteurs, notamment les biens durables. Dans l’automobile, par exemple, les ventes ont augmenté sur un an en mars de 0,3 %, le plus faible niveau depuis 2020, traduisant là encore une confiance réduite dans l’avenir.
Globalement, la faiblesse de la croissance des importations (+ 0,2 % sur un an au cours du trimestre) au regard des exportations montre que l’économie chinoise reste dans une situation d’excédent extérieur considérable, ce qui est la marque d’une demande intérieure insuffisante. Si, réellement, le pays se rééquilibrait vers la consommation, son excédent commercial devrait se réduire ou, tout au moins, les importations devraient progresser plus vite.
Rien n’assure donc que la consommation puisse être le moteur durable de la croissance chinoise. Mais, même dans ce cas, une nouvelle question se poserait à la Chine, comme elle s’est posée dans les années 1970-1980 aux pays occidentaux : le développement d’une économie centrée sur la consommation et sur les services s’accompagne d’une chute globale des gains de productivité, venant faire pression sur les profits.
La solution présentée par beaucoup comme une porte de sortie pour la Chine n’est donc que son alignement sur les maux actuels des économies occidentales. Une chose semble certaine : un tel modèle peine à assurer la croissance de haut régime dont la Chine prétend avoir besoin.
Certes, une des réponses que la Chine prépare est son développement vers les biens à haute technologie pour « compenser » ce phénomène. Mais, outre que ce développement n’est pas acquis, ce que l’on constate aux États-Unis, c’est que cette compensation n’a pas eu lieu : la productivité n’a cessé de ralentir et les revenus du travail ont stagné pendant des décennies. La seule option est alors la financiarisation pour compenser la pression sur les profits et les salaires. Le problème de la Chine, c’est qu’elle a déjà massivement eu recours à cette méthode et qu’elle est déjà épuisée : le pays est très endetté et au centre d’une crise immobilière.
Le chiffre de la croissance trimestrielle chinoise doit donc inciter à la prudence. La Chine, en tant que pays à revenu moyen, dispose certes d’une capacité de croissance supérieure à celle des pays occidentaux. Mais elle se retrouve face à une série de contradictions extrêmement délicates à dépasser. Le rebond de ce début d’année est, de ce point de vue, plus inquiétant que rassurant : davantage de croissance signifie aussi un approfondissement de ces contradictions.
Romaric Godin
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