Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Hong Kong. Le 10 octobre : le mouvement face à Ms Lam et à Tan Benhong (2)

Un symposium international sur l’environnement, devant réunir onze Prix Nobel, devait se tenir à Hong Kong le mercredi 8 octobre. Les organisateurs ont annoncé le lundi 6 octobre qu’il avait été supprimé pour des causes climatico-politiques. La formule officielle : sa suppression est « due aux perturbations durables dans la ville » (Al-Jazeera, 7 octobre 2014).

Il est vrai que ce genre de « désordres » locaux sont difficiles à prévoir pour des climatologues hongkongais dont la durabilité dépend avant tout des décisions de la direction du parti unique et divinateur installé à Pékin, soit à 2470 kilomètres – et 3h45 d’heures de vol – de Hong Kong. (Nous renvoyons les lecteurs et lectrices à la partie de cet article publié le 7 octobre 2014.)

Le rêve à Pékin et à Hong Kong

Il est vrai que la distance est moins grande lorsqu’il s’agit d’arrêter, à Pékin, le poète Wang Zang, devant sa maison, dans la nuit du 1er octobre. Son « crime » : il projetait avec sept autres personnes de lire publiquement un poème de soutien au mouvement pro-démocratie de Hong Kong. Son appartement a été fouillé et son ordinateur, son routeur, etc. ont été confisqués, comme l’a rapporté sa femme Wang Li (Associated Press, 8 octobre 2014). La préoccupation de Xi Jinping et de ses proches – ou plus ou moins proches – de circonscrire à l’île hongkongaise cette « rêverie étudiante » est manifeste.

N’oublions pas le jeu des symboles dans un tel contexte et, encore plus, lorsque l’interconnexion entre les « acteurs sociaux » est relativement internationalisée par les réseaux sociaux. Ainsi, depuis deux ans, une des antiennes de la direction du PCC (Parti communiste chinois), sous la conduite du secrétaire général Xi Jinping, se psalmodie sur la mélodie du rêve. Comme l’écrit un bon connaisseur de la Chine – il lit et parle chinois et y a résidé – Fredéric Koller : « Il n’est plus un discours officiel, à tous les échelons du pouvoir, qui ne parle de rêve. » (Le Temps, 4 octobre 2014) Pour y faire écho, dans ce Hong Kong où l’on parle chinois et anglais (comme à Taïwan), les manifestants on lancé sur Twitter la chanson de John Lennon : « Imagine » dans laquelle il est répété : « You may say I’m a dreamer. But I’m not the only one. » (« Vous pouvez rétorquer, je suis un rêveur. Mais je ne suis pas le seul »). Le détournement du discours officiel de Pékin incarne non seulement l’intelligence créative des mobilisé·e·s, mais aussi la volonté de militant·e·s de la Confédération des étudiants de Hong Kong, de Scholarism (structure lycéenne), d’Occupy central, d’organisations syndicales de parler en direction de la Chine continentale. Et c’est précisément parce que ce « rêve » – certes limité pour diverses raisons et pas seulement à cause de la censure médiatique du régime de Pékin – provoque une nervosité, tapie sous le masque protocolaire, dans la direction du PCC que cette dernière multiplie des allusions, de fait explicites. Et aussi dans la mise au point faite, le 1er octobre 2014, devant la presse au Département d’Etat à Washington, par le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Li : « Le gouvernement chinois réaffirme sa position très claire, le dossier Hong Kong est du ressort de la politique intérieure chinoise. » Wang Yi, mettant les points sur les « i », a rajouté : « Tous les pays doivent respecter ce principe de base dans les relations internationales. » John Kerry, le secrétaire d’Etat états-unien, avait mentionné le suffrage universel existant dans la Loi fondamentale de Hong Kong. Il est vrai que Kerry est mal placé pour brandir le drapeau de la « démocratie », non seulement à la lumière des interventions militaires états-uniennes dans le monde, mais aussi du seul bilan de la guerre d’Irak de 2003, des « élections » sponsorisées en Afghanistan ou au Yémen, sans même mentionner le parrainage des pouvoirs « élus » du Qatar, de l’Arabie saoudite ou du régime de Moubarak, comme de celui de Sissi.

Revenons à la liaison entre Hong Kong et Chine continentale. Tous les jours, un flux de 800,000 personnes « migrent » vers l’île. Des étudiant·e·s viennent de diverses villes de Chine étudier à Hong Kong. Leur réaction, face aux occupations, est diverse. Certains sont choqués – effectivement – par ce qu’ils qualifient comme un « chaos ». D’autres ne veulent rien dire (et surtout par leur nom) aux journalistes du South China Morning Post ou à d’autres organes de presse, radios et chaînes télévisées. La crainte pour leur famille et leur carrière en Chine en constitue la raison. Par contre, Tony Cong, âgé de 24 ans, arrivé il y a un mois pour étudier à la Hong Kong University, après avoir éludé une question directe relative à son jugement politique, doit convenir « qu’il n’a jamais vu quelque chose comme cette semaine de manifestations ». Puis, il lâche : « Je pense que je parle pour la majorité des étudiants de Chine continentale auxquels je dis : Wow ! ». Il ajoute : « Ce genre de protestation est totalement nouveau. Nous l’avions vu dans des livres et des films documentaires, mais jamais dans la réalité. » Il conclut : « J’admire leur courage et leur sens de la citoyenneté, mais je suis fortement préoccupé par le fait qu’ils puissent être manipulés par des politiciens et des militants qui cherchent à miner les relations avec la Chine continentale. » (International New York Times, 1er octobre 2014)

Kyle Sun, venant de la province d’Hebei, étudie le journalisme aussi à l’Université baptiste de Hong Kong. Il confesse : « Je ne soutiens pas les protestations, mais, de même, je ne suis pas contre… Je pense que le gouvernement central [à Pékin] ne va pas reculer parce que s’il donne plus de démocratie à Hong Kong, les autres régions comme le Tibet ou Macao feront face à plus de problèmes… J’ai de la pitié pour les manifestants de Hong Kong car j’ai été plusieurs fois à Admiralty [région centrale de Hong Kong où se trouvent les bâtiments gouvernementaux]… La chaleur est écrasante, et chacun consacre son temps et son argent pour combattre pour la démocratie, mais je ne pense pas que cela fera la différence parce que le gouvernement central ne reculera pas pour donner une démocratie réelle au peuple de Hong Kong. » (Idem) Un futur journaliste qui devra bien gérer l’auto-censure…

Inégalités, « crony capitalism » et émergence d’une nouvelle génération

Il y a une autre dimension du rêve sur laquelle il faut revenir. Nombreuses sont les études anglo-saxonnes qui soulignent que le « rêve social et de carrière » offert, dans le passé, à Hong Kong s’est transformé en un mirage. Les données statistiques étayent ce constat.

L’indice Gini (1) pour Hong Kong place cette Région administrative, avec 0,537 en 2011 – et plus actuellement – à la pointe de l’Asie de l’Est et avant le Royaume-Uni, Singapour, les Etats-Unis ou l’Australie. Ce constat ressort des études du gouvernement de la Région administrative. Voir les graphiques ci-dessous, à gauche pour Gini et à droite pour la courbe de Lorenz (2). Le chemin pentu du coefficient de Gini pris, depuis 1991, est frappant. Il en va de même pour la courbe de Lorenz.

Selon les données disponibles, 30% de la population – soit plus de 2,2 millions – vit dans des ensembles publics très « concentrés du point de vue de l’espace habitable pour une famille », comme l’illustre la photo (ci-dessous). La fraction âgée de la population est la cible la plus fragile et brutalisée par cette inégalité et la paupérisation. Le contraste est violent entre ces logements et ceux de luxe qui conquièrent l’espace urbain de la Région administrative, en éjectant une partie de la population vers les zones périphériques. Les travailleuses et travailleurs de ces régions subissent le plus rudement la mise en concurrence organisée par les employeurs avec une main-d’œuvre migrante ou « frontalière » venant du continent et d’autres pays asiatiques.

Spéculateurs immobiliers, mafieux, membres des institutions administratives sont des « planificateurs » du territoire qui obéissent à la loi du marché et de la rente foncière qui sont encore plus implacables que le système électoral. De « nouveaux territoires », appellation officielle, seront consacrés à des habitations de luxe et à des centres commerciaux (mall) pour de riches Chinois venant du continent. L’évacuation de 6000 paysans suscite, aussi, des tensions… Mais cette pratique est courante en Chine « communiste ». Dans le domaine de l’organisation urbaine et de l’habitat à Hong Kong, un régime hypercensitaire s’impose donc.
Graphique 2

On peut constater le nombre de ménage disposant du revenu médian et ceux en-dessous, que ce soit avant une aide de l’Etat (sous forme d’aide à la scolarisation, à des dépenses de sécurité sociale ), p. 7 du Rapport sur la pauvreté de 2012)

Malgré l’hypocrisie de l’hebdomadaire britannique ultra-conservateur The Economist (15 mars 2014), un fait reste : Hong Kong représente un des paradigmes à l’échelle mondiale du « crony capitalism », soit le capitalisme de connivence (voir graphique ci-contre).

Tel que le système capitaliste avec sa logique d’accumulation comme de distribution le dicte, les salaires ne progressent plus (voir graphique ci-dessous). Le professeur Li Kui-wai de l’Université de Hong Kong reconnaît : « Ce n’est plus comme dans les années 1970-1980 quand on savait que nos salaires allaient monter l’année prochaine. Notre économie n’est plus aussi bonne que par le passé. »

Pour passer (statistiquement) au-dessus de la « ligne de pauvreté », le revenu actuel doit être plus élevé étant donné la hausse des prix à la consommation. Ces derniers sont soumis à une dispersion géographique marquée dans la restauration, l’approvisionnement, les services ; cela étant lié au tourisme et à la couche de salariés « haut de gamme ». Le montant consacré au logement est décisif dans le revenu disponible des ménages. Ainsi s’est accru le « poverty gap », soit l’intensité de la pauvreté, un indicateur qui permet d’apprécier à quel point le niveau de vie de la population définie comme pauvre est éloigné du seuil de pauvreté (voir p. 24 de l’étude citée ci-après). Environ 20% de la population est concernée. Une constatation établie par le rapport intitulé Hong Kong Poverty Situation, 2012. Government of the Hong Kong Special Adminitrative Region.

La situation matérielle des jeunes et relativement jeunes salarié·e·s (ceux de moins de 30 ans et ceux de moins de 40 ans) s’est considérablement dégradée. Selon le Hong Kong Transition Project (HKTP), dans son rapport du 29 avril 2014, le mécontentement a fortement crû depuis 2003-2004, parallèlement à la perte de crédibilité du gouvernement que nous avions illustrée par un graphique dans la première partie de cet article.

Le directeur du HKTP, Michael DeGolyer, situe la chute des revenus en termes réels à hauteur de 10 à 15% depuis 2000. Mais la hausse des prix de l’immobilier (un simple logement) a été telle que la somme nécessaire à l’achat d’un appartement équivaut à 14 revenus annuels. Loger avec ses parents à 30 ans, les entretenir, ainsi que les grands-parents, ne relève pas d’une « culture familiale » – comme certains journalistes touristes le croient – mais des contraintes socio-économiques qui les assaillent et qui instrumentalisent une « norme historique » pour ce qui relève de l’habitat. Ce qui, aux yeux d’une majorité de jeunes salariés, comme l’indique l’enquête, ne correspond plus à la société de Hong Kong qui fait pont avec la Chine « traditionnelle », la Chine modernisée et les schèmes marchands occidentaux.

La sympathie que les leaders jeunes du mouvement démocratique ont captée est en relation avec ce processus. Sous cet angle, ils sont en syntonie avec ces couches de la société. Et ils ont gagné le respect de ceux et celles qui ont mené diverses luttes démocratiques (avec des perspectives différentes), dans un passé relativement lointain. Des luttes qui n’ont pas fait apparaître avec autant de force le choc entre un pouvoir régional vermoulu et un leadership, certes pas unifié, de quatre mouvements (Fédération des étudiants, Scholarism, Occupy Central et HKCTU). Des figures publiques de ce mouvement sont apparues durant des jours sur la scène politique. Elles ont exigé le départ de CY Leung et ont accepté, sous conditions, de dialoguer, tout en restant méfiantes.

2003, 2012 et 2014

Sans reprendre les manifestations commémoratives, telles qu’exposées dans la première partie de cet article, deux épisodes politiques, d’affirmation du pouvoir de Pékin (avec son transfert hongkongais) ont préparé l’humus de la mobilisation de septembre-octobre. En premier lieu, le gouvernement de Hong Kong a proposé, dès le 24 septembre 2002, une loi « anti-subversion » – connue sous le nom de l’Article 23 de la Loi fondamentale de Hong Kong – visant à punir tout acte de trahison, de subversion, de sédition, de sécession contre le « Gouvernement central du peuple ». Cet article visait aussi les organisations, les associations qui cherchaient à établir des liens avec des homologues étrangers. La mobilisation contre ce changement fut massive. Le 1er juillet 2003, quelques centaines de milliers de personnes descendirent dans la rue. Le projet de modification de la Loi fondamentale fut retiré.

En deuxième lieu, en 2012, le gouvernement adopte un projet d’« éducation patriotique ». Les manuels devaient donner la version de l’histoire de Chine et de son système politique selon l’interprétation du Parti communiste chinois. Selon le professeur adjoint d’histoire à l’Université chinoise de Hong Kong, Willy Wo-Lap lam, cette tentative d’imposer une version (changeante selon les aléas politiques au sein de la direction du PCC) de l’histoire – dans une métropole où la tradition de publication est grande – est apparue comme une atteinte à la liberté d’expression et de pensée. Joshua Wong, un des leaders actuels du mouvement démocratique, déjà porte-parole de Scholarism, affirmait alors au South China Morning Post, du 1er septembre 2012 : « Le programme d’éducation nationale a pour but de forger un patriotisme aveugle parmi les étudiants. Nous craignons que beaucoup d’étudiants ne subissent un lavage de cerveau. » Les autorités ne voulaient pas limiter au milieu universitaire leur « cours d’éducation nationale », mais l’appliquer dans le secondaire dès 2013, avec un cursus de trois ans.

Les manifestations se multiplièrent pour aboutir à un rassemblement d’une ampleur énorme le 1er septembre. Les autorités durent reculer. Le professeur Wo-Lap lam, interrogé par le South China Morning Post (30 juillet 2012), notait que l’essor du « mouvement populaire contre l’éducation patriotique reflétait la méfiance envers l’administration de Leung CY. C’est une propagande nationaliste réellement grossière. » Leung Chun-ying, que beaucoup soupçonnent d’être membre non déclaré du PCC, a essayé d’imputer le projet d’« éducation nationale » à son prédécesseur Donald Tsang. Une manœuvre classique dans les affrontements bureaucratiques au sommet de l’appareil d’Etat central et du PCC, et non pas seulement une spécialité de Hong Kong.

CY Leung, entré en fonction en juillet 2012, marchait sur les brisées d’un projet du gouvernement central que l’administration hongkongaise était incapable d’imposer. A chaque échéance, des décisions de ce type suscitèrent à la fois des mobilisations et un renforcement des structures parmi le milieu étudiant et, y compris, syndical, même si la loi fait obstacle à l’organisation de grèves généralisées. Ce qui n’empêche pas le déclenchement de grèves parcellaires.

Dans ce sens, le mouvement des étudiants et des lycéens, qui a convergé avec celui d’Occupy Central, révèle la possibilité d’une dynamique de grève générale. Il n’en découle pas qu’une telle perspective soit à l’ordre du jour. L’organisation des salarié·e·s et leur mise en action à une échelle spatiale analogue à celle du mouvement démocratique de septembre-octobre 2014 se heurtent à d’autres délicates et rudes difficultés. D’autant plus qu’une fraction importante des travailleurs et travailleuses – dans un contexte où le chômage officiel à Hong Kong (quelque 3,1%) est camouflé par les flux migratoires frontaliers – ressentent des menaces quotidiennes sur leur emploi, souvent précaire. Les dates de 2003 et 2012, plus la lanterne magique actionnée par CY Leung – projetant l’ombre de Xi Jinping –, éclairent le mouvement démocratique de 2014.
CY Leung est aujourd’hui accusé d’avoir reçu 4 millions de livres (6,16 millions CHF) non déclarées pour le compte d’une firme australienne, cotée en bourse. Il s’agit selon le quotidien australien The Age (8 octobre 2014) de DTZ Holdings. En fait, la firme transnationale UGL, basée à Sydney (cotée à l’Australian Securities Exchange’s ASX 200 Index), a acquis en 2011 DTZ Holdings (ayant son siège au Royaume-Uni). Cette dernière disposait en effet de possibilités juridiques à long terme, malgré sa situation financière désastreuse, d’opérer à Hong Kong et en Chine continentale. Or, l’australienne UGL a connu une croissance mondiale rapide, en particulier dans le Sud-Est asiatique.

Le porte-parole de Leung, Michael Yu, a déclaré : « Les versements effectués sont dus à la démission de Monsieur Leung de DTZ et non pas pour des services futurs qu’il aurait dû assurer. » (Idem) Une explication très crédible ! Le Financial Times du 9 octobre (site, 11h35) ajoute une louche. Le même porte-parole souligne que CY Leung n’a pas payé d’impôt, car il n’était pas contraint « de payer des impôts sur son salaire ». De plus, le FT précise que CY Leung avait signé son contrat avec UGL en 2011. Donc après qu’il a annoncé son intention de se présenter au poste de « chief executive ». La lanterne magique CY va assez rapidement être éteinte par un souffle venant de Pékin. Et la commission d’enquête pour corruption va permettre de faire sauter ce fusible, avec le consentement du grand contempteur de la corruption en Chine continentale : le camarade Xi Jinping. Comme quoi les puissants mouvements démocratiques servent toujours à faire surgir les traits forts d’un régime : en l’occurrence, celui du « crony capitalism ».

Hong Kong reste encore fort importante

La « contagion démocratique » sur le continent a été et est un sujet de débat parmi les experts. Sur ce terrain, en comparaison, les météorologues sont effectivement précis. Quant aux économistes, ils doivent d’abord se mettre d’accord sur le temps qu’il faisait hier. La prédiction selon laquelle la direction du Parti-Etat ou de l’Etat-Parti envisage de donner à Shanghai une position concurrente à celle de Hong Kong en termes de centre financier, économique et de place offshore n’est pas trop risquée. La seule question : en combien de temps peut s’opérer un tel transfert et une telle transition ? Et la temporalité s’articule ici avec des mutations d’ampleur en Chine et dans la région. Donc, l’hypothèse peut être faite. Elle peut servir à l’examen empirique. Il y a un an, le gouvernement chinois a inauguré avec fracas la zone franche de Shanghai (ZFS), une place qui doit être un nouveau laboratoire de réformes économiques et financières pour Pékin. Avec précaution, le gouvernement indiquait dans la presse économique que pourrait s’exercer à partir de cette plateforme la libre convertibilité du yuan, sans préciser une date. Il ajoutait que le contrôle des taux d’intérêt serait levé, à nouveau sans date. C’est tout. La prédiction générale, sans timing, se résume en une banalité d’expert, pour plateau télévisé.

Par contre, Hong Kong reste qualifiée par les think tanks libéraux – de la Fondation Schmidheiny (Suisse) en passant par la Heritage Foundation (Etats-Unis) – comme l’économie la plus « libre » à l’échelle mondiale. Cette liberté, le capital transnational la connaît et sait l’utiliser. A l’opposé, il se méfie des mouvements démocratiques comme on peut le lire aussi bien dans les déclarations des grandes banques présentes à Hong Kong (HSBC, Standard Chartered, RBS, etc.) que dans les communiqués quotidiens de la HKMA (Hong Kong Monetary Authority), la banque centrale de Hong Kong. On trouve ces communiqués ayant trait aux incidences du mouvement démocratique sur le fonctionnement des banques dans sa rubrique « Press releases » : 11 communiqués qui chaque jour énumèrent le nombre de banques qui peuvent fonctionner normalement ou pas.

Hong Kong n’a pas encore coulé comme place offshore. Le volcan démocratique hongkongais est suivi par la presse internationale avec moins de difficultés de prononciation que l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull !

A l’extérieur un gant de velours,
à l’intérieur une main de fer  

Une chose est sûre : l’inquiétude existe dans les cercles dirigeants de la bureaucratie céleste. Depuis longtemps, la direction du PCC a des vues sur Taïwan. Le 26 septembre, le président chinois Xi Jinping recevait le président de la New Alliance Association, Hsu Li-nung. Ce fut la première fois que Xi Jinping, depuis qu’il siège à la présidence, situa les rapports avec Taïwan dans le cadre du principe « un pays, deux systèmes » (Taipei Times, 27 septembre 2014). L’impact du mouvement démocratique de Hong Kong dans la jeunesse de Taïwan a été et est réel. Titus Chen, professeur à la National Sun Yat-sen University de Taïwan, déclarait à Andrew Jacobs, le 5 octobre 2014 : « Alors que nous suivons de près les événements à Hong Kong, nous avons le sentiment que dans un avenir pas trop distant on pourrait terminer comme Hong Kong. Aujourd’hui, c’est Hong Kong, demain, cela pourrait être Taïwan. » (International New York Times, 5 octobre 2014) Titus exagère peut-être. Toutefois, c’est un indicateur du climat.

John Delury, professeur de East Asian Studies à la Yonsei University de Corée du Sud, souligne que ses étudiants venant de toute la région ont manifesté un grand intérêt pour le mouvement démocratique. Il conclut : « Je pense que l’impact sur les jeunes au travers de l’Asie pourrait être beaucoup plus grand que Pékin l’anticipe. »

Le président de Taïwan, Ma Ying-jeou, a d’ailleurs déclaré, dès le 27 septembre, dans divers organes de presse européens que les Taïwanais n’achèteraient pas les avances de Xi Jinping. Reste que l’interconnexion économique entre Taïwan et la Chine continentale est toujours plus resserrée.

Le poids géopolitique du protecteur historique Washington – pour qui Pékin est un rival – n’est plus celui du passé. A elle seule l’instabilité profonde du Moyen-Orient le démontre, au même titre que la tentative de contre-offensive en Afrique, face aux investisseurs chinois. Elle a été annoncée par Obama lors du sommet Etats-Unis-Afrique (dans le cadre de l’Africa Business Forum) tenu le mardi 5 août, avec une certaine ironie, dans l’hôtel Mandarin Oriental à Washington !

Le paradigme « un pays, deux systèmes » est un embarras et un espoir (ou désespoir) pour Pékin, Taipei et Washington. Le mouvement démocratique de Hong Kong ravive la douleur de certains dirigeants et l’euphorie de forces démocratiques qui se profilent et maturent dans la région.

Par contre, ceux qui défient le PCC à Lahssa (Tibet) et à Urumqi, la capitale de la Région autonome ouïghoure du Xinjiang (nord-ouest de la République populaire, province turcophone et musulmane), font face à l’Armée populaire de libération. La répression y est implacable. Elle s’applique en l’absence, pour l’essentiel, de vidéos et de films. Il n’y a pas de diffusion des affrontements et de la répression sur les chaînes télévisées internationales.

Cette main de fer est l’expression d’un pouvoir centralisé, subissant des pressions centrifuges, y compris de la part de fractions de la bureaucratie des provinces qui n’a pas le rang de celle qualifiée de céleste mais qui peut accumuler des fortunes et du pouvoir. Une autorité centrale dont la seule idéologie est aujourd’hui un nationalisme exacerbé et des formules propres à Confucius, déjà utilisés à profusion par Mao. Les slogans du sage (du VIe siècle avant notre ère) formatés par l’équipe de communication de Xi Jinping peuvent être entendus (en passant) à une seule condition : le taux de croissance doit assurer l’emploi, les inégalités ne doivent pas exploser, les duels au sommet de l’appareil ne doivent pas fournir l’occasion d’ouvrir une brèche à un mouvement revendicatif, même initialement assez banal.

Un leadership remarquable, au sens premier du terme

Joshua Wong a résumé le sens de leur action par la formule : « Toute notre action est identique à semer des graines. » (The Guardian, 7 octobre 2014) Le mur des messages de soutien dans le quartier gouvernemental d’Admiralty rappelle le Mur de la démocratie où étaient collés entre novembre 1978 et décembre 1979, à l’ouest de la place Tiananmen, le long de la rue Xidan, les affiches manuscrites (dazibao). La grande différence, ce mouvement démocratique, qui partait du fond de secteurs jeunes de la société, était largement stimulé et contrôlé par des fractions de l’appareil du PCC, après la période dite maoïste. A Hong Kong, ce mur est l’illustration, à sa manière, de l’audience d’un mouvement démocratique organisé d’en bas et préparé par de longues batailles et des organisations décidées et courageuses.

L’intelligence tactique n’a pas manqué. Ainsi, lorsque le 2 octobre des attaques sont lancées contre deux camps d’occupants (tentes arrachées, barricades renversées) par des mafieux, la direction de la Fédération étudiante a immédiatement déclaré : « Nous refusons l’appel à négocier par le chef exécutif Leung Chun-ying. Tout le monde voit ce qui s’est passé aujourd’hui. Le gouvernement et la police ont fermé les yeux devant des actes de violence par les triades [organisations mafieuses historiques], gangs criminels qui visent les protestataires pacifiques. » Parallèlement, Geoff Crotthall, le responsable de la communication du China Labour Bulletin, déclarait : « Ce que nous devons comprendre, c’est que toute la violence vient d’une seule direction. Les journalistes et les passants n’ont pas été attaqués par les protestataires pro-démocratie. Toute la violence vient de ces voyous et hooligans. »

Il en va de même pour ce qui relève de la concentration des critiques sur CY Leung et sur la revendication de sa démission. Avec un sens de l’objectif à atteindre, du bras de levier à utiliser pour modifier le rapport de forces politique et symbolique, des leaders de Scholarism, de la Fédération des étudiants et d’autres ont expliqué sans détour : il faut isoler CY Leung, ne pas attaquer l’ensemble des membres du gouvernement et de l’administration. Pratiquement, ils n’avaient pas tort. Il suffit d’examiner la photo officielle, faite le 1er octobre à l’occasion de la fête nationale, pour les 65 ans de la création de la République populaire de Chine. Le pantin CY Leung échange un toast avec le vrai patron, le major général Tan Benhong, chef de l’Armée populaire de libération pour la Région administrative de Hong Kong. Voilà à qui s’affronte, en dernière instance, le mouvement démocratique.

Dès le 3 octobre, beaucoup de journalistes ont tartiné sur les hésitations et le manque d’objectifs des composantes du mouvement démocratique. Un leadership unifiant, disposant d’un réseau très large, s’édifie au travers d’une accumulation d’expériences, de luttes. Il exprime sa maturité face au caractère propre de l’événement qui s’inscrit, lui dans un mouvement d’ensemble mais surgit en tant que tel de manière assez aléatoire. Il serait des plus arrogant de ne pas prendre la mesure des capacités du et des leaderships, en termes organisationnels, politiques et de discours comme d’explications. Ces dernières font découvrir à des secteurs entiers de la population une réalité d’ensemble à partir de fragments éclairés par des débats, des déclarations du pouvoir, des affrontements avec des mafieux, des oppositions de petits commerçants ou de membres de l’administration.

Dès le mois de juillet, l’alliance entre les milliardaires – dont l’influence était dénoncée depuis des mois par le mouvement démocratique émergent – et l’administration ainsi que le PCC s’est concrétisée dans une pétition qui a de suite trouvé une tribune dans les médias internationaux. Dès le 29 juillet, le Financial Times titrait : « HK pétition dénonce le mouvement pro-démocratie ». Dans la meilleure tradition, il ne s’agissait pas des hommes d’affaires, pourtant bien mentionnés dans le texte, mais d’une entité politico-administrative cité dans le titre : HK ! La campagne continue et le China Daily la relaie. C’est un des pouvoirs (les milliardaires) auquel le mouvement doit faire face. Et son influence dans des fractions de la population n’est pas négligeable dans la mesure où il conditionne directement ou indirectement de nombreuses activités économiques. Même si les conducteurs de camion, lors d’une conférence de presse donnée le jeudi après-midi 9 octobre, ont indiqué qu’ils enlèveraient les barricades, si elles n’étaient pas enlevées… le 15 octobre. Ce qui montre une attitude pas typiquement pro-gouvernementale. Enfin, le monde des affaires a des relais dans le Parti démocratique, dont une fraction en rupture, dite des néo-démocrates, demande clairement l’enquête pour corruption contre CY Leung. Y compris dans ces strates, l’impact du mouvement démocratique existe.

Des négociations interrompues par le pouvoir. L’échéance du 10 octobre

Le numéro 2 de la région, la cheffe secrétaire Carrie Lam, a rompu de manière unilatérale les négociations prévues. Dans son intervention, elle a insisté sur les aspects illégaux de l’occupation. La réponse de Tommy Cheung Sau-yin, président du syndicat des étudiants de la Chinese University, a été la suivante : « Le gouvernement prend l’initiative d’annuler le dialogue, ce qui fait douter les gens de la sincérité des officiels. » Un terme faisant écho à l’accusation de Madame Lam sur le manque de sincérité des étudiants. Carrie Lam, qui remplace CY Leung, enterré politiquement, a mis l’accent sur un point : tout dialogue doit s’inscrire dans le cadre de la Loi fondamentale. Dit autrement, ce n’est pas à Hong Kong que se décident les modalités du futur suffrage universel et de l’élection du chef exécutif de Hong Kong. La Fédération des étudiants a appelé, par la voix de son vice-secrétaire, Lester Shum, à une manifestation de masse sur Harcourt Road, le vendredi 10 octobre, pour protester contre la rupture des négociations.

De nombreux meetings ont lieu dans les quartiers pour expliquer le sens que le mouvement voulait donner à la négociation avec le gouvernement, ce d’autant plus que Carrie Lam affirme qu’il « a changé ses revendications ». Selon elle, il demanderait au gouvernement chinois de modifier la Loi fondamentale, soit la mini-Constitution de Hong Kong. D’où la nécessité pour les étudiants d’expliquer leur projet et leur action.

Un député pro-démocratie, Alan Leong, a déclaré aux représentants des trois principales organisations qu’il était favorable à bloquer toutes les décisions parlementaires concernant les finances. Ce qui freinerait tout le processus législatif, comme le souligne Michael DeGolyer dans une déclaration au Wall Street Journal du 9 octobre (11h45). Alan Leong a utilisé une formule forte : « Entrons dans une période de non-coopération. »

Nous avions indiqué le 7 octobre que le mouvement démocratique de Hong Kong n’avait pas dit son dernier mot. Cela semble vrai, mais il serait d’une grande naïveté de sous-estimer la détermination du pouvoir réel, à Hong Kong et à Pékin, qui a cru qu’en laissant les étudiants se fatiguer, ils seraient de plus en plus ignorés. Qu’ils soient fatigués et qu’ils ressentent de multiples pressions, c’est certain. En même temps, la porte-parole de Scholarism, Agnes Chow, signale qu’ils peuvent dégager certaines plus petites rues et en occuper d’autres. Mais elle met l’accent sur la nécessité de se rendre dans les quartiers pour s’expliquer. Elle le relie à un fait : le nombre de personnes qui sont venues sur les lieux occupés les 1er et 2 octobre. A cela s’ajoutent les « visites » d’infirmières, d’assistants sociaux, d’employés, d’enseignants qui les aident en fin de journée. Ce qu’il y a de plus mature dans cette politisation accélérée, grâce à une praxis collective, ressort dans un moment clé comme la renonciation gouvernementale unilatérale à un dialogue. Ces gains resteront. L’issue de l’affrontement va bien au-delà du mouvement démocratique en tant que tel. Le 10 octobre nous indiquera le contenu et la dynamique d’une nouvelle étape. (9 octobre 2014)

Notes

(1) L’indice (ou coefficient) de Gini (du nom de statisticien italien Corrado Gini) est un indicateur synthétique d’inégalité de salaires, de revenus, de niveau de vie. Il varie entre 0 et 1. Il est égal à zéro dans une situation d’égalité parfaite, en termes de salaires, de revebu, de niveau de vie. A l’autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus inégalitaire possible pour les salaires (sauf un), les revenus, le niveau de vie. Entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que l’indice de Gini est élevé. (cau)

(2) De manière succincte, la courbe de Lorenz est une représentation graphique qui permet d’illustrer les inégalités de revenu. Elle est la représentation de la fonction qui, à la part X des détenteurs d’une grandeur (par exemple un revenu) associe la part Y de la grandeur détenue (le revenu). Une ligne droite qui part de l’angle gauche du carré pour atteindre l’angle au sommet, à droite, (bissectrice) exprime graphiquement une égalité parfaite. (cau)

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