Édition du 19 novembre 2024

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Économie

L’Indonésie, le nickel et la Chine

Avec 21 millions de tonnes, l’Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. Dans l’industrie du nickel dans l’archipel, les entreprises sont principalement chinoises. Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l’Indonésie envers la Chine s’est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l’environnement, vont à l’encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique.

Tiré de Asialyst. Légende de la photo : Selon cette image aérienne prise le 21 septembre 2022, la fonderie de Virtue Dragon Nickel Industry, à Konawe, dans le Southeast Sulawesi. (Courrier international)

Le 24 décembre dernier dans l’île indonésienne de Sulawesi, une explosion dans une fonderie de nickel a fait dix-neuf morts et plusieurs dizaines de blessés. Selon une enquête préliminaire, durant un travail de réparation, un liquide inflammable aurait pris feu et fait exploser des réservoirs d’oxygène à proximité.

Onze des ouvriers étaient indonésiens et huit chinois. L’usine, située dans l’Indonesia Morowali Industrial Park (IMIP) dans la province de Sulawesi central, appartient en effet à l’entreprise PT* Indonesia Tsingshan Stainless Steel (ITSS), filiale du groupe chinois Tsingshan, un producteur d’acier inoxydable. ITSS est le plus important producteur d’acier inoxydable d’Indonésie. Elle a démarré en 2017. Le parc a été inauguré en 2013.

Cet accident mortel n’est pas le premier dans l’industrie du nickel en Indonésie, dont les entreprises sont principalement chinoises. De 2015 à 2022, l’ONG indonésienne Trend Asia, qui travaille sur la transition énergétique et le développement durable, a dénombré 47 morts et 76 blessés sur les sites miniers du nickel dans l’archipel. On soupçonne en outre dix ouvriers chinois de s’être suicidés.

En décembre 2022 notamment, deux employés d’une fonderie à Morosi, dans la province de Sulawesi du Sud-Est, sont morts dans une explosion provoquée par de la poussière de charbon qui avait pris feu. L’une des deux victimes, Nirwana Selle, âgée de 20 ans, est morte brûlée vive. La fonderie, inaugurée en 2021, appartient à la société PT Gunbuster Nickel Industry, une filiale de l’entreprise chinoise Jiangsu Delong Nickel Industry. Elle emploie 11 000 Indonésiens et 1 300 étrangers.

Le nickel dans la stratégie industrielle de l’Indonésie

En avril 2023, de nouveau dans le parc de Morowali, deux ouvriers sont morts ensevelis dans une décharge de déchets provenant de la combustion de ferronickel*. En mai, toujours à Morowali, un incendie s’est déclaré, suivi d’une explosion dans une fonderie qui appartient également à Gunbuster, faisant deux morts. En juin, un autre incendie dans cette même usinea fait un mort et six blessés.

Avec 21 millions de tonnes, l’Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel, près de 24 % du total, dont une partie importante se trouve dans l’île de Sulawesi. Quatre des plus grandes mines de nickel d’Indonésie sont situées à Sulawesi : Sorowako, Asera, Pomalaa et Bahoomahi. La cinquième, Weda Bay, est dans l’île de Halmahera dans les Moluques et est exploitée par Tsingshan, en partenariat avec l’entreprise minière d’Etat indonésienne PT Aneka Tambang et la société minière française Eramet.

En 2020, l’Indonésie a interdit les exportations de minerai non traité. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. D’après l’Agence internationale de l’énergie fondée par l’OCDE, « l’objectif de cette politique est de renforcer les installations de transformation nationales, de ramener la valeur ajoutée de la chaîne d’approvisionnement du nickel dans l’économie indonésienne et de stimuler la création d’emplois et le développement économique en Indonésie. »

*Une telle politique va à l’encontre des règles de l’Organisation mondiale du commerce, dont l’Indonésie est membre. L’Union européenne a annoncé en 2019 qu’elle engageait une procédure auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle considère en effet que l’interdiction d’exporter le minerai de nickel est une entrave à la liberté du commerce et « va gravement nuire au secteur européen de l’acier inoxydable, gros consommateur de nickel ».

En 2022, la ministre indonésienne des Finances Sri Mulyani Indrawati déclarait au World Economic Forum de Davos qu’en tant que plus grande économie de l’ASEAN, l’Indonésie n’entendait pas rester une exportatrice de matières premières sans valeur ajoutée.

La fabrication d’acier inoxydable représente 70 % de la demande mondiale de nickel. L’Indonésie est le troisième producteur mondial d’acier inoxydable derrière la Chine et l’Inde et le premier exportateur.

Outre l’acier inoxydable, le nickel est utilisé dans la fabrication de batteries de véhicules électriques. En décembre 2023, Hong Kong CBL, une filiale du fabriquant de batteries chinois CATL, a pris une participation dans PT Indonesia Battery Corporation, une filiale de la compagnie minière d’Etat indonésienne PT Aneka Tambang, pour la production de telles batteries.

L’Indonésie devient « indispensable pour l’industrie des véhicules électriques ». Elle souhaite bâtir une filière du nickel complète, de l’extraction du minerai, à la transformation et la fabrication de batteries et véhicules électriques.

Depuis 2020, le pays a ainsi signé pour plus de 15 milliards de dollars de contrats avec des entreprises comme les Sud-Coréennes Hyundai et LG et la Taïwanaise Foxconn. Le président Joko Widodo, familièrement appelé Jokowi, essaie de convaincre Elon Musk d’investir dans la production de véhicules électriques ou de batteries.

En décembre 2023, l’Indonésie a annoncé des incitations fiscales pour les constructeurs qui envisagent de produire des véhicules électriques. En janvier 2024, le ministre indonésien des Affaires économiques a annoncé que le plus grand constructeur de véhicules électriques du monde, le Chinois BYD, envisageait d’investir 1,3 billion de dollars pour construire en Indonésie une usine d’une capacité de 150 000 unités par an. En février, un autre constructeur chinois, Chery, s’est engagé à faire de l’Indonésie sa base de production pour l’ensemble de l’Asie du Sud-Est et dans ce but, à augmenter ses investissement dans le pays.

Une dépendance grandissante envers la Chine

La Chine est de loin le premier client de l’Indonésie, représentant plus de 22% des exportations de cette dernière, loin devant les Etats-Unis (11%), le Japon (8%), l’Inde (6%) et Singapour (5%) en 2021 (CIA World Factbook). En 2023, elle est également devenue son deuxième investisseur derrière Singapour et devant Hong Kong, le Japon et la Malaisie.

L’Indonésie est en terme de montant le premier récipiendaire sud-est-asiatique du projet chinois des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative ou BRI). Les fonderies de nickel dans l’archipel font partie de la BRI. Dans un discours au parlement indonésien en 2013, le président Xi Jinping a montré l’importance de l’Indonésie dans ce projet.

De son côté, l’Indonésie voit dans les investissements chinois le moyen de développer des infrastructures déficientes qui ne permettent pas d’exploiter au mieux son potentiel de croissance. En particulier, le pays souhaite que la Chine l’aide pour ses projets dans les énergies renouvelables et les infrastructures. Des responsables indonésiens se plaignent de la réticence des pays occidentaux à financer son plan de fermeture des centrales électriques au charbon et des taux d’intérêt qu’elle juge élevés. La BRI a permis de financer notamment le train à grande vitesse, le premier d’Asie du Sud-Est, qui relie Jakarta à Bandung, troisième ville la plus peuplée d’Indonésie, et le développement d’une industrie du nickel.

En 2021, Luhut Binsar Pandjaitan, ministre coordinateur des Affaires maritimes et de l’Investissement, assurait que les investissements chinois répondaient aux besoins du gouvernement et que la Chine « ne dictait rien ».

Néanmoins d’après Bhima Yudhistira Adhinegara, directeur au Center of Economic and Law Studies à Jakarta, dans le cas du nickel, c’est la Chine qui profite le plus des accords qu’elle a passés avec l’Indonésie. Selon lui, « la Chine contrôle 61 % de la production totale nationale de nickel, alors que nos entreprises d’État n’en contrôlent que 5 %. »

Hongyi Lai de l’université de Nottingham, spécialiste des politiques économiques chinoises, explique qu’il existe dans l’opinion indonésienne une suspicion sur la Chine et son influence en Indonésie.

Face à cette suspicion, en mai 2023, malgré les accidents, Luhut affirmait d’une part : « Les investisseurs chinois ont un rôle important, notamment dans le domaine des hautes technologies et du transfert de technologies. » Et d’autre part : « Si [les Chinois] n’existaient pas, nous ne pourrions pas exporter 34 milliards de dollars de dérivés du nickel. »

L’environnement

Dans un rapport publié en janvier 2024, l’ONG Climate Rights International, qui défend les droits des populations en lien avec le changement climatique, constate que l’industrie du nickel menace l’existence et le mode de vie traditionnel des populations locales. En particulier, les activités minières dans l’Indonesia Weda Bay Industrial Park situé dans l’île de Halmahera dans les Moluques du Nord, dont les actionnaires sont trois entreprises chinoises, parmi lesquelles Tsingshan, contribuent à une déforestation massive.

On a donc un paradoxe entre la transition vers des énergies renouvelables dans laquelle s’inscrit l’usage de véhicules électriques et les dégâts causés à l’environnement et les populations locales par l’activité minière nécessaire au fonctionnement de tels véhicules.

Pour Yeta Purnama, chercheur au Center for Economic and Law Studies, un think tank indonésien, si les investissements chinois en Indonésie ne donnent pas la priorité à la santé et à la sécurité, le sentiment anti-chinois risque d’augmenter. En outre, d’autres accidents qui causeraient des victimes pourraient ternir l’image des deux pays dans le monde.

Les risques que présentent les entreprises minières chinoises en Indonésie ne concernent pas seulement le nickel. Le Business & Human Rights Ressources Centre mentionne ainsi un rapport de la Banque Mondiale qui conclut que le développement d’une mine de zinc et de plomb dans le nord de Sumatra par une filiale d’une entreprise d’État chinoise « présente des risques « extrêmes ».

Pour Hendri Yulius Wijaya, spécialiste des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance1 (ESG) du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC) à Jakarta, l’Indonésie risque de manquer des occasions d’investissement dans l’industrie de transformation des minerais si elle ne fait pas suffisamment d’effort pour appliquer ces critères.

Un mouvement de protestation

Les conditions de travail dans les entreprises chinoises de l’industrie du nickel implantées en Indonésie sont de plus en plus dénoncées. En 2020 à Morosi (Sulawesi du Sud-Est), huit cents ouvriers de PT Virtue Dragon Nickel Industry, une autre filiale de Jiangsu qui réclamaient une hausse de salaire et des CDI avaient mis le feu à des équipements lourds et des bâtiments. Il n’y avait pas eu de victime mais cinq manifestants avaient été arrêtés.

En janvier 2023, dans l’usine de Gunbuster à Morowali, des heurts ont eu lieu. Là également, les travailleurs indonésiens protestaient contre leurs conditions de travail et leur salaire, et faisaient grève. Il y a eu deux morts, un ouvrier chinois et un ouvrier indonésien. En mars, ce sont des ouvriers de Virtue Dragon qui se sont mis en grève.

Quelques semaines après ces heurts, des ouvriers chinois travaillant dans la zone industrielle ont porté plainte auprès de la commission indonésienne des droits de l’homme pour leurs mauvaises conditions de travail, déclarant subir « de nombreux dommages physiques, psychologiques et financiers ».

En décembre 2023, de nouveau à Morowali, trois jours après l’accident qui avait fait dix-neuf morts dans l’usine de Tsingshan, quelque trois cents ouvriers ont manifesté pour demander de meilleures conditions de sécurité et de santé au travail.

Rizal Kasli, président de la Perhapi (l’association des professionnels de l’industrie minière d’Indonésie), estime que les heurts entre ouvriers à Gunbuster Nickel Industry sont dus entre autres à une « jalousie sociale des travailleurs locaux envers le traitement par GNI de la main d’œuvre étrangère ».

En fait, les ouvriers chinois en Indonésie travaillent dans des conditions pires que les Indonésiens, qui peuvent se syndiquer et défendre leurs droits. China Labor Watch, une ONG basée à New York qui enquête sur les conditions de travail en Chine, a constaté pour la période 2021-2023 les pratiques suivantes dans les entreprises chinoises : confiscation du passeport, violations de contrat, retenues de salaire, blessures et absence de sécurité au travail, absence de permis de travail indonésien, restriction des déplacements, violence physique pour enfreintes au règlement.

Les conditions de travail sont donc dénoncées non seulement par les travailleurs indonésiens mais aussi chinois. Pour Permata Adinda, une journaliste collectif Project Multatuli interviewée par le China-Global South Project, les ouvriers indonésiens doivent comprendre que c’est un problème de classe et non de nationalité.

Les investissements chinois en Indonésie posent encore d’autres problèmes. En septembre 2023, un millier de personnes ont manifesté devant l’agence gouvernementale chargée du développement de Batam, une île indonésienne qui fait face à Singapour, et de la région. Les manifestants protestaient contre l’expulsion prévue de 7 500 personnes de l’île voisine de Rempang, dans laquelle le verrier chinois Xinyi va construire un parc industriel et investir 11,5 millions de dollars.

Sortie « peu glorieuse »

Ce mercredi 14 février se tient l’élection présidentielle. En 2018 déjà, dans la dernière année du premier mandat de Jokowi, l’essor des investissements chinois en Indonésie et une présence grandissante de travailleurs chinois avait fini par produire un ressentiment à différents niveaux de la population indonésienne.

Prabowo, deux fois perdant face à Jokowi lors des précédentes élections mais nommé ministre de la Défense par ce dernier, va tenter une troisième chance d’être élu. Il a à ses côtés le fils de Jokowi, Gibran, comme candidat à la vice-présidence. Cette situation illustre à quel point la démocratie à reculé sous l’actuel président.
Durant la campagne électorale, Prabowo a déclaré qu’il poursuivrait les programmes de Jokowi.

Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l’Indonésie envers la Chine s’est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l’environnement, vont à l’encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique. On comprend que l’hebdomadaire britannique The Economist qualifie de « peu glorieuse » la sortie de Jokowi.

Par Anda Djoehana Wiradikarta

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