Édition du 19 novembre 2024

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Luttes sociales

CÔTE D’IVOIRE

Grandes protestations à Abidjan : « On a faim ! »

Après les populations du Cameroun, du Burkina Faso, d’Haiti ou encore du Sénégal, les Ivoiriens ont à leur tour marqué leur vive désapprobation face à une situation sociale qui ne cesse de se détériorer. Les 31 mars et 1er avril derniers, les rues d’Abidjan ont été le théâtre de manifestations pour dénoncer la cherté de la vie.

Plusieurs centaines de personnes réclamaient de la part des autorités des solutions pour juguler l’augmentation exponentielle du prix de nombreuses denrées de première nécessité à l’instar de l’huile de palme (qui est passé de 600FCFA [1] à 1000FCFA), de la viande (1700FCFA à 2000FCFA) ainsi que du riz, du lait, du savon, des carburants … Là encore, la police a brillé par son acharnement à empêcher l’expression de la démocratie et à refuser à des populations affamées la possibilité de jouir d’un droit pourtant constitutionnellement reconnu. Les manifestations furent ainsi durement réprimées. Selon différentes sources, les forces de l’ordre ont fait usage de balles réelles. Il y aurait eu mort d’hommes [2].

Ces manifestations interviennent au lendemain d’une « virée nocturne » du chef de l’Etat ivoirien, Laurent Gbagbo, en compagnie du député socialiste Jack Lang à la « rue Princesse », réputée pour être la « rue de tous les vices ». Le député français déclarait d’ailleurs à cette occasion : « Je suis très heureux de me retrouver en compagnie du Président qui, on l’a vu ce soir encore, bénéficie d’une grand popularité à Abidjan et notamment dans les quartiers populaires. […] Abidjan, plus que jamais, est une ville vivante et certainement l’une des villes les plus vivantes de l’Afrique tout entière ». Ce « bain de foule » a certainement mis le feu aux poudres. Une chose est certaine, la population ivoirienne a démontré à son président ainsi qu’à son hôte qu’elle était bien « vivante », mais qu’elle ne le resterait plus longtemps si l’on ne mettait pas un terme à la situation désastreuse que subit la Côte d’Ivoire. En témoignent l’état du chômage qui touche plus de 40% de la population active. Selon l’indice de développement humain (IDH élaboré par le Programme des Nations Unis pour le développement - PNUD), la Côte d’Ivoire se place en 166e position sur 177 pays.

Ces soubresauts de colère mettent en exergue une situation qui tire incontestablement son origine des impacts socio-économiques de la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel en Côte d’Ivoire.

La Côte d’Ivoire a longtemps été réputée pour sa réussite dans le commerce de café et de cacao, cette agriculture exportatrice qui faisait vivre plus d’un tiers de la population ivoirienne et contribuait à 40% de la production mondiale de cacao. Ce « miracle ivoirien » était notamment dû à une bonne gestion des revenus de l’agriculture. En effet, les paysans étaient assurés d’un revenu fixe garanti par la Caistab (Caisse de stabilisation) qui laisse aux planteurs le soin de fixer les prix et qui prélève les taxes. Le marché du café et du cacao est en plein essor et sert notamment à financer de nombreux projets d’infrastructures. Cette situation dure jusqu’à la fin des années 1970 et s’effondre littéralement lors de la crise économique mondiale du début des années 1980.

Le déclenchement de la crise de la dette au début des années 1980 a permis aux IFI (institutions financières internationales) de sortir de l’ombre où elles avaient été reléguées à la suite de l’effondrement du système de Bretton Woods. Comme solution pour gérer ladite crise, elles imposent des plans d’ajustement structurel (PAS) qui constituent un prélude au Consensus de Washington [3] et une technique de subordination aggravée des pays du Tiers-monde aux pays les plus industrialisés, dont font partie les anciennes puissances coloniales comme la France. C’est ainsi que depuis lors, les prêts des IFI mais aussi toute action sur la dette (restructuration, réduction ou annulation de la dette) sont conditionnés par la conclusion préalable d’un accord concernant un programme d’ajustement structurel, véritable symbole de la mise sous tutelle des économies des PED (pays en voie de développement).

L’ajustement structurel s’analyse en un ensemble d’exigences libérales parmi lesquelles l’on compte la réduction des dépenses publiques donc de l’intervention de l’Etat, la privatisation et l’ouverture des marchés. Ces trois facettes du néolibéralisme n’ont pas manqué de causer des dégâts socio-économiques dans une Côte d’Ivoire où la situation des populations rend indispensable l’intervention étatique. Il en résulte une hausse des coûts des services puisque du social avec l’Etat, l’on passe à la recherche de profit avec le privé.

L’ajustement en Côte d’Ivoire s’est également attaqué à la filière café-cacao. En effet, au milieu des années 1980, avant que la Côte d’Ivoire subisse la chute des marchés internationaux, entre dans la spirale de la dette et soit contrainte à l’ajustement structurel et à la libéralisation, la gestion de la filière cacao consistait en un système où le pouvoir politique pouvait jouer sur les quotas d’exportation (via la Caistab) pour répartir la manne cacaoyère entre les différents acteurs économiques, eux-mêmes parties prenantes du jeu politique.

Malgré la lutte du pouvoir politique et des opérateurs privés ivoiriens pour freiner le processus, la libéralisation de la filière cacao est totale en août 1999 [4], et la Caisse de stabilisation perd son rôle régulateur. Les effets de cette libéralisation se sont vite fait sentir : la précarisation des planteurs qui ont perdu face aux banques et aux acheteurs étrangers toutes garanties et protections réelles, entraînant par voie de conséquence une dégradation de leur situation financière. Les producteurs de cacao estiment avoir perdu entre 1998 et 2001 près de la moitié de leurs revenus et imputent à la libéralisation [5] la responsabilité de cette baisse, dramatique pour eux. L’incidence de la pauvreté est, depuis 1995, supérieure à 40% dans les régions propices à la culture du cacao [6]. Le prix au producteur est passé de 570 FCFA/kg lors de la campagne agricole de 1998/99 (la dernière de la stabilisation) à 220-260 FCFA en 2000.

La dévaluation du franc CFA en 1994, qui, elle aussi est une manifestation des attentes libérales des bailleurs, n’a pas non plus manqué d’avoir un impact négatif pour les populations ivoiriennes.

Si en termes économiques, on a pu observer après la dévaluation, des performances relativement bonnes pour la Côte d’Ivoire, il est à relever que le changement de parité a essentiellement profité aux secteurs dynamiques de l’économie, orientés vers l’exportation. Au lendemain de la dévaluation, la pauvreté en Côte d’Ivoire n’apparaît plus seulement comme un phénomène rural mais de plus en plus comme un problème urbain. En effet, durant les années qui ont suivi la dévaluation, la pauvreté a augmenté en milieu urbain. Le taux de pauvreté a été multiplié par 2.8 en milieu rural alors qu’à Abidjan, il est multiplié par 15.8 et il quadruple dans les autres centres urbains [7]. Longtemps, les questions de pauvreté urbaine n’ont pas été d’actualité en Côte d’Ivoire ; la question devient plus présente du fait essentiellement de la dévaluation du franc CFA et de ses effets défavorables, qui se résument dans la cherté accrue de la vie.

Les institutions financières internationales ne sont donc pas étrangères à la situation chaotique que subit aujourd’hui la population ivoirienne, et ce n’est certainement pas le « new deal » envisagé par le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, et qui consiste en un renforcement de la distribution des produits alimentaires vitaux par le PAM (Programme alimentaire mondial de l’ONU) ni l’augmentation dérisoire (485 à 800 millions d’euros pour toute l’Afrique !) du budget pour l’agriculture préconisée encore une fois par Zoellick, qui vont changer la donne. Encore moins les mesures envisagées par le président Gbagbo qui suggère de baisser la TVA de moitié (de 18% à 9%) sur les produits de première nécessité, ou encore la suspension des droits de douanes sur une demi-douzaine de ces produits durant les trois prochains mois.

Il est nécessaire de s’opposer aux politiques libérales qui ne cessent de démontrer leurs limites, pour mettre en œuvre des programmes dont l’unique objectif est de prendre réellement soin des populations qui crient leur désespoir à la face du monde, à l’instar de cette ménagère ivoirienne : « on est fatigué, on a faim ».


Source : http://alternatives-international.net/article1984.html

Source de l’image : http://static.dailymotion.com/dyn/preview/320x240/4348559.jpg


[11 Euro = 655,957 FCFA

[2Les informations varient en ce qui concerne le nombre de morts, Radio France Internationale parle d’un mort et de nombreux blessés.

[3Les exigences libérales contenues dans les PAS des années 1980 et les programmes de lutte contre la pauvreté des années 1990 ont été résumées par John Williamson dans la notion de Consensus de Washington qui comporte dix préceptes.

[4Celle du café est intervenue en 1997.

[5Une analyse d’Anne Bednik (Monde Diplomatique) montre que ces fonds privés furent, la plus grande partie du temps, détournés à d’autres fins que celles d’assurer un niveau de vie supportables aux agriculteurs ivoiriens. Voici d’ailleurs deux exemples qu’elle cite : 9 milliards de francs CFA (1,3 million d’euros) ont payé l’acquisition d’une usine de broyage aux Etats-Unis tandis que 30 autres milliards (4,5 millions d’euros) ont été consacrés au réarmement des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire.

[6Marchés tropicaux et méditerranéens, n°2935, 8 février 2002, page 265

[7Valéry Garandeau, La Côte d’Ivoire : l’après Houphouët-Boigny, De la dévaluation de 1994 à l’élection présidentielle de 2000, op. cit.

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