Elisende Coladan est praticienne en sexothérapie spécialisée en psychothérapie féministe, psychotrauma, et neuroatypies. Elle est née à Barcelone, a vécu au Chili, El Salvador, Maroc, Costa-Rica et en France. D’abord archéologue spécialisée dans l’étude des représentations rupestres en Amérique Centrale, elle a fait des recherches et de nombreuses publications sur ce sujet. Elle a aussi été enseignante en français, histoire et littérature latino-américaine. Rentrée en France en 2008, elle a d’abord enseigné le français langue étrangère puis s’est formée en sexothérapie, psychothérapie féministe et psychotrauma. Elle accompagne des femmes en thérapie féministe depuis 2017.
FS : Vous êtes « thérapeute féministe ». Comment définiriez-vous cette pratique particulière ?
EC : Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il s’agit d’une pratique. La thérapie féministe est née dans les années 70 aux États-Unis, au Canada et dans certains pays européens [1]. Les termes généralement employés pour en parler sont ceux d’approche, de perspective, de regard féministe en thérapie. En fait, il s’agit d’intégrer les théories féministes à des pratiques thérapeutiques déjà existantes. Dans mon cas, je l’ai initialement intégrée à mon accompagnement en sexothérapie, notamment en allant me former en psychothérapie féministe en Espagne. Dans ce pays, lorsqu’une personne se présente comme professionnelle féministe (que ce soit, avocate, gynécologue, assistance sociale, psychologue, sexothérapeute, ou autre), cela veut dire qu’elle peut reconnaitre les mécanismes patriarcaux de domination et d’oppression ainsi que leur impact sur la vie et la santé mentale. Généralement, elle fait partie d’un collectif, d’une association ou d’une organisation dans lesquelles il y a des formations, des supervisions et des mises-en-commun des pratiques. Dans les pays hispaniques, depuis au moins une dizaine d’années, il existe des formations en psychothérapie féministe (y compris un master à l’Université de Barcelone [2]).
C’est lors de ma formation en sexothérapie, à Paris, il y a aujourd’hui dix ans, que j’ai pris conscience de la nécessité d’une approche féministe en thérapie. J’ai été consternée par la vision principalement psychanalytique, choquée par la quantité d’a prioris machistes sur la sexualité des femmes et étonnée d’être la seule, alors que nous étions une majorité de femmes, à en être révoltée et l’exprimer. Puis, en recevant des femmes en consultations, j’ai constaté que derrière la grande majorité des problèmes sexuels, il y avait des violences.
Comme je suis originaire de Barcelone, où je suis née, je me suis naturellement tournée vers une amie féministe, Coral Herrera Gómez [3], qui est une des premières à avoir parlé de l’Amour romantique d’un point de vue féministe et elle m’a dirigée vers des collègues sexothérapeutes féministes, exerçant en Espagne. Elles m’ont aidées à non seulement me sentir légitime dans ce que je ressentais et exprimais, mais aussi à prendre connaissance de l’existence de formations en thérapie féministe.
Ma première formation en psychothérapie féministe, à Barcelone, en 2017, m’a permis de comprendre comment la prétendue neutralité du.de la thérapeute, n’en est rien. Demander qu’une femme en thérapie comprenne « par elle-même » qu’elle a vécu des violences ou l’aider à surpasser ces évènements, sans en avoir un éclairage féministe, c’est la laisser sans défense, la mettre en danger d’être retraumatisée et de se demander inlassablement « ce qui ne va pas chez elle ». J’y ai vécu des mises en commun avec d’autres collègues de nos expériences en tant que femmes et thérapeutes, ce qui a été très puissant. Toutes, sans exception, avions vécu des violences, notamment sexuelles. Certaines, depuis l’enfance. Cela m’a permis de comprendre combien il était pertinent, en consultation, de dire « je vous comprends, j’ai vécu une expérience similaire. Vous n’êtes pas la seule, nous sommes nombreuses ». Ce qui permet de montrer l’aspect systémique des violences machistes.
Un des axes de l’approche féministe en thérapie c’est d’instaurer une alliance thérapeutique la plus horizontale possible. Ainsi nos connaissances et notre expérience, y compris celle acquise dans notre vie de femme, sont au service de celles qui peuvent y puiser compréhension et force pour s’en sortir. A ce sujet, il y a un aspect dans mon travail qui me tient énormément à cœur : en 2018, j’ai reçu un diagnostic d’autisme. Il est arrivé après qu’un psychologue, cinq ans auparavant, m’a dit qu’il pensait que cela pouvait être une explication à mes problèmes. Depuis, j’accompagne un tiers des femmes que j’ai en consultation, dans la compréhension de leur neuroatypie [4] et les oriente, le cas échéant, vers des neuropsychologues pour un bilan diagnostic, mais également je les accompagne pour lutter contre de très nombreuses maltraitances [5]. De manière plus générale, je propose à toutes les femmes de ne pas rester seules, de chercher des collectifs féministes pour avoir du soutien, de participer à des stages d’auto-défense verbale féministe et j’oriente, lorsque c’est nécessaire, vers une avocate féministe.
Un autre point à considérer, est le financier : la thérapie féministe devrait être accessible à toutes celles qui le souhaitent. C’est ainsi qu’un bon tiers des femmes que j’accompagne ne paient pas le tarif plein de la consultation. Certaines qui passent par de grandes difficultés financières ne paient rien ou juste à hauteur de ce qu’elles peuvent. Ayant vécu très longtemps en Amérique latine, il est indispensable, pour moi, comme cela est déjà arrivé, de donner la possibilité aux femmes en situation dite irrégulière en France, de pouvoir avoir un suivi.
Un autre aspect de la thérapie féministe est l’importance du groupe. Avant 2020, j’ai animé des groupes de parole féministe à Paris et depuis l’an dernier, j’en anime un, bénévolement, pour le collectif féministe du Vallespir (où j’habite), qui vient de se créer.
FS : Quels sont les problèmes que peuvent poser d’autres approches thérapeutiques non féministes (par exemple la psychanalyse) pour les femmes victimes de violences masculines ?
EC : Une grande majorité des approches thérapeutiques d’une part invisibilisent les violences machistes et, d’autre part se centrent essentiellement sur la personne, sa famille, son entourage, sans prendre en compte un contexte social beaucoup plus large, comme l’est le patriarcat et ses mécanismes de domination et d’oppression.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que ce sont les femmes (environ 80%) qui majoritairement suivent une psychothérapie, qu’en France 85% des psychologues sont des femmes alors que la très grande majorité des courants ou pratiques en psychologie ont été et sont encore proposés principalement par des hommes. Ce qui revient à dire que nous confions notre santé mentale à des approches pensées par des hommes. Il y a de quoi s’interroger, n’est-ce pas ?
D’autant plus qu’un très grand nombre de psy, au sens large, ont encore du mal à entendre et donc à reconnaître ce qui concerne l’inceste ou bien les violences sexuelles, qui touchent principalement les femmes, certaines depuis l’enfance. Je cite rarement des ouvrages écrits par des hommes, mais celui-ci me paraît essentiel : « Ils ne savaient pas… : Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles » de Bruno Clavier. Évidemment, il n’y a aucune approche féministe dans ce livre, cependant il y explique clairement les raisons du déni concernant ces violences, qui remonte aux théories psychanalytiques, où l’enfant victime d’agressions sexuelles est considérée comme l’initiatrice/séductrice, sans oublier l’idée de fantasmes, donc d’imaginaire, là où il y a eu réellement des violences sexuelles. Cela a fait et continue de faire des dégâts considérables en ce qui concerne la santé mentale, notamment des femmes. Avec les idées de faux souvenirs ou de délire, qui viennent museler la parole des victimes ou des diagnostics qui amènent à médicaliser pour calmer des symptômes, sans tenir compte de l’histoire de vie de la personne et des violences subies. Il y a encore trop de psys ou de thérapeutes qui, même avec une formation en psycho-traumatologie, sont dans l’impossibilité d’entendre certains propos, les minimisent ou n’en tiennent simplement pas compte. Pourtant, ces pratiques thérapeutiques, dont l’EMDR [6] ou l’ICV ∫[7] (dans laquelle je suis en train de me former) se prêtent parfaitement à l’approche féministe en thérapie et sont absolument nécessaires, notamment parce qu’elles permettent de comprendre ce que les violences font au cerveau et contribuent efficacement à le soigner.
Actuellement, je continue à me former en Espagne, notamment en psychotrauma, car je ne peux pas envisager de me former autrement qu’avec une perspective féministe. J’espère qu’un jour des formations similaires se feront en France. J’aimerais bien en proposer, mais cela demande une disponibilité et un investissement que, pour le moment, je n’ai pas la possibilité d’avoir.
FS : Dans une série d’articles parus sur votre site, vous signalez que la croyance en l’Amour romantique, dans laquelle sont socialisées les femmes, est un élément important de l’idéologie patriarcale, en ce qu’elle les empêche de se penser indépendamment des hommes et les persuade que la mise en couple hétérosexuel est la seule option pour elles. Même des femmes gagnant très bien leur vie et même des féministes croient encore que l’amour est la chose la plus importante dans la vie – alors que ce n’est pas le cas pour les hommes. Vos commentaires sur ce déséquilibre fondamental ?
EC : Ce déséquilibre est à l’origine de nombre de nos troubles psychiques dus aux violences vécues. Les femmes ont été éduquées, conditionnées à attendre et à rechercher l’amour, notamment dans le couple, alors que les hommes l’ont été à l’utiliser pour satisfaire leurs besoins.
Depuis les origines du couple hétérosexuel comme base de la société, la femme était celle qui allait porter et éduquer les enfants, s’occuper de la maison et du bien-être du « chef de famille ». Elle était souvent assignée à un homme depuis son plus jeune âge et il n’était absolument pas question d’amour, mais bien de patrimoine et de filiation à préserver et de besoins à satisfaire du côté masculin. La mise en couple avait des raisons économiques, pratiques, politiques et religieuses mais certainement pas affectives.
Puis, progressivement la femme a eu plus de droits, elle a pu travailler en ayant ses propres revenus. En fait, rien ne justifie aujourd’hui le besoin d’être en couple pour une femme, y compris si elle souhaite avoir des enfants. L’amour romantique est là pour lui indiquer, par tous les moyens possibles, que seule elle n’y arrivera pas et qu’elle a besoin d’une autre personne à ses côtés, généralement, un homme. Car aux nombreux mythes de l’amour romantique, s’ajoute celui de la virilité, de l’homme protecteur d’une femme supposée fragile et faible.
FS : Beaucoup d’exploitation (travail gratuit) et de crimes (« crimes passionnels ») sont commis au nom de l’amour. L’amour est-il pour les femmes un concept toxique à déconstruire ?
EC : Absolument ! L’amour dans son idéalisation romantique. Celle qui nous fait croire que, sans une autre personne à nos côtés, nous sommes incomplètes, nous avons moins de valeur, nous serons malheureuses. Seules nous sommes « des laissées pour compte ». C’est ainsi que nous nous retrouvons à cumuler travail à l’extérieur de la maison, plus la prise en charge de la grande majorité des tâches ménagères et notamment la charge mentale qui les accompagne, les soins et l’éducation des enfants ainsi que le bien-être affectif et sexuel de notre partenaire. Dans ces conditions, lorsqu’enfin une femme se rend compte de l’exploitation qu’elle est en train de vivre, lorsqu’elle décide de quitter son partenaire, c’est ce dernier qui a le plus à perdre et il lui semble inconcevable de se retrouver seul. Il y a principalement deux moments où les violences surviennent ou s’intensifient, lors de la grossesse et des premiers mois de l’enfant et lorsqu’une femme décide de mettre fin à une relation. Cela devrait porter à réfléchir. Il y a un gouffre entre l’illusion que nous vend l’amour romantique avec notamment le modèle « d’escalator relationnel » [8] où tout commence par une passion merveilleuse pour arriver à la « parfaite » famille heureuse. Tous ces contes de fées qui se terminent par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ont trop souvent une fin très différente, qui va de la lassitude chez de nombreuses femmes, une extrême fatigue et l’impression d’avancer comme un « robot » ou une « zombie », comme je l’entends souvent, à des relations de plus en plus violentes, où leur confiance en elles est bafouée, qui leur demandent des années pour se reconstruire après une séparation et qui se terminent souvent dans une grande précarité financière. Certaines, qui n’arrivent pas à partir, notamment par les mécanismes d’emprise [9] et de dissociation traumatique, en arrivent au suicide, qui est une forme de féminicide [10]. D’autres finissent assassinées par leur partenaire. Ce ne sont pas des « crimes passionnels », mais des « crimes possessionnels » et [11] donc des féminicides : un meurtre de femme, parce que femme.
FS : Vous dites que « beaucoup trop de femmes ont encore l’impression qu’il leur faut absolument un homme à leur côté pour aller bien alors que c’est souvent parce qu’elles en ont un qu’elles ne vont pas bien ». L’amour rend-il les femmes masochistes ? Et est-ce qu’on peut parler d’une masochisation des femmes (définition de l’amour comme sacrifice et souffrance pour les femmes, socialisation à tout accepter des hommes, de peur de se retrouver seule) par le patriarcat ?
EC : Effectivement, un des grands mythes de l’amour romantique est celui qu’aimer c’est souffrir. Cependant, je ne parlerai pas de masochisme dans ce cas, vraiment pas. Il n’y a pas de plaisir dans la souffrance des femmes, contrairement à ce que la psychanalyse a essayé de nous faire croire. Il y a aliénation de soi à cause des mécanismes d’emprise, il y a dissociation due aux violences et traumatismes vécus. Aujourd’hui, et je vais l’expliquer de manière très résumée, nous savons de mieux en mieux, notamment grâce aux neurosciences, ce que les violences font au cerveau et les différents mécanismes qu’elles génèrent, comme la fragmentation de la pensée, avec un mode de survie dominant qui consiste en un fonctionnement hyperfonctionnel permettant d’aller de l’avant en se déconnectant des émotions. Ou encore l’amnésie traumatique qui efface totalement ou partiellement le souvenir d’un évènement traumatique. Ce qui fait qu’il est possible de continuer à encaisser des violences en étant comme « anesthésiée ». Être là, sans l’être vraiment.
Lorsqu’en plus, partout, c’est-à-dire dans les médias, les romans, les films, les séries, voire des thérapeutes qui considèrent comme pathologique le fait qu’une femme soit seule, le message est que le bien-être viendra avec la présence d’un homme à nos côtés, qui saura nous comprendre et nous « protéger » (sic), comment imaginer qu’il pourrait en être autrement ? Rarement, il est fait mention que nous pouvons trouver des émotions agréables en dehors du couple, dans bien des domaines. Au contraire, le message est que, « seule » (c’est-à-dire sans un partenaire), ce sera « moins bien ».
Alors qu’en fait, c’est très souvent tout le contraire qui se passe : les femmes vont mal parce qu’elles sont en couple. Je reviens à ce que j’ai indiqué précédemment : environ 80% des personnes en thérapie sont des femmes. Rien que ce chiffre devrait nous amener à nous interroger sur les supposés bienfaits d’être en couple. Sans oublier toutes les thérapies de couple … De plus en plus de jeunes femmes prennent la décision de vivre seules ou en coloc et s’en trouvent très bien, à condition que leur entourage n’essaie pas à tout prix de leur montrer que quelque chose ne va pas chez elles.
FS : « Le prince charmant est mort, il a été remplacé par « l’homme féministe » dites-vous. Vous mettez en garde contre les illusions suscitées par les hommes féministes. Quel est le problème avec eux ?
EC : Ce que j’explique, en reprenant la formule d’une féministe argentine, Lore Kalemberg, « Le prince charmant mort, nous avons inventé l’homme féministe. Nous n’aurons jamais la paix ! », c’est qu’après avoir perdu l’idéal du prince charmant, un autre est apparu : celui de l’homme féministe déconstruit, qui saura nous comprendre et sera notre allié. Une nouvelle fois, ce n’est qu’illusion. Même si un certain nombre d’hommes, notamment chez les plus jeunes, peuvent lire des livres féministes, aller dans des manifestations et participer à des conversations sur le sujet (où, cependant, ils ont tendance à vouloir montrer qu’ils en savent autant ou plus que nous) ou faire leur part de tâches ménagères, rien ne change vraiment dans les faits, surtout dans la sphère intime. Ce sont les femmes qui portent la charge mentale du couple, y compris celle du changement de leur partenaire. Je connais plus d’un exemple où, tout compte fait, l’homme a quitté sa compagne féministe, lassé par ce changement qui lui était demandé et il est allé vers une autre « moins pénible » à ses yeux.
Je considère que « l’homme féministe » est juste une nouvelle représentation patriarcale destinée à nous séduire, à faire baisser nos défenses pour finalement reproduire un grand nombre de mécanismes machistes, comme celui de mieux nous expliquer le monde (féministe) que nous pourrions le faire nous-mêmes et continuer à imposer leurs besoins dans la vie quotidienne et la sphère intime, avec des répercutions bien au-delà. Une femme qui va mal, qui se pose constamment des questions sur elle-même ou sur les raisons pour lesquelles sont couple dysfonctionne, risque d’être moins performante au travail ou moins disponible pour ses amies, ou pour des activités qui lui sont propres.
FS : Plus généralement, les femmes sont socialisées à être dans l’aveuglement et dans l’illusion par rapport aux hommes, et pour elles, le moment inéluctable où elles ouvrent les yeux et les voient tels qu’ils sont est souvent un traumatisme. Pouvez-vous parler de ce conditionnement à l’aveuglement des femmes, clé de la durabilité du couple hétérosexuel et du système patriarcal ?
EC : Sans aucun doute, en ce qui concerne le conditionnement. Ce système existe depuis des siècles et il n’est pas prêt à changer profondément car, avec le capitalisme, il est la base de la société actuelle.
En revanche, je ne suis pas sûre que ce soit un traumatisme lorsque nous ouvrons les yeux. Bien au contraire, c’est une vraie libération ! C’est souvent un moment difficile, parce qu’il nous oblige à revoir toute notre vie à partir d’une nouvelle perspective. Car lorsque nous chaussons les lunettes violettes du féminisme, notre vision du monde change. Ce qui nous semblait comme naturel, qui invisibilisait les mécanismes oppressifs et de domination, devient visible et cela nous permet de mieux comprendre ce qui se passe, ce qui nous affecte. Donner du sens à un traumatisme permet d’avancer, c’est lorsque nous vivons un choc émotionnel sans en comprendre les raisons ni les conséquences que nous sommes en souffrance et nous nous dissocions, acceptant l’inacceptable, comme mécanisme de survie.
Par exemple, j’ai commencé à constater que de très nombreuses femmes ont vu leurs projets insidieusement boycottés par les hommes. Des disputes qui éclatent la veille d’un entretien d’embauche ou de la présentation d’un projet, qui bouleversent, remplissent l’espace mental et empêchent d’arriver à ce rendez-vous professionnel important en pleine possession de ses moyens. Le harcèlement ou les violences sexuelles venant d’un collègue, d’un supérieur, voire par quelqu’un embauché pour nous aider, dans un projet créatif, font que nous l’abandonnions. Ou bien encore, ceux qui nous volent nos idées et les présentent sans vergogne comme venant d’eux. Lorsqu’il y a compréhension de ces mécanismes, il est alors possible de faire autrement. Ce qui est traumatique, c’est de le vivre et revivre sans cesse, sans comprendre pourquoi.
FS : Vous parlez des sites de rencontres, lieux hostiles voire dangereux pour les femmes. Quels sont les risques typiques auxquelles celles-ci s’exposent en les fréquentant ? Des jeunes femmes disent avoir renoncé à ce type de rencontres parce que, lorsque ces rencontres débouchaient sur des rapports sexuels, elles y étaient contraintes à accepter des pratiques pornographiques. Vos commentaires ?
EC : Que ce soit pour y trouver l’amour ou pour un coup d’un soir, ce qui se passe sur les sites de rencontres mérite vraiment que l’on s’y attarde. Ils agissent comme de véritables « accélérateurs de particules » de la violence machiste. Je vois depuis plusieurs années des articles et des livres, écrits par des féministes, sur les ravages du porno. Il n’y en pas beaucoup concernant les sites de rencontres et cela me parait nécessaire, car les deux sont liés. Les témoignages sont nombreux de véritables stratégies qui sont mises en place pour mettre la femme en confiance, jusqu’à l’amener à une rencontre sexuelle qui reprend des scénarios du porno. L’effet surprise peut amener à ce que la femme vive une dissociation qui fait qu’elle accepte ce qu’elle n’avait jamais imaginé et qu’elle pense même y trouver du plaisir. A ce sujet, je dois préciser que mouiller abondamment ou même avoir un ou des orgasmes [12] n’est absolument pas signe qu’il y a désir et encore moins plaisir. D’autres fois, elle accepte ces pratiques pour « ne pas perdre », un homme qui, par son discours, lui a fait croire qu’il y avait une véritable entente. Souvent, que la rencontre soit apparemment satisfaisante ou pas, l’homme disparaît le lendemain ou peu de temps après et s’en va vers de nouvelles « aventures ».
Là aussi, il y a des dégâts considérables, notamment du point de vue de la santé sexuelle et mentale.
FS : Le système patriarcal est en réinvention constante, reculant sur certains terrains pour en investir de nouveaux. Parmi les nouvelles formes d’oppression mises en œuvre par le néo-patriarcat, le phénomène des mères solos – formulation euphémisante du désengagement paternel – en constante augmentation, est une exploitation particulièrement cynique et brutale des femmes : plus du ¼ des familles sont monoparentales, 82% des parents solos sont des mères et 45% de ces mères vivent sous le seuil de pauvreté. Vos commentaires ?
EC : C’est un sujet que je connais bien. Je suis une maman solo, née d’une maman solo. J’avais tellement vu ma mère travailler énormément, en accumulant, déjà à l’époque, plusieurs boulots, que je m’étais dit que je ne ferai pas comme elle. Bien m’en a pris ! J’ai abandonné mes activités professionnelles passionnantes, d’archéologue, conférencière, guide culturelle et rédactrice d’articles scientifiques, voyageant régulièrement en Amérique Centrale, pour me retrouver enfermée entre quatre murs, avec un compagnon qui changeait certes les couches, faisait la vaisselle quand il était là, mais se levait rarement la nuit car lui, il travaillait ; sans compter toutes les autres tâches domestiques et celles relevant de l’éducation des enfants qu’il laissait à ma charge. Je n’ai jamais été autant fatiguée de ma vie et je regrettais constamment ma vie « d’avant ». Cela s’est soldé par un divorce. Je me souviens très bien le jour où, alors que cela faisait quelques mois que j’étais seule avec mes filles, dans un pays étranger, j’ai pris conscience que je me sentais beaucoup mieux que lorsque leur père était là. C’est ainsi que j’ai élevé mes enfants seule, en cumulant plusieurs activités professionnelles, toutes plus ou moins précaires, tout en continuant l’archéologie à côté (sans ressources financières ou presque). Et encore, je me disais que je ne devais pas me plaindre car leur père a toujours payé une pension alimentaire. Aujourd’hui, je me retrouve à l’âge de la retraite, à avoir à travailler encore jusqu’à ce que je ne puisse plus le faire, car je n’aurai qu’une toute petite pension. Clairement, du moment où je me suis mariée, puis j’ai divorcé, je me suis retrouvée du côté de la précarité.
J’accompagne, bien sûr, en thérapie, des mamans solos. Notamment, dans les étapes de séparation et de divorce. Je vois les efforts, l’investissement en temps et en argent qu’elles doivent mettre dans différentes procédures, desquelles elles sortent trop souvent exsangues. Comment elles sont amenées à laisser leur carrière de côté. Le tout face à une justice implacable qui prend des décisions non seulement en leur défaveur mais aussi à celle de leurs enfants. En espagnol, il y a un slogan féministe concernant la justice, qui dit « el patriarcado mata y la justicia remata ». En français, cela donne « le patriarcat tue et la justice achève », sans le jeu de mot entre mata/tuer et remata/achève. Mais le sens est bien celui-ci : la justice est patriarcale et elle finit par achever ce que le patriarcat a fait.
La maternité est encore un des grands mirages de l’amour romantique. Comme indiqué auparavant, les contes de fées se terminent par « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », sans expliquer ce qui vient après et qui n’a rien à voir avec le bonheur pour les femmes !
Notes
[1] https://www.therapie-feministe-elisende.com/psychoth%C3%A9rapie-f%C3%A9ministe/psychotrauma/
[2] https://www.ub.edu/feminismoypsicoterapia/
[3] https://haikita.blogspot.com/
« Mujeres que ya no sufren por amor : Transformando el mito romántico » Son premier ouvrage qui a été traduit en français sous le titre de « Révolution amoureuse. Je le trouve mal choisi, car il s’agit, pour moi, plutôt d’une prise de conscience féministe. Mais, il a été édité par Binge, qui a produit « Le cœur sur la table », où le leitmotiv était « révolution amoureuse ».
https://boutique.binge.audio/products/revolution-amoureuse-coral-herrera-gomez
[4] Ce terme a d’abord été proposé par et pour la communauté autistique pour souligner le caractère profondément différent de leur fonctionnement cognitif. Actuellement, il désigne toute personne s’écartant du fonctionnement neurologique ou psychologique majoritaire. Il englobe les TSA, dys, TDA-H et HPI.
[5] https://www.therapie-feministe-elisende.com/2019/09/13/femmes-autistes-amour-romantique-et-violences-sexuelles/
[6] https://www.emdr-france.org/lemdr-cest-quoi/
[7] http://aficv.com/qu-est-ce-que-l-icv/
[8] Amy Gahran « Off the Relationship Escalator, Uncommon Love and Life »
https://offescalator.com/what-escalator/
[9] L’Emprise d’Anne-Laure Buffet. Ed Que sais-je ?
[10] Depuis juillet 2020 « Les peines sont portées à dix ans d’emprisonnement et à 150 000 € d’amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. » LOI n° 2020-936 du 30 juillet 2020, article 9.
[11] https://revolutionfeministe.wordpress.com/2023/01/08/feminicide-crime-passionnel-ou-crime-possessionnel/
[12] Réaction physiologique à la stimulation des organes génitaux qui permet un soulagement et/ou évite la douleur.
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