Tiré de Orient XXI.
La définition du statut actuel des relations entre les États-Unis et l’Iran a été donnée par l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême iranien : « Pas de guerre, pas de négociation ». Outre qu’elle révèle l’implacable volonté et la résistance des Iraniens face à la campagne de « pression maximale » du président Trump et de ses alliés régionaux favoris, cette position vise à unifier la politique étrangère iranienne et à convaincre les formations politiques du pays qu’il serait futile de négocier avec les États-Unis à un moment où l’inégalité politique est si forte.
Tout au long de l’année dernière, la question d’une possible négociation avec les États-Unis a été ardemment débattue par les responsables politiques iraniens. Les partisans de la négociation décrivent le statut des relations irano-américaines comme relevant du « dilemme entre la guerre ou la négociation », signifiant par là que l’Iran devrait négocier avec l’administration Trump sur des questions comme leur rôle régional — en échange d’une réduction des pressions économiques américaines — de crainte que les tensions entre les deux pays finissent par conduire à la guerre, ce qui nuirait à la sécurité nationale de l’Iran et à ses intérêts.
Le coût de la guerre
Le principal argument avancé par les opposants à cette vision a été que l’imminence d’une guerre possible entre l’Iran et les États-Unis reposait par nature sur une hypothèse erronée. Donald Trump, font-ils valoir, n’est probablement pas en mesure de renier ses promesses de campagne présidentielle de réduction de la présence militaire américaine dans le monde. Dans cette optique, il est conscient du coût potentiel d’une guerre risquée et imprévisible avec l’Iran et sait qu’elle pourrait être préjudiciable à sa réélection.
Dans ce contexte, adopter la position du Guide suprême du « pas de guerre, pas de négociation » sert plusieurs objectifs. En premier lieu, elle unifie l’approche iranienne en matière de politique étrangère, permettant ainsi à la politique interne d’être articulée autour de la résistance à Trump et aux pays européens qui croyaient, du moins au début, qu’ils pourraient tirer profit de la politique intransigeante de la « pression maximale » en obtenant des concessions supplémentaires de la part de l’Iran sur les questions régionales et sur son programme de missiles.
Dans un deuxième temps, la politique du « pas de guerre, pas de négociation » montre que l’Iran s’est préparé à un conflit avec les États-Unis en toute circonstance. Téhéran est convaincu qu’il peut se défendre seul contre les États-Unis à la fois par des moyens symétriques et asymétriques, grâce à ses capacités militaires conventionnelles et par le biais de ses forces amies au Proche-Orient qui sont en mesure, si nécessaire, de mettre en danger les intérêts américains.
Troisièmement, de façon plus significative, cette approche réduit en interne la polarisation politique à l’égard des sanctions américaines. En établissant un lien entre la question des sanctions économiques américaines et la bien plus importante question de sécurité nationale, élargie à la menace d’instabilité et même au possible effondrement de l’État, le Guide suprême a été capable d’imposer la logique de la « résistance maximale » dans la vie politique iranienne. Cela a été d’autant plus facile que, dans une perspective iranienne, la responsabilité de la dernière vague d’hostilité entre l’Iran et les États-Unis repose sur l’administration Trump qui s’est retirée du Plan d’action global commun (PAGC) (1) de 2015 sur l’accord nucléaire pour mieux agir contre les intérêts iraniens.
C’est l’Europe qui a le plus à perdre
La cohésion en matière de politique étrangère iranienne adresse deux messages à celles des parties qui n’ont pas quitté le PAGC, à savoir la Chine, la France, l’Allemagne, la Russie et le Royaume-Uni. Le premier est que l’Iran ne reviendra pas sur sa décision stratégique de résister aux exigences excessives de Trump et que le pays a les moyens nécessaires pour s’y opposer. Dans cette logique, l’Iran a progressivement réduit ses engagements nucléaires à l’égard du PAGC en relançant tout récemment son programme d’activités de recherche et de développement qui avait été ralenti quand l’accord était en vigueur. Cette relance tend à envoyer un message aux pays européens qui n’ont pas encore respecté leurs engagements prévus par le plan. Au bout du compte, c’est l’Europe qui a le plus à perdre du possible abandon de l’accord nucléaire.
Deuxièmement, et les choses sont liées, l’Iran fait clairement savoir qu’il ne fera pas de concessions sur ses politiques régionales ou sur ses activités balistiques, toutes deux participant à la dissuasion et à la prévention dans un contexte de menaces pour la sécurité nationale.
En d’autres termes, « sécurité » et « économie » sont deux priorités interconnectées dans la conduite de la politique étrangère iranienne qui visent à renforcer l’État iranien et sa légitimité. À l’encontre d’une certaine vision occidentale, les trois objectifs qui viennent d’être mentionnés sont parfaitement en ligne avec les vues du gouvernement modéré du président iranien Hassan Rohani, frustré et déçu par l’actuelle approche des Occidentaux, principalement parce qu’ils ne font rien pour faire profiter le peuple iranien des retombées économiques tangibles prévues par le PAGC.
Contre le « terrorisme économique »
Ceci explique que dans le cadre de la préservation de la sécurité nationale, l’ensemble du spectre politique iranien a unanimement soutenu le 20 juin dernier le fait qu’un drone américain, le RQ-4A Global Hawk, ait été abattu par l’Iran. Cette réaction est inscrite dans une logique de prévention d’un risque sécuritaire permanent encore plus grand. En fait, l’Iran entendait faire valoir qu’il ne tolèrerait aucune violation de ses frontières territoriales et qu’il continuerait à réagir de cette façon si de telles actions étaient renouvelées, créant ainsi davantage d’insécurité pour n’importe lequel des alliés régionaux américains qui faciliterait la politique d’escalade de l’administration Trump. C’est aussi au nom de la sécurité économique que les forces navales du corps des Gardiens de la révolution islamique (GRI) ont saisi un pétrolier battant pavillon britannique dans le golfe Persique, prouvant ainsi que l’Iran était résolu à prendre des mesures de réciprocité et à prévenir de semblables manœuvres hostiles de la part de pays qui participent à la politique de « pression maximale » qui, pour l’Iran et dans les mots de Mohamed Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères, est une forme de « terrorisme économique ».
L’adoption de la stratégie « pas de guerre, pas de négociation » témoigne de l’existence d’une méfiance stratégique à l’égard des États-Unis. L’Iran est convaincu que les Américains ont pour objectif de réduire les instruments de la puissance de l’État iranien. De fait, pendant des décennies, la politique proche-orientale américaine n’a eu de cesse de contenir la nouvelle influence régionale de l’Iran. Mais ce sont la géographie et les similitudes historico-religieuses avec ses voisins qui façonneront le statut régional de l’Iran, pas la politique américaine. Ces facteurs rendent indispensable que l’Iran tienne compte activement des tendances politico-sécuritaires et économiques de la région, essentiellement au nom de sa sécurité nationale et de sa prospérité économique. Le réalisme commande de voir que bon nombre de puissances émergentes telles que l’Inde et la Turquie jouent un rôle régional plus actif correspondant à leur importance territoriale et démographique, à leur fort potentiel économique et, plus important, aux nouvelles conditions sécuritaires qui prévalent dans leurs sphères d’influence.
Une rencontre bilatérale serait vouée à l’échec
Aussi, il serait vraiment simpliste de croire que le limogeage de John Bolton (2), la personnalité la plus anti-Iran de l’administration américaine, est de nature à jeter les bases d’une rencontre substantielle entre le président Rohani et le président Trump dans un avenir proche. Certes, la possibilité d’une rencontre existe toujours. Mais étant donné l’actuel sentiment de méfiance stratégique partagé par les deux dirigeants, une telle rencontre ne produirait aucun résultat significatif.
Les objectifs de l’Iran sont clairs : renforcer son pouvoir de dissuasion de manière à prévenir les menaces sécuritaires qui viendraient de la région ou de plus loin, diversifier et élaborer une stratégie pour son économie en se reposant sur les instruments de sa puissance nationale. L’un des moyens de parvenir à ces fins est de valoriser l’intégration régionale et les relations de bon voisinage. L’administration Trump cherche à empêcher l’Iran d’atteindre ces objectifs en assemblant dans la région une coalition politico-sécuritaire anti-iranienne, parallèlement à l’augmentation des sanctions contre le pays aux dépens de sa croissance et de son développement économique.
L’Occident n’est qu’une partie du monde
Sans conteste, le but principal du Guide suprême est de réduire la possibilité d’un conflit avec les États-Unis grâce au renforcement de la puissance nationale de l’Iran et à la dépolarisation de la nation en cette période de crise. En conséquence, les fermes réactions de l’Iran à ce qu’il perçoit comme des menaces sécuritaires et économiques sont destinées à prévenir des menaces plus larges pour préserver la survie de l’État. En abrogeant ses obligations à l’égard du PAGC, Donald Trump a perdu la population iranienne qui, à un moment donné, souhaitait sincèrement que son gouvernement interagisse avec les Américains et trouve une solution aux incohérences stratégiques qui caractérisaient les relations irano-américaines. Telle est la raison principale de l’échec de la politique de « pression maximale » du président américain.
À l’heure actuelle, les causes de la méfiance iranienne à l’égard des États-Unis qui étaient jusque-là formalisées au sein de la classe dirigeante se sont depuis étendues à la population iranienne, réduisant les possibles bénéfices politiques de toute négociation avec l’administration Trump. Par voie de conséquence, l’Iran apprend progressivement à considérer l’Occident comme n’étant que l’une des parties de l’actuel monde multilatéral. Cette compréhension est nouvelle et susceptible de bouleverser complètement l’équation Iran-Occident dans la prochaine décennie.
À la lumière de ces considérations, de véritables négociations entre l’Iran et les États-Unis ne pourront avoir lieu que lorsque les deux camps seront parvenus à se défaire de leur actuelle méfiance stratégique et que, simultanément, l’idée de telles négociations sera soutenue par les politiques internes des deux pays, surtout en ce qui concerne l’Iran. D’après mon expérience, ce n’est qu’en renforçant ses positions et sa situation sécuritaire que l’Iran sera en mesure de se réapproprier l’idée de négocier avec les Américains. Le PAGC a été négocié dans de semblables conditions. Les efforts du président Trump visant à commencer par affaiblir l’Iran pour ensuite s’engager dans des négociations avec le pays sont voués à l’échec. Ces efforts ne feront que prolonger la poursuite d’une politique qui a échoué.
Notes
1- NDLR. Le 14 juillet 2015, l’Iran, l’Union européenne et le groupe composé des cinq membres permanents du Conseil de sécurité et de l’Allemagne (P5+1) ont convenu, à Vienne, d’un plan d’action global commun. Il prévoyait une série d’étapes pour les années à venir visant à garantir la nature exclusivement pacifique du programme nucléaire de l’Iran et à lever les sanctions économiques qui touchaient ce pays. Le 8 mai 2018, le président Trump a annoncé sa décision de sortir de cet accord.
2- NDLR. John R. Bolton avait été nommé « assistant du président pour les affaires de sécurité nationale » le 8 avril 2018. Il a été limogé le 10 septembre 2019 par un tweet du président Trump : « J’ai informé John Bolton la nuit dernière que ses services n’étaient plus nécessaires à la Maison Blanche. J’étais en profond désaccord avec bon nombre de ses suggestions ».
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