Il est certes important que l’unanimité se soit faite sur ces objectifs. Cela confirme l’influence en baisse des climato-négationnistes, et l’impact en hausse du mouvement pour le climat. Mais l’accord ne stipule ni l’année où les émissions mondiales commenceront à diminuer, ni le rythme annuel de cette diminution, ni le moment où l’humanité bannira les combustibles fossiles. Sur ces points clés, on doit se contenter d’une indication extrêmement vague : « Les parties visent à atteindre un pic mondial dans les émissions aussi vite que possible et à entreprendre ensuite de rapides réductions des émissions afin d’atteindre dans la seconde moitié du siècle un équilibre entre les émissions et les absorptions de gaz à effet de serre » (article 4).
L’accord ne dit pas non plus comment les pays partageront l’effort en fonction des responsabilités historiques et des capacités respectives, comme prévu par la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC) adoptée en 1992 (2). Pour rappel, la COP de Copenhague avait échoué principalement sur ce point, le Sud estimant que le Nord n’assumait pas ses obligations. A Paris, on a contourné la difficulté en réaffirmant de manière générale les principes de la CCNUCC, sans se risquer à dire si les plans concrets de chaque Etat pour contribuer à stabiliser le climat sont conformes à ceux-ci.
Le verre est vide à 80%
Dans le jargon de la COP21, ces plans sont désignés par l’acronyme INDC (Intended Nationally Determined Contributions) (3). On aura beau clamer que l’accord est ambitieux et historique, ces « intentions de contributions » ne le sont pas du tout : à supposer qu’elles soient effectivement mises en œuvre, l’effet cumulé serait un réchauffement de 2,7 à 3,7°C d’ici la fin du siècle (4). C’est moins que les 4-6°C projetés au rythme actuel des émissions, mais environ deux fois plus que l’objectif inclus dans l’accord.
Est-ce à dire que le verre de Paris serait à moitié plein ? Non. L’organe ad hoc mis en place à Durban pour « rehausser les ambitions » climatiques a évalué l’impact des INDC à l’aune des scenarii pour rester bien au-dessous des 2°C. Remis au Secrétariat de la CCNUCC avant la COP21, son rapport de synthèse est sans appel : les plans nationaux ne représentent qu’un cinquième de l’effort donnant 66% de chance ou plus de rester sous la barre des 2°C (5). Le verre est donc vide à 80%.
Dans son préambule, l’accord de Paris “insiste avec une vive préoccupation » sur « le besoin urgent de combler (cet) écart significatif ». Pour ce faire, l’accord sera actualisé tous les cinq ans. Le résultat est cependant incertain, car dépendant de la bonne volonté des Etats. Certains juristes considèrent que le texte est contraignant et que les parties sont tenues de l’appliquer « de bonne foi » (6). Mais la bonne foi est élastique : aucune sanction n’est prévue et l’infraction à sanctionner n’est pas claire, puisque l’accord ne chiffre pas la contribution de chaque pays au respect des 1,5-2°C.
L’actualisation sera préparée dès 2017 pour débuter en 2023, trois ans après l’entrée en vigueur de l’accord. Le problème posé ici est celui des échéances, notamment de l’année à laquelle il faudrait, au plus tard, commencer à réduire les émissions mondiales pour rester bien au-dessous des 2°C. C’est une question cruciale. En la creusant, on aboutit à la conclusion qu’il y a anguille sous roche : soit l’objectif des 1,5-2°C n’est que du vent, soit l’accord est sous-tendu en coulisse par un projet de déploiement massif de technologies de géoingénierie, sans que ce choix ait fait l’objet d’un débat démocratique. L’auteur de ces lignes penche pour la seconde hypothèse.
Pas si grave, en fin de compte ?
Selon le quatrième rapport du GIEC, les émissions mondiales devaient commencer à diminuer au plus tard en 2015 pour que la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre ait une chance sur deux de rester entre 445 et 490 ppmv CO2eq, correspondant à un réchauffement probable de 2-2,4C° à l’équilibre (7).
Le cinquième rapport donne des indications un peu différentes, par régions : pour avoir au moins 66% de chances de rester entre 430 et 480 ppm CO2eq, il faudrait que les émissions culminent en 2010 dans les pays de l’OCDE, en 2014 dans les Etats de l’ex-bloc de l’Est, en 2015 en Amérique latine, et en 2020 en Afrique, en Asie ainsi qu’au Moyen-Orient (8).
Enfin, le rapport de synthèse sur les INDC, du groupe ad hoc de Durban, mentionne la possibilité de rester sous les 2°C même si les émissions mondiales ne culminent qu’en 2020, en 2025, voire même en 2030.
Le fait que l’échéance du pic semble ainsi reculer crée l’impression que la menace du réchauffement, tout compte fait, n’est pas si grave, que les solutions permettant d’éviter une sérieuse catastrophe restent entièrement ouvertes. Est-ce vrai ou faux ? Et, si c’est faux, comment une idée aussi dangereuse a-t-elle pu s’insinuer dans les esprits ?
On peut répondre très simplement en se fondant sur la notion de « budget carbone X°C », autrement dit la quantité de gaz à effet de serre, exprimée en équivalents CO2, qui peut encore être émise avec une probabilité Y de ne pas réchauffer l’atmosphère de plus de X°C d’ici la fin du siècle. Pour un réchauffement X de 2°C et une probabilité Y de 66% ou plus, le cinquième rapport du GIEC estime ce budget à 1000GT sur la période 2011-2100 (9). Au rythme d’émission actuel, il serait épuisé dans une quinzaine d’années. Il y a donc, plus que jamais, urgence face à une menace d’une extrême gravité.
Un défi gigantesque
Le charbon, le pétrole et le gaz naturel couvrent plus de 80% de nos besoins en énergie et leur combustion est la source majeure de gaz à effet de serre. D’autre part, en plus d’émettre du CO2, du méthane et de l’oxyde nitreux, l’agrobusiness et la foresterie capitaliste basés sur les combustibles fossiles réduisent considérablement la capacité des sols de stocker du carbone. Il est donc crucial qu’un plan global soit établi pour réduire la consommation énergétique, remplacer les fossiles par les renouvelables et rétablir une agriculture organique dans le cadre d’une utilisation rationnelle des sols. Ainsi la courbe des émissions pourra s’infléchir, passer par un maximum, puis décroître vers zéro, tandis que les absorptions de carbone par les écosystèmes agricoles et forestiers augmenteront.
Est-ce encore possible ? Est-il encore possible de respecter le budget de 1000Gt de carbone, sachant que les mesures à prendre sont repoussées sans cesse depuis 25 ans et que le rythme annuel des émissions n’a fait que croître ? Dans l’absolu, oui. Mais à condition de commencer immédiatement à réduire très vite les émissions et augmenter les absorptions. Pour ce qui concerne le premier volet, selon Kevin Anderson, directeur du prestigieux Tyndall Center on Climate Change Research, les émissions globales du secteur de l’énergie devraient diminuer tout de suite d’au moins 10% par an d’ici 2025 (10).
Le défi est gigantesque. Vu les masses de capitaux immobilisées dans les réserves fossiles ainsi que dans les installations de conversion, de raffinage et de distribution, mais aussi dans le système agri-forestier capitaliste, il est rigoureusement impossible de le relever en respectant les lois capitalistes du profit, de la croissance, de la concurrence et de la propriété privée (11). Il faudrait au contraire mettre en œuvre des mesures anticapitalistes radicales : suppression des productions inutiles ou nuisibles, chasse à l’obsolescence programmée, obligation de recyclage indépendamment des coûts, suppression de la consommation ostentatoire des riches, partage des ressources, expropriation des groupes de l’énergie et du crédit, localisation des activités, planification du développement, démantèlement de l’agrobusiness au profit de l’agriculture paysanne…
L’idéologie des chercheurs biaise les rapports du GIEC
En dépit de ses milliers de pages de rapports, le GIEC n’éclaire pas ce choix fondamental : la possibilité de sortir des lois du marché n’est même pas envisagée par les économistes qui élaborent des scénarii de stabilisation du climat. Un exemple limité mais frappant est celui de l’armement : le Département US de la Défense émet annuellement autant de CO2 que 160 millions de Nigérians et la guerre contre l’Irak entre 2003 et 2008 a émis plus de CO2 que 139 pays de la planète pris séparément (12), mais aucun scénario ne pose l’hypothèse de la suppression de la production d’armes, ou d’autres productions inutiles et nuisibles. Les chercheurs excluent eux-mêmes certaines pistes, limitant ainsi le champ des possibles.
Dans sa partie du cinquième rapport du GIEC, le Groupe de Travail III expose sans fard les causes idéologiques de cette autocensure : « Les modèles prennent l’économie comme base de la prise de décision. (…) En ce sens, ils tendent à des descriptions du futur qui sont normatives et focalisées sur l’économie. Les modèles supposent typiquement des marchés qui fonctionnent pleinement et un comportement de marché concurrentiel » (13).
Dans ce cadre de référence néolibéral, où « l’Economie » est considérée comme une loi naturelle, il n’est pas étonnant que les scientifiques soient contraints d’assister, impuissants, au rétrécissement rapide du budget carbone 2°C. Le GIEC aurait-il produit vingt rapports, cela n’aurait rien changé à l’affaire, car sortir de l’impasse n’est possible qu’en sortant du cadre. Or, les équipes de scientifiques qui donnent le ton dans l’élaboration des scénarii ne l’entendent pas de cette oreille. Plutôt que de crier « stop aux combustibles fossiles, laissons-les dans le sol », elles s’inclinent devant les impératifs du profit et cherchent des moyens de retirer de l’atmosphère le carbone que le capital fossile continue d’y déverser.
« Emissions négatives », solutions de Gribouille
Un nouveau domaine de recherches se développe ainsi : celui des « Technologies à émissions négatives » (NET, Negative Emissions technologies).Citons-en rapidement quelques-unes. Certains mettent au point des « arbres artificiels » pour capter le CO2 de l’air sur une résine spéciale dont il est ensuite séparé par lavage à l’eau pour être stocké dans les profondeurs du globe. D’autres songent à chauler les océans : en réagissant avec la chaux, le CO2 formerait du carbonate de calcium (le composé principal du calcaire) qui précipiterait ensuite au fond des océans, permettant à ceux-ci d’absorber plus de CO2 atmosphérique. D’autres encore proposent de brûler de grandes quantités de biomasse dans une atmosphère pauvre en oxygène (pyrolyse) afin de produire du charbon de bois (appelé biochar dans ce contexte) riche en carbone, à enfouir dans les sols. D’autres enfin suggèrent de brûler de la biomasse au lieu des combustibles fossiles (ou en mélange avec ceux-ci), de capturer le CO2 à la sortie des installations de combustion et de le séquestrer dans des couches géologiques étanches (BECCS : bio-énergie avec capture du carbone et séquestration) (14).
Le GTIII du GIEC rapporte que ces technologies à émissions négatives (On dit aussi « Carbon Dioxyde Removing –CDR- technologies ») permettraient de retirer annuellement 10 Gt de carbone de l’atmosphère d’ici 2050, voire 40Gt/an à la fin du siècle. Des transnationales de l’énergie s’y intéressent de près, et financent les recherches. Et pour cause : les « émissions négatives » pourraient équilibrer le budget carbone en compensant après coup une partie des émissions dues à la poursuite de la combustion des fossiles pendant plusieurs décennies (15).
Il ne fait aucun doute qu’il s’agit en général de pseudo-solutions, et même de solutions de Gribouille. On se contentera de deux exemples :
• atteindre un niveau suffisant de stockage marin du CO2 sous forme de carbonate de calcium nécessiterait de construire, pour l’épandage de la chaux en mer, un nombre de navires égal à l’effectif actuel de la flotte mondiale (16) !
• on pourrait aussi produire le carbonate de calcium sur la terre ferme, en faisant réagir le CO2 de l’air avec de la soude dans des tours de lavage, mais il faudrait alors de grandes quantités d’énergie pour calciner le carbonate à 900°C (afin d’en séparer le CO2, à stocker sous terre) ; de plus, les investissements seraient pharaoniques : 1.300 tours de lavage de 110 mètres de diamètre et 120 mètres de haut permettraient à peine de retirer annuellement 0,36Gt de CO2 de l’atmosphère (moins d’un centième des émissions mondiales) (14).
Tout ça pour ne pas devoir forcer les lobbies fossiles à renoncer à exploiter leurs réserves ! L’absurdité de ces entreprises saute aux yeux. Quantité de remarques du même genre peuvent être formulées à propos d’autres dispositifs évoquées ci-dessus.
Nous sommes « hors des clous »
Le dépassement du budget carbone répond évidemment aux intérêts du complexe énergético-financier qui constitue le cœur du capitalisme mondial. En même temps, il est établi que ce dépassement, à long terme, coûtera plus cher à l’humanité dans son ensemble, car il rendra plus difficile, voire impossible, la stabilisation du climat de la planète.
C’est un scandale absolu, monstrueux, mais le GT III du GIEC acte benoîtement que la plupart des chercheurs ont décidé de s’y résigner. Il s’agit pour eux d’abandonner leur ancienne « supposition idéalisée » que la transition doit s’opérer « quand elle est la moins coûteuse ». La majorité des nouveaux scénarios de stabilisation intègrent donc l’hypothèse d’un dépassement à compenser ultérieurement par le déploiement des NET (17).
On peut pointer le GIEC du doigt, mais il ne fait que respecter son mandat, qui est de produire des rapports en compilant les publications scientifiques existantes. Dès lors que celles-ci sont envahies de scénarios avec NET, le diagnostic sur la « mitigation » du changement climatique est profondément affecté – ou plutôt infecté. En particulier, l’année du pic des émissions peut être retardée aussi longtemps qu’on trouve – sur le papier ! – des moyens hypothétiques permettant d’espérer que le déficit du budget carbone creusé aujourd’hui et dans les 20-30 ans qui viennent sera comblé dans la seconde moitié du siècle.
Résorber la bulle de carbone ?
Nous en sommes là aujourd’hui. Kevin Anderson attire l’attention sur le fait que la base de données du 5e rapport du GIEC contient 113 scénarios de mitigation donnant au moins 66% de chances de rester sous les 2°C ; 107 d’entre eux (95%) font l’hypothèse d’un déploiement massif des NET. Selon les 6 autres, le pic des émissions devait avoir lieu au plus tard en… 2010 (10). La communication lors de la COP21 a bien caché cette réalité inquiétante : nous sommes « hors des clous », a fortiori s’il s’agit de ne pas dépasser 1,5°C !
Hors des clous, nous risquons de l’être encore davantage à l’avenir, car l’appétit vient en mangeant. Pourquoi les NET ne permettraient-elles pas d’aller plus loin encore ? Début 2015, une étude concluait à la possibilité technique de retirer d’ici 2100 entre 700 à 1350 GtCO2 de l’atmosphère, soit 90-170 ppm, ce qui étendrait le budget carbone de 70 à 140% ou plus (18).
Les auteurs de cette étude concluaient que « si ce déploiement maximum des NET était possible, il ne serait en aucun sens préférable à la décarbonisation à temps des systèmes agricoles et énergétiques ». Le coût serait en effet prohibitif. Mais on devine que certains PDG du capital fossile entrevoient dans ces évaluations le moyen de se débarrasser de la « bulle de carbone ». Il leur suffirait de prendre la planète en otage pour forcer la collectivité à payer les gigantesques investissements de géoingénierie qui, à force de ne rien faire, finiront pas devenir indispensables pour éviter une catastrophe majeure. De la sorte, les réserves fossiles pourraient être exploitées, au moins partiellement (19).
Tout cela, pour le moment, s’inscrit encore en pointillés. Mais notons au passage ceci : quand l’intérêt des créanciers dicte de saigner les peuples pour payer les dettes, la pseudo-science économique néolibérale ne jure que par l’équilibre des finances publiques ; mais quand l’intérêt de ces mêmes créanciers dicte de creuser le déficit du budget carbone de la planète, alors, curieusement, il n’est plus question d’équilibre. Alors, au contraire, on use de tous les moyens pour creuser le déficit et le reporter sur la collectivité, sur les générations futures et sur les écosystèmes !
On verra plus tard
Revenons à la COP21. Notre analyse en éclaire le contenu. Il est possible que les négociateurs ne se soucient pas de savoir si l’écart entre les INDC et les 1,5-2°C sera comblé, en tout ou en partie. Mais il est plus probable qu’ils s’en soucient – en tout cas les plus intelligents s’en soucient – car un réchauffement « trop important » rendrait leur système ingérable (20). Or, dans le cadre capitaliste, les technologies à émissions négatives constituent tout simplement la seule issue possible (21).
Cette géoingénierie est le spectre qui hante le texte adopté à Paris et lui donne sa cohérence » (22). En effet, pourquoi mentionner un pic des émissions, un rythme de réduction, une échéance de décarbonisation ? Tous ces paramètres, dorénavant, dépendent de l’importance possible des NET. On verra plus tard. Le fait que le texte ne parle pas de la « transition énergétique » n’est pas la lacune regrettable d’un accord qui « va dans le bon sens » : c’est la manifestation en creux d’un projet qui choisit de miser sur la géoingénierie pour ne pas affronter le capital extractiviste (voir par ailleurs).
La BECCS, nouvelle alternative infernale
Parmi les NET, une technologie émerge en particulier : l’utilisation massive de la biomasse comme source d’énergie, la BECCS. C’est la moins coûteuse pour le secteur énergétique, elle ne demande pas de bouleversement du système et elle convient à la fois à la production d’électricité, de biogaz et de carburants liquides. De plus, la BECCS ne fait pas que retirer du CO2 de l’air : contrairement aux arbres artificiels, elle offre aux entreprises du secteur énergétique des marchandises à vendre…
Le GIEC cite plusieurs études évaluant à 3Gt par an la quantité « réaliste » de carbone que la BECCS permettrait de retirer de l’atmosphère d’ici 2050, à un coût acceptable par le capital (potentiel économique). Il consacre aussi une quinzaine de pages aux incertitudes et aux risques de la capture-séquestration géologique en général, de la BECCS en particulier (23). Cependant, au moment de la décision, les exigences des « marchés qui fonctionnent pleinement » poussent chacun à adopter « un comportement de marché concurrentiel ». C’est ainsi que, dans leur rapport de synthèse sur les INDC (5), les experts du groupe de Durban ne font pas référence aux risques des NET mentionnés par le GIEC.
Ces risques sont pourtant considérables. Risques pour la biodiversité, qui ne peut que souffrir des projets bio-énergétiques. Risques pour les communautés rurales et les peuples indigènes, confrontés à une nouvelle pression pour l’accaparement des terres. Risques pour les salarié-e-s et les pauvres, car la concurrence entre cultures énergétiques et vivrières tirera vers le haut les prix des produits alimentaires. Risques en particulier pour les salarié-e-s des secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre, soumis à une pression croissante du fait des contraintes supplémentaires pesant sur la rentabilité de ces industries. Risques pour les femmes, en première ligne des divers enjeux socio-écologiques et productrices de 80% des cultures vivrières.
Une publication récente concrétise certaines conséquences de la concurrence entre cultures énergétiques et vivrières(24). Selon les auteurs, retirer 3GT/an de l’atmosphère en recourant à la bio-énergie avec capture et séquestration nécessiterait d’installer des plantations industrielles sur des superficies comprises en 7 et 25% de la surface agricole totale (25 à 46% de la surface agricole cultivée en permanence). Les besoins en eau sont un autre souci : ce projet impliquerait en effet une augmentation de 3% des prélèvements humains sur les ressources en eau potable. Si les plantations étaient établies sur des terres non irriguées, les 3Gt ne pourraient être atteints qu’en accroissant les superficies de 40%…
Manger ou « sauver le climat » ?
On ne répétera pas ici ce que la plupart des lecteurs connaissent, concernant les risques terribles du nucléaire. On ne répétera pas non plus les dangers et les incertitudes de la capture séquestration du CO2 en général (impossibilité de garantir l’étanchéité à long terme des réservoirs, voire risque non négligeable que le stockage géologique lui-même provoque des tremblements de terre) (25).
Comme si ces menaces ne suffisaient pas, les apprentis-sorciers de la croissance capitaliste en ajoutent une nouvelle : la mise en concurrence entre la satisfaction des besoins alimentaires de la population mondiale, d’une part, et la nécessité, parce qu’il n’y aurait plus d’autre moyen de « sauver le climat », d’offrir au secteur énergétique les moyens de retirer de l’atmosphère une partie du CO2 qu’il y accumule par soif de profit, d’autre part.
L’ampleur de la « bulle de carbone » est telle que, pour l’escamoter totalement, les moyens en question devraient mobiliser l’ensemble des écosystèmes. En d’autres termes : les terres (agricoles ou non), les forêts et les eaux de la planète devraient être entièrement soumises à l’objectif, par le biais d’un système de « paiement pour services environnementaux » comme celui qui existe déjà pour les forêts (REDD+). Faut-il préciser que cette soumission des écosystèmes implique aussi la soumission des êtres humains qui les habitent ?
Qu’une alternative aussi infernale puisse se draper dans le manteau de la « Science » en dit long sur la profondeur de ces « eaux glacées du calcul égoïste » (Marx) où la société marchande nous a plongés… et sur la décadence qui en découle d’une pensée scientifique de plus en plus morcelée en hyperspécialisations dictées par les intérêts capitalistes à court terme. C’est une toute autre voie qu’il s’agit de suivre : une voie qui part de la vision du système énergétique comme un tout, englobant non seulement la production technologique de chaleur, de lumière et de mouvement mais aussi la conversion de l’énergie lumineuse en énergie chimique par les plantes vertes – c’est-à-dire l’agriculture au sens le plus large – et la consommation de cette énergie par les humains.
Plus une minute à perdre
A moins de se résigner à des solutions barbares, le retour à l’équilibre de ce système dont dépendront bientôt neuf milliards d’êtres humains n’est possible que par un changement fondamental du mode de production, de consommation et de transport. Un changement d’ensemble, qui implique tous les domaines de l’activité humaine. Un changement dans lequel l’agriculture organique et la foresterie (vraiment) soutenable occupent une place stratégique car ce sont les seuls projets de géoingénierie acceptables, naturels, sans dangers et contrôlables démocratiquement. Un changement social dans lequel la cosmogonie des peuples indigènes est un atout précieux pour sortir de l’idéologie productiviste. Un changement révolutionnaire dans lequel la classe ouvrière, en dépit de toutes les difficultés, est appelée à jouer un rôle majeur, du fait de sa place dans l’économie.
Aux mouvements sociaux d’en tirer les conclusions. Le sauvetage du climat dans la justice sociale ne peut venir que de la convergence des luttes de tous les exploité-e-s et opprimé-e-s. Il s’agit de décréter un autre état d’urgence que celui qui a transformé le Bourget en citadelle et d’en déduire des pratiques collectives, pour changer les rapports de forces. Il est encore possible de sortir du piège, d’éviter ce moment terrible où l’humanité n’aura d’autre issue que de mettre le thermostat du climat entre les mains des multinationales qui contrôleront les technologies à émissions négatives. Mais il n’y a plus une minute à perdre…
Notes
1. http://unfccc.int/resource/docs/2015/cop21/fre/l09r01f.pdf
2. http://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf
3. Les INDC sont consultables sur le site de la CCNUCC http://www4.unfccc.int/submissions/indc/Submission%20Pages/submissions.aspx
4. Toutes les INDC ne fournissent pas le même type de données, et des pays du Sud conditionnent certaines actions à l’aide que les pays développés doivent leur fournir pour lutter contre les changements climatiques ou leurs effets. Une analyse des différentes évaluations des INDC est proposée par le World Resources Institute http://www.wri.org/blog/2015/11/insider-why-are-indc-studies-reaching-different-temperature-estimates
5. UNFCCC, Durban Platform for Enhanced Action, “Synthesis report on the aggregate effect of the intended nationally determined contributions” http://www4.unfccc.int/submissions/indc/Submission%20Pages/submissions.aspx
6. Le Monde, 14/12/2015, “L’accord obtenu à la COP21 est-il vraiment juridiquement contraignant ?”
7. IPCC AR4, 2007. Contribution du Groupe de travail III au rapport 2007, Technical Summary, Stabilization scenarios, Tableau TS.2. Dans le 5e rapport, le GIEC a jugé plus pertinent de donner les projections de températures à la fin du siècle plutôt qu’à l’équilibre (dans un millénaire environ).
8. IPCC, AR5, WGIII, chapitre 6, table 6.4.
9. IPCC, AR5, WGI, section 12.5.4.2. L’expression « budget carbone » est en soi significative de la contamination néolibérale du dossier climatique, notamment de l’estompement de la différence fondamentale entre les lois physiques du système climatique et les « lois » sociales du système capitaliste.
10. Kevin Anderson, « On the duality of climate scientists”, Nature Geoscience, DOI:10.1038/ngeo2559, http://www.nature.com/ngeo/journal/vaop/ncurrent/full/ngeo2559.html
11. Pour sauver le climat, 1°) les compagnies pétrolières, gazières et charbonnières devraient renoncer à exploiter les quatre cinquièmes des réserves fossiles dont elles sont propriétaires, qui font partie de leurs actifs et qui déterminent leur cotation en Bourse (http://www.carbontracker.org/report/carbon-bubble/) ; 2°) la majeure partie du système énergétique mondial – à peu près un cinquième du PIB global – devrait être mise à la casse avant amortissement (World Economic and Social Survey 2011, « The Great Green Technological Transformation », chap II, p. 53).
12. http://www.dailyenergyreport.com/how-much-energy-does-the-u-s-military-consume-an-update/. Price of Oil, “A Climate of War. The War in Irak and Global Warming”, Nikki Reisch and Steve Kretzmann, 2008.
http://priceofoil.org/content/uploads/2008/03/A%20Climate%20of%20War%20FINAL%20(March%2017%202008).pdf
13. IPCC, AR5, WGIII, Chapter 6, 6.2.1.
14. Pour un relevé partiel des NET, Grantham Institute for Climate Change, Briefing paper N°8, “Negative Emissions Technologies”, oct. 2012. Pour une synthèse, lire D. Tanuro, « Les technologies à émissions négatives : nouveau mirage, nouvelles menaces », http://www.contretemps.eu/interventions/apr%C3%A8s-cop21-%C2%AB-technologies-%C3%A9missions-n%C3%A9gatives-%C2%BB-nouveau-mirage-nouvelles-menaces
15. Un exemple parmi d’autres : le Global Climate and Energy Project de l’Université de Stanford. Ce partenariat de long terme avec DuPont, Exxon Mobil, General Electric, Schlumberger, Toyota et la Bank of America organisait en 2012 un séminaire international sur la BECCS. https://gcep.stanford.edu/
16. Paul Fennel, Imperial College, Communication au séminaire du GCEP, Stanford, Juin 2012. https://gcep.stanford.edu/events/workshops_negemissions2012/presentationsandvideo.html.
17. IPCC, AR5, WGIII, Chap. 6, 6.1.2.1. Dans la plupart de ces scénarios, le nucléaire, la capture-séquestration et les renouvelables complètent le « mix énergétique ». Les émissions résultant de la combustion des fossiles sont ainsi quelque peu freinées sans être supprimées (elles continuent même d’augmenter dans certains secteurs, comme le transport).
18. Ben Caldecott, Guy Lomax & Mark Workman, « Stranded Carbon Assets and Negative Emissions Technologies », Stranded Assets Programme, SSEE University of Oxford, Working Paper 15.
19. Le fait que les multinationales fossiles attendent que les pouvoirs publics investissent dans les projets pilotes de capture-séquestration du carbone (CCS) semble montrer que cette stratégie de prise d’otages est déjà mise en œuvre. La crise de 2008 a donné un coup d’arrêt à ces investissements, ce dont le Global CCS Institute (un lobby composé de compagnies fossiles, d’institutions publiques et de centres de recherche) se plaint amèrement. Lire « Closing the Gap on Climate. Why CCS is a vital part of the solution », ENGO network, december 2015.
20. La Banque Mondiale lançait en 2012 un appel à « tout faire pour ne pas dépasser 4°C de réchauffement ». Pour certains responsables capitalistes, il semble qu’une hausse de la température de 2-3°C soit « gérable », une hausse de 3-4° pas. Pour ces gens, l’enjeu n’est pas de sauver le climat mais de sauver le capitalisme. http://www.banquemondiale.org/fr/news/opinion/2012/11/20/oped-a-world-4-degrees-hotter-we-must-avoid-it
21. C’est d’ailleurs le message exprimé par une série de spécialistes du climat dans une lettre publiée par la presse britannique après la COP21 : « Our backs are against the wall and we must now start the process of preparing for geo-engineering. We must do this in the knowledge that its chances of success are small and the risks of implementation are great” (The Independent, 8/1/2015).
22. Nous nous référons à la définition de la géoingénierie donnée par La Royal Society : “Une intervention délibérée et à large échelle dans le système climatique de la Terre, dans le but de limiter le changement climatique ». Cité par Claire Gough et Paul Upham in « Biomass energy with carbon capture and storage (BECCS) : a review », Tyndall Working Paper 147, December 2010.
23. IPCC, AR5, WGIII, Chapter 11, 11.13.
24. Pete Smith et al., “Biophysical and Economic Limits to Negative CO2 Emissions”, Nature Climate Change, Review on line, 7 dec. 2015.
25. Il semble établi qu’en Colombie britannique un tremblement de terre d’une amplitude de 4,4 sur l’échelle de Richter a été provoqué par la fracturation hydraulique (fracking) utilisée pour l’exploitation du gaz de schiste. http://www.theglobeandmail.com/news/british-columbia/summer-earthquake-confirmed-as-largest-caused-by-fracking-in-bc/article27798765/.
Sur le risque d’accidents sismiques induits par la CCS, et entraînant des fuites de CO2, voir
http://news.stanford.edu/news/2012/june/carbon-capture-earthquakes-061912.html