Bonjour à tou(te)s,
En quelques mots et « en temps réel » comme disent les journalistes, l’atmosphère à Tunis avant et après la fuite de Ben Ali.
Jeudi 13 janvier
A la sortie de l’aéroport de la capitale, on voit l’armée déployée depuis la veille dans les grandes artères. Un calme angoissé règne à Tunis et dans ses banlieues. Les institutions scolaires sont fermées depuis avant hier, peu de tunisois se sont rendus à leur lieu de travail. Les gens se dépêchent de rentrer chez eux, le couvre feu débute à 20h. Tout le monde attend le discours du président à maintes fois annoncé puis repoussé jusqu’à 20h.
La dizaine de proches qui m’entoure rient à gorge déployée (d’un rire nerveux) dès que ce dernier fini sa première phrase. Dans un dialectal incertain, inhabituel, nerveux et parfois bizarrement rigolard le résident de Carthage donne l’impression de supplier pour pouvoir terminer son mandat jusqu’en 2014.
Il prend des accents Bourguibiens parfois Gaulliens maladroits : « Je vous ai compris », « Plus de censure », « plus de cartouches », « on m’a trompé »... Le dictateur paraît acculé, apeuré.
A la fin du discours, quelques militants du parti au pouvoir organisent et orchestrent leur « joie des changements annoncés par le président » par un concert de Klaxons. Eux peuvent braver le couvre feu,nous, nous sommes sommés par la police de rentrer. Des milliers de blogueurs, twitter etc... réagissent intensément sur la toile toute la nuit pour que ne soit pas « amputé cet élan, notre victoire ».
Vendredi 14 janvier
Au départ le rassemblement à place Mohamed Ali devant le siège de la Centrale syndicale, dont la direction fut elle même débordée par des syndicalistes et des fédérations opposantes, rassemble quelques 3000 personnes « politisées ». Nous partons à 9h30 et sommes rejoints par de plus en plus de gens, beaucoup de jeunes. Les manifestants, beaucoup plus de 100 000 devant le ministère de l’intérieur, chantent pendant 3 heures des « Ben Ali dégage », « du pain, de l’eau, Ben Ali non »... cela sans aucun débordement. Les tentatives de contre feu, de récupération de la part de groupes du parti au pouvoir sont rares et vaines.
La police après s’être totalement dispersée revient à la charge et envoie des bombes lacrymo sur les gens.
En rentrant on apprend que le gouvernement est dissout. L’armée est dans la rue, impuissante. La police tire à balles réelles, les morts se succèdent...
A 17h des rumeurs circulent le président essaye de fuir.
A 20h annonce officielle par le premier ministre encadré par les présidents des deux chambres, le président a bien quitté le pouvoir. Le premier ministre va assurer l’intérim.
Samedi 15 janvier
Le dictateur est parti mais aujourd’hui mauvaise atmosphère, l’armée est partout et nulle part à la fois, des bandes de mafieux du parti encadrent les pillages... J’ai dû me réfugier chez un ami car ça tire à nouveau à Bad Jazira.
Les hélicoptères ne cessent de survoler Tunis. La TV annonce un retour à la normale, la réouverture de l’aéroport etc... cela n’est pas le cas ici. Les gens s’organisent en « comité de sécurité » par quartiers.
L’après- midi
En circulant en voiture dans plusieurs quartiers de la capitale et ses proches banlieues, on constate que les pillages et saccages dont les gens parlent sont très ciblés. Les cibles sont très majoritairement des super marchés appartenant aux belles familles et familles du président ayant prospéré sous sa présidence.
Quelques postes de police brûlent mais surtout des cellules du parti au pouvoir. Au final très peu de destructions des infrastructures, ni de lynchages.
L’armée tient les principales artères et arrête les voleurs et les voitures louées, la circulation est assurée par les soldats et des arrestations de militants du RCD et autres policiers malfrats est faite. Le risque d’un chantage à la sécurité par les militants du parti au pouvoir semble moindre.
Les gens tiennent leur rue les RCDistes font profil bas, c’est toujours l’état d’urgence.
Un slogan humoristique qui circule aujourd’hui par ici : الشعب يطالب بكرسي رئاسي من نوع تيفال باش الرئيس الجديد ما يلصقش Le peuple demande un fauteuil présidentiel Tefal afin que le prochain président ne colle pas
Le soir
On tient la rue a Bab Jdid :
Des « groupes citoyens », en gros des jeunes hommes du quartier (pas de RCD en tout cas pas ici) sont postés à chaque coin de rue armés de bâtons pour « sécuriser » la rue, avec un drapeau blanc pour montrer patte blanche aux helicos militaires qui survolent intensément la ville.
C’est comme un apprentissage, une nouvelle responsabilité pour ces hommes, bien entendu contrairement aux apparences les femmes ne sont pas loin et tiennent la rue également. Les gens discutent paisiblement politique : « plus jamais ça, on ne se fera plus jamais avoir », « on l’a chassé, il s’est enfuit mais on le jugera »....
Parfois de l’excitation quand une voiture passe ou lorsque des émissaires viennent raconter d’où les tirs sont partis. Une scène incroyable : une voiture de police passe, elle est arrêtée et on demande les cartes d’identité des policiers en civil qui obtempèrent.
Les coups de feu retentissent au loin parfois plus proche.
Les tractations à Carthage avec les partis de l’opposition légale fixe un gouvernement d’union nationale pour préparer les élections présidentielles dans les 60 jours comme le prévoit la constitution.
Le plus important : c’est un mouvement citoyen pacifique qui a soufflé le régime autoritaire.
Dimanche 16 janvier
Des coups de feu retentissent encore mais le retour à la normale est le mot d’ordre et il commence à être réel. Petit à petit les cafés rouvrent dans le centre ville de Tunis.
Plein d’espoir chez les gens, plus de tabous, on discute à en perdre sa voix.
Les conditions de l’expression politique des islamistes longtemps réprimés mais très peu visibles dans les journées de mobilisation. Les modalités de jugement des torts sous l’ancien régime. La place qu’occuperont les nouvelles générations qui ont fait le gros des bataillons des mobilisés... Le retrait de l’état d’urgence, de l’armée, les prochaines élections... Beaucoup de questions fondamentales sont déjà à l’ordre du jour.