N’ayant pas de principes philosophiques ou de vrai projet de société à défendre – sauf l’idée que « les êtres humains sont inégaux », et que ses membres sont placés du côté de ceux qui doivent avoir la meilleure place –, elle est capable de s’adapter, en fonction de la période historique, au public auquel elle s’adresse, et aux contradictions sociales. Néanmoins, des classifications sont possibles à l’intérieur du spectre de l’extrême droite européenne.
À la veille de la grande manifestation unitaire antifasciste qui se déroule samedi 19 janvier à Athènes, ce dossier a pour objectif de donner quelques éléments de compréhension de ces courants, qui ont tous en commun de défendre les rapports de domination et d’exploitation poussés à leur maximum.
Pour mieux combattre la menace
Une famille éclatée
En Europe, il existe principalement deux sous-familles des formations d’extrême droite.
Privilèges et inégalités
À un pôle, on peut ranger des forces dont la philosophie se laisserait sommairement résumer par la phrase : « On ne veut pas payer pour eux ! »
Ces formations politiques défendront les catégories sociales auxquelles elles s’adressent, avant tout contre l’injonction à la solidarité, à payer plus d’impôts, à « supporter le coût » de groupes humains définis comme nécessairement inférieurs. La différence principale avec les forces conservatrices ou libérales – défenseurs de l’ordre social établi et des hiérarchies existantes – est que les forces dont il est question ici demanderont que les « autochtones » ou les détenteurs du « bon » passeport fassent – quel que soit leur statut social précis – toujours partie des couches relativement privilégiées, par rapport à d’autres. Elles intégreront une partie des travailleurs dans leur discours, s’adressant à eux pour défendre que d’autres groupes doivent toujours être plus mal traités qu’eux : les immigrés, les « parasites sociaux ».
Ces forces d’extrême droite construisent leur discours, soit sur l’expérience du colonialisme et de l’impérialisme, sur l’expérience d’un « prolétariat blanc » ayant vécu que d’autres occupent un statut nettement inférieur au sien ; soit sur le rejet d’un « État-providence » trop développé à leurs yeux. Ainsi ont émergé, dans les pays scandinaves et à partir de la première moitié des années 1970, les soi-disant « Partis du progrès » (Fremskrittsparti, en Norvège ou au Danemark) qui se battaient avant tout contre une charge fiscale présentée comme trop lourde, avant d’enfourcher le cheval de bataille du refus de l’immigration. Ce parti fait aujourd’hui toujours partie en Norvège des trois premières forces politiques, même s’il a dû céder du terrain – dans les sondages électoraux et dans les scrutins municipaux de fin 2011 – suite à l’attentat commis par un ancien de ses membres, un certain Anders Behring Breivik, le 22 juillet 2011. Au Danemark, le « Parti du progrès » de Morens Glistrup a été supplanté, autour de l’année 2000, par une autre formation au profil similaire, le « Parti du peuple danois » (DFP). Depuis les élections d’octobre 2001 jusqu’à celles de septembre 2011, ce parti a participé à la majorité parlementaire, avec la coalition gouvernementale du Premier ministre conservateur-libéral Anders Rasmussen, aujourd’hui secrétaire général de l’Otan.
Complot et alternative
À côté de ces forces que nous pourrions qualifier de nationales-libérales ou nationales-conservatrices (hostiles à l’immigration, avant tout extra-européenne ou musulmane), nous trouvons un autre type de parti, dont la philosophie fondamentale pourrait être exprimée par la phrase : « Ceux qui nous gouvernent nous détruisent, et font partie d’un complot contre la (les) nation(s) ». Ces forces ne se battent pas uniquement contre un ennemi vu comme placé « en bas » de la hiérarchie sociale, mais à toutes les marches de l’échelle sociale. Elles ont souvent recours à des théories du complot, telles que celles sur les juifs et / ou les francs-maçons, développées à partir de la fin du XVIIIe siècle (d’abord pour expliquer la « catastrophe » de la Révolution française aux yeux des contre-révolutionnaires, puis pour expliquer les crises du capitalisme et l’accumulation des richesses). De telles formations peuvent se définir plutôt comme « nationalistes-révolutionnaires », ou « national-socialistes », ou comme des « rebelles anti-système ».
Dans cette catégorie, on pourrait ranger le NPD allemand, mais aussi le « Jobbik » hongrois, un parti quasiment néo-national-socialiste. Des ambiguïtés peuvent cependant exister, et des formations importantes peuvent osciller d’un pôle à l’autre. C’est le cas du Front national français pendant une partie de son histoire, passant d’un parti cherchant des alliances à droite (et ayant des électeurs surtout issus de celle-ci) dans les années 1980, puis se présentant davantage comme un « parti anti-système » et attirant aussi des électeurs frustrés et désorientés de la gauche à partir du début des années 1990. C’est la période où certains stratèges du FN font le pari qu’avec la chute du bloc soviétique, « le marxisme est définitivement mort », et que leur propre parti constitue « la seule alternative » pour les victimes sociales du système. La stratégie ne marchera pas comme prévu, mais il est vrai qu’on constate une certaine « prolétarisation » de l’électorat du FN entre les scrutins de 1986-88 et ceux de 1995. Une partie de cette stratégie, dite du « tournant social » du FN, sera néanmoins abandonnée plus tard.
L’extrême droite s’adapte
Des éléments de l’histoire sociale des pays entrent aussi en ligne de compte. Ainsi, en Europe de l’Est (en dehors de la Bulgarie qui compte une minorité musulmane), un discours postcolonialiste et surtout dirigé contre les immigrés musulmans n’a aucun sens : il ne collerait aucunement aux réalités sur le terrain. On y trouve surtout un racisme dirigé contre les Roms, mais aussi un antisémitisme complotiste souvent plus fort qu’en Europe occidentale, censé aider à expliquer les transformations économiques et sociales radicales ayant eu lieu depuis 1989.
Dans des pays connaissant des conflits de redistribution interne, comme en Belgique entre la Flandre (historiquement dominée mais, depuis 40 ans, plus riche et refusant la péréquation) et la Wallonie, ou encore en Italie entre le Nord et le Sud, des discours nationalistes à tendance ethnicisante et xénophobe peuvent prendre appui sur un régionalisme exacerbé. À ses débuts, par exemple, la « Ligue du Nord » italienne vociférait contre ses compatriotes du Sud en prétendant que « la barbarie africaine commence au sud de Rome ». Aujourd’hui, elle a un peu arrondi les angles, cultivant des projets politiques au niveau de l’État fédéral italien – en janvier 2013, la Ligue du Nord s’est (pour la troisième fois) allié à la droite de Silvio Berlusconi pour les élections législatives de fin février.
L’internationale brune vue du Front national
La coopération internationale des partis d’extrême droite n’a jamais été une chose aisée. Leurs leaders aspirent trop souvent au statut du chef plus important que les autres. Aussi faut-il tenir compte des inimitiés sur fond de nationalismes concurrents, voire de haines historiques tenaces enfouies dans le passé.
Au moment de la fondation du FN français, en octobre 1972, il se fait épauler par un parti déjà bien implanté dans un pays voisin : le MSI (Movimento sociale italiano), le parti néofasciste italien. C’est d’ailleurs de lui que le FN naissant reprend son futur symbole, l’emblème de la flamme tricolore. Dans l’original, cette flamme se présente avec les trois couleurs vert, blanc et rouge – celles du drapeau italien – et a une signification historique précise : après la Seconde Guerre mondiale, elle symbolise l’âme de Benito Mussolini, fondateur du fascisme historique, qui s’échappe de son cercueil pour « monter au ciel ».
Néanmoins, malgré le fait qu’un parti « étranger » avait aidé à le porter sur les fonds baptismaux, le FN français ne s’est pas inséré dans une forme d’« internationale » brune. Ses coopérations internationales seront toujours plus informelles, moins structurées.
Tensions au cœur du parlement européen
Les choses changeront en 1989, alors que des députés du FN entrent pour la deuxième fois au Parlement européen. À partir de juin 1989, plusieurs partis d’extrême droite y seront représentés conjointement, rendant possible la formation d’un groupe – l’Europe est alors encore formée de quinze membres. Un groupe « des droites nationales » va naître à partir de la coopération du FN, du parti « Die Republikaner » allemand (entré pour la première fois au Parlement avec 7, 1 % des voix) et des vieux routiers du MSI italien. Le groupe explosera, de fait, au cours des mois suivants. Plusieurs litiges le traversent.
Premièrement, des revendications territoriales et ambitions expansionnistes inhérentes à certaines visions du nationalisme, notamment entre Allemands et Italiens. Deuxièmement, les Français du FN et les « Republikaner » allemands sont nettement plus obsédés par la question de l’immigration que le MSI de l’époque, resté jusque-là pour l’essentiel une terre d’émigration. Les Italiens se battent donc plutôt sur d’autres questions idéologiques – ordre moral, place de la religion, autorité de l’État –, et moins sur celle de l’immigration.
L’internationale des nationalistes ?
Pendant plusieurs années, il n’y aura plus de groupe commun au Parlement européen. Cependant, il existera d’autres formes de coopération. Jean-Marie Le Pen poursuivra, pendant la seconde moitié des années 1990, son projet de construction d’une « Internationale des nationalistes », baptisée « EuroNat ». Au congrès du FN à Strasbourg, fin mars et début avril 1997, les invités des partis-frères participant à « EuroNat » sont ainsi mis à l’honneur. Aux côtés de partis d’Europe de l’Ouest de taille plutôt réduite, on y trouve « Fiamma Tricolore », un groupe de nostalgiques de l’ancien MSI (devenu « Alleanza Nazionale » en 1995), qui refuse la mue « postfasciste » impulsée dans ce parti par Gianfranco Fini. On rencontre notamment des partis d’Europe centrale et de l’Est, tel le « Parti de la vie et de la vérité » (MIEP) de l’écrivain antisémite Istvan Csurka, l’un des prédécesseurs du futur « Jobbik ». Jean-Marie Le Pen ne sera pas peu fier, d’ailleurs, de préciser aux congressistes rassemblés à Strasbourg qu’il a réuni des représentants du parti ultranationaliste croate, HOS, et des représentants du « Parti radical serbe » (SDS). Ceci alors que Serbie et Croatie se faisaient encore la guerre il y a peu. Jean-Marie Le Pen justifiera cependant que cela n’était pas un obstacle à ses yeux : « Dans la famille des nationalistes, on ne parle pas des affaires de famille à table. On parle de ce qui nous rapproche, et on règle les problèmes de famille en dehors de la salle. » À la kalachnikov ?
Le FN est alors plutôt isolé parmi les grands partis d’extrême droite (ayant des succès électoraux) en Europe de l’Ouest. Désigner un autre chef d’extrême droite comme « méchant raciste » – pour apparaître soi-même comme plus « modéré » – était un moyen prisé par les leaders des principaux partis. L’Autrichien Jörg Haider dira ainsi, en 1997, qu’il n’a « rien à voir » avec Jean-Marie Le Pen, qui lui serait un raciste… De plus, en matière de politique extérieure, la direction du FN est devenu anti-atlantiste et anti-américaine au sortir des années 1980 (alors que Jean-Marie Le Pen s’était plusieurs fois présenté comme « le Ronald Reagan français »). Le FN s’inscrit tellement dans une rupture avec le « Nouvel Ordre mondial », prôné par George W. Bush en 1991 au moment où il clôt la guerre contre l’Irak de l’époque, qu’il salue l’émergence de tous les mouvements nationalistes ou identitaires dans le monde… y compris des mouvements islamistes. Il le fait dans le sens de l’« ethno-pluralisme » développé par la « Nouvelle Droite intellectuelle » dans les années 1970 : il est sain que les autres « cultures » découvrent aussi leurs racines, dont les musulmans, à condition qu’ils se limitent à leur sphère géographique « naturelle » et arrêtent de se mélanger avec les Européens.
Cependant, l’affaire est plutôt mal comprise par la plupart des autres grands partis d’extrême droite. Ceux-ci ne trouveront pas du tout sérieux, par exemple, que Jean-Marie Le Pen rencontre Necmettin Erbakan, le chef de file des islamistes turcs alors nettement plus radicaux qu’aujourd’hui (et qui vient de se faire débarquer du poste de Premier ministre par l’armée), fin août 1997 au bord de la mer Egée. Le FN français portera d’ailleurs, aux yeux de certains autres partis européens d’extrême droite, ce stigmate de « sympathie pour les ennemis de l’Occident (chrétien ou moderniste) » jusqu’à la fin de l’ère Jean-Marie Le Pen. Ses déclarations de sympathie répétées à l’égard du régime iranien valent à Jean-Marie Le Pen de sérieuses méfiances de la part de ses pairs européens. Ce sera sa fille Marine Le Pen, une fois arrivée à la tête du FN en janvier 2011 qui tentera de rectifier le tir en matière de politique internationale, adoptant une ligne qui définit « l’islam radical » comme ennemi principal, plus consensuelle parmi les grands partis d’extrême droite d’Europe de l’Ouest.
Élargissement à l’Est
À partir de la grande crise du FN – la scission Le Pen-Mégret de 1998-99, et la forte perte de militants consécutive –, la structure « EuroNat » se met en sommeil. Le FN va alors soigner ses relations bilatérales avec d’autres partis, parfois parmi les moins « présentables », tel que le parti ukrainien « Svoboda » (Liberté), à l’idéologie quasiment national-socialiste, qui vient de fêter des succès électoraux en décembre 2012. Une délégation de ce parti a visité le siège du FN à Nanterre en 2009.
Au Parlement européen, une nouvelle tentative de rassemblement à l’extrême droite sera faite en 2007, année de l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie à l’Union européenne. De nouveaux députés européens sont élus, dont des élus du « Parti de la grande Roumanie » (PRM) et du parti ultranationaliste bulgare « Ataka ». Le seuil de 15 députés, nécessaire pour former un groupe, est tout à coup franchi. Ainsi, des élus du FN, du FPÖ autrichien, des élus italiens (dont Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce) et de Flandre se regroupent avec les Roumains et les Bulgares.
Mais, le groupe ne passera pas l’année 2007. En novembre, des pogroms contre des Roms – accusés de violer des femmes italiennes – éclatent dans plusieurs villes d’Italie. La députée européenne Alessandra Mussolini profère des discours de haine, qu’elle adresse à tous les ressortissants roumains, demandant même l’expulsion de l’ambassadeur de Roumanie du sol de son pays. Ce qui ne plaît guère aux députés du « Parti de la Grande Roumanie », qui se plaignent qu’on puisse confondre Roms et « vrais Roumains ». Et le groupe explose !
Les néonazis grecs
En Grèce, le parti néonazi « Aube Dorée » (Chryssi Avghi), se trouve en pleine croissance. Ce parti est pour le moment évité par la plupart des grandes formations d’extrême droite en Europe occidentale, à cause de ses relents trop ouvertement pro-nazis, négationnistes et antisémites. Il partage en effet le profil des formations pro-national-socialistes, mais avec une particularité qui réside dans ses forts liens avec les forces armées de l’État grec. Ainsi dans les bureaux électoraux autour de la Préfecture de police à Athènes, là où vote un grand nombre de policiers, l’Aube Dorée a obtenu entre 17, 2 % et 24, 04 % des voix aux élections de mai et juin 2012, contre environ 7 % au niveau national, ce qui révèle sa forte popularité parmi les policiers. Le journal du parti demandait, en novembre 2012, ouvertement une prise de pouvoir par l’armée…
Ces rapports remontent à la période de la dictature militaire en Grèce (1967-1974), voire même à la période de la guerre civile grecque de 1946-1949, et les premiers activistes du parti militaient en faveur d’une amnistie des crimes des colonels grecs. La deuxième étape dans la formation du parti sera fournie par la vague de mobilisations nationalistes en 1993-94, vague parcourant la Grèce en lien avec les conflits dans les Balkans. L’objet de ces mobilisations est alors surtout de demander la non-reconnaissance du nom de la République (ex-yougoslave) de Macédoine, ce nom devant être réservé – en raison des origines macédoniennes d’Alexandre le Grand – à la nation grecque. Le pays voisin ne devant, selon les ultranationalistes, s’appeler tout au plus que « République de Skopje ».
Un parti de crise…
Mais c’est évidemment la grave crise économique qui a donné des ailes au parti néonazi. En 2012, celui-ci a pu remplacer le LAOS, l’ancienne formation historique de l’extrême droite grecque. LAOS est une formation politique fondée en 2000 par un ancien député de la Nouvelle Démocratie, le parti traditionnel de la droite qui abritait plusieurs mouvances d’extrême droite. Ce parti avait d’abord, en 2010, soutenu les plans d’austérité au nom du « sauvetage de l’État », avant d’entrer dans un gouvernement d’union nationale… puis d’en ressortir en critiquant l’austérité juste avant les élections. Ce zig zag n’aura pas été apprécié par les électeurs de la droite nationaliste, qui ont alors donné leurs faveurs plutôt à « Aube Dorée », qui obtient 21 puis 18 députés lors des deux élections législatives de 2012, LAOS n’ayant aucun député.
« Aube Dorée » a donc obtenu près de 7 % des voix à deux reprises. Mais aujourd’hui, les sondages électoraux lui donnent des scores à venir à deux chiffres, entre 10, 5 et 14 % des voix en cas d’élection anticipée, ce qui ferait de lui le troisième parti après la Nouvelle Démocratie et Syriza. Ses milices terrorisent les immigréEs, à la grande joie des patrons qui les embauchent et des propriétaires des appartements qu’ils louent, souhaitant l’écrasement social des populations immigrées, pour qu’elles « ne revendiquent pas ». Et la crise économique et sociale pousse des électeurs frustrés dans ses bras. « Aube Dorée » a aujourd’hui mis en place des embryons de pseudo-syndicats, chez les chauffeurs de taxi, dans la société des transport d’Athènes… Des antennes du parti ont vu le jour en Italie, mais aussi chez des émigrés grecs à New York et Montréal.
Cependant, pour le moment, sa trop forte odeur brune fait que l’extrême droite « parlementaire » européenne garde encore ses distances. Un futur fort succès électoral du parti pourrait, cependant, remettre en question ces prises de distance.