En effet, les gens qui nous gouvernent ne manquent pas une occasion de nous rappeler leur conception du gouvernement : la majorité parlementaire donne entière liberté au parti au pouvoir de gouverner au nom du « tel est mon bon plaisir », même si notre système électoral fait en sorte que cette majorité parlementaire correspond en fait à une minorité des suffrages exprimés. Lois mammouths (« omnibus ») qui dissimulent des transformations majeures, périodes de questions « arrangées avec le gars des vues », recours fréquents et de plus en plus systématiques à des bâillons pour court-circuiter les maigres débats en Chambre… sans compter la tradition parlementaire britannique, qui subordonne le législatif à l’exécutif en instaurant une discipline de parti qui restreint la liberté d’expression et de vote des députéEs, transformant l’assemblée parlementaire en chambre d’enregistrement des décisions du conseil des ministres. Le changement récent de gouvernement à Ottawa n’a pas mis fin à cette culture.
Les organismes indépendants du gouvernement se font plus rares (rigueur budgétaire oblige) et leur mission rétrécit comme peau de chagrin. De grands projets miniers ou énergétiques n’ont pas à se soumettre à l’évaluation environnementale du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), les scientifiques canadienNEs ont longtemps été museléEs pour ne pas déplaire aux ministres évangéliques ou climatosceptiques, des instituts scientifiques sont démantelés parce qu’ils sont susceptibles de produire des résultats dérangeants pour les pouvoirs en place.
La démocratie formelle est aussi desservie par le phénomène de la concentration de la presse. La radio et la télévision publiques subissent des coupes budgétaires énormes qui minent même leur capacité à produire de l’information de qualité. Par ailleurs, deux grands groupes de presse contrôlent la quasi-totalité des médias écrits et électroniques, et la multiplication des plateformes n’entraîne pas une multiplication des points de vue. La presse indépendante vivote.
Ceci sans considérer les rapports incestueux entre les élites politiques et économiques. La notion de service public disparaît lorsqu’on peut passer sans problème de la gestion d’un organisme public à un poste de dirigeantE d’entreprise. En outre, les exemples se multiplient de carrières qui conjuguent, dans un ordre variable, fonctions gouvernementales, bureaux de consultantEs et médias. Le financement très intéressé des partis politiques permet ensuite d’ouvrir quelques oreilles…
Si nous nous inquiétons de ce qui se passe dans les structures politiques formelles, nous sommes encore plus alarméEs par ce qui se passe là où nous sommes impliquéEs politiquement, ce que les politologues appellent la société civile. Les libertés publiques et privées sont attaquées de toute part du fait d’un impératif sécuritaire qui prend prétexte de la lutte au terrorisme. Au gré des lois spéciales, le droit de grève semble de plus en plus inopérant. Le droit de manifester tend à disparaître, sous prétexte que les manifestations ne respectent pas les règles du jeu (les fameux itinéraires), qui changent selon le bon vouloir des autorités. Les groupes communautaires sont de moins en moins autonomes, l’État cherchant à leur dicter leur mission en jouant avec leur financement.
Le monde néolibéral nous conduit à une lutte des classes inversée. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les groupes sociaux victimes d’injustices qui s’organisent pour lutter pour un monde plus juste, ce sont les classes dominantes qui se mobilisent pour étendre leurs privilèges. Warren Buffett, le multimilliardaire, pousse même l’outrecuidance jusqu’à déclarer que « la guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ».
Certes, les formes de cette « mobilisation » ne sont pas les mêmes : demandes de réduction des impôts et évasion fiscale, gated communities (quartiers sécurisés), consommation ostentatoire, rémunération faramineuse des dirigeantEs d’entreprises et de banques. Ce qu’il y a derrière tout cela, c’est la volonté plus ou moins ouver tement affirmée d’une overclass mondialisée d’échapper à la règle commune. Pourquoi payer des impôts pour les écoles et la santé publiques alors qu’on peut se payer des établissements et des soins privés ? Le tout sous couvert d’une « saine gestion » des dépenses publiques qu’il faut soumettre à l’austérité, dont on sait pertinemment qu’elle produit le contraire des effets annoncés. Le tout sous prétexte qu’« on n’a plus les moyens » (évidemment, on a diminué la contribution des plus riches au trésor public au moyen des baisses d’impôts !) et qu’il faut que chacune (de préférence, les autres) paye sa « juste part ».
L’obsession sécuritaire, qui s’est emparée de nos gouvernements après les attentats du 11 septembre 2001, n’a pas seulement entraîné des aventures militaires hasardeuses en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, elle influe sur une multitude de domaines. L’un des plus évidents, ce sont les murs visant à protéger l’Europe, l’Amérique du Nord ou Israël des populations paupérisées du « Sud » économico-politique : mur en Palestine qui ne sert pas que la sécurité de la population juive d’Israël, mais qui contribue également à déposséder les paysanNEs palestinienNEs d’une partie de leurs terres arables ; mur entre le Mexique et les États-Unis pour empêcher la migration non seulement des MexicainEs confrontéEs à la misère ou à la guerre contre le narcotrafic, mais aussi des populations d’Amérique centrale ; murs entourant les enclaves espagnoles en territoire marocain de Ceuta et Melilla ; mur symbolique de la Méditerranée, qui devient de plus en plus un cimetière pour les populations d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient ; ou encore îles de rétention pour maintenir hors du territoire australien les migrantEs de l’Asie du Sud-Est.
À l’intérieur même des forteresses que sont devenus de facto l’Europe de Schengen, le Canada, l’Australie, les États-Unis et Israël, le quadrillage sécuritaire du territoire et des populations est en constante progression. Le Patriot Act et les projets que cette législation a inspirés chez les « alliés » des États-Unis prévoient non seulement des guerres impériales permanentes et des mécanismes de prévention de l’immigration légale, mais aussi une surveillance accrue des populations sur les territoires de ces pays mêmes. Surveillance électronique, caméras dans les lieux publics, restriction des libertés individuelles, arrestations préventives, certificats de sécurité, infiltration policière des groupes militants, censure, restriction du droit de manifester, tout cela met à mal les libertés politiques conquises de haute lutte par les mobilisations antérieures. Big Brother a quitté l’aire soviétique pour venir se réfugier dans les « démocraties » occidentales.
Cet ouvrage est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’Université du Québec à Montréal en mars 2014, colloque que nous avons coorganisé et qui a permis de croiser les efforts de deux groupes de recherche : Érasme, qui, depuis quelques années, s’interroge sur la citoyenneté et la démocratie à partir des marges, et l’Observatoire sur les profilages. Les textes ont ainsi profité de l’apport des discussions et des échanges qui ont eu lieu lors du colloque.
Deux phénomènes ont retenu notre attention. Le premier concerne la criminalisation de l’opposition. La grève étudiante de 2012 au Québec a non seulement été le lieu d’un essai de novlangue qui transformait une grève en boycottage des cours, mais aussi d’une répression sans précédent par son ampleur et par sa durée, de même que d’une mobilisation de l’arsenal juridique pour tenter de casser la grève (texte de Pascale Dufour), même si cet arsenal judiciaire s’inspirait de pratiques depuis longtemps utilisées pour mater le militantisme syndical (texte de Martin Petitclerc et Martin Robert). Si les enfants d’origine « caucasienne » de la classe moyenne ont été surprisEs du traitement que leur réservaient les autorités politiques quand ces jeunes sortaient du cadre de la « fonction étudiante » normalisée par l’institution (suivre des cours, préparer des examens, payer des frais de scolarité, s’endetter), d’autres subissent ce traitement de façon routinière : les populations autochtones, dont les mouvements de protestation sont souvent réprimés dans le sang (texte de Dalie Giroux), quand ce n’est pas l’indifférence qui entoure le sort des femmes autochtones assassinées ou portées disparues ; les immigrantEs de fraîche date, surtout les populations arabo-musulmanes confrontées à l’ostracisme depuis l’effondrement des tours jumelles (texte de Paul Eid).
Le second phénomène est la pathologisation des marges. Que faire de ceux et celles qui vivent au cœur de nos villes, dans les espaces publics (texte d’Éric Gagnon, Michel Parazelli et Marie-Hélène Hardy) ou dans un monde partiellement étranger à la rationalité instrumentale (texte de Marcelo Otero) ? Comment traiter avec ces marges imposées où un « centre » qui n’a pas à se définir occupe la position du référent et se charge d’évacuer, d’ignorer ou de réprimer ce qui résiste et dévie de sa norme ? En quoi ces phénomènes de marginalisation correspondent-ils à de nouvelles tentatives d’appréhender le social et de structurer les professions d’intervention dans le social, au premier titre le travail social (texte de Céline Bellot et Marie-Eve Sylvestre) ?
Ces deux visages de la criminalisation et de la pathologisation sont complémentaires et participent d’une vision sécuritaire du social. Il s’agit en fait, pour les élites politiques ou économiques qui nous « gèrent », de démembrer les solidarités, de transformer certains secteurs de la population en « problèmes » et d’adopter à leur égard une politique d’éradication épidémiologique.
Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri
Sous la direction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri : Au nom de la sécurité !
Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges
M éditeur, Saint-Joseph-du-Lac (Québec) 2016, 192 pages