Édition du 12 novembre 2024

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Grande-Bretagne - Dossier. Jeremy Corbyn : « l’austérité est le choix des travaillistes »

Après 14 ans de multiplication par deux de la richesse des milliardaires, le choix des élites politiques d’affamer les retraité·e·s [1] et les enfants montre que l’austérité est une véritable escroquerie.

Tiré de A l’Encontre
28 septembre 2024

Par Jeremy Corbyn

Keir Starmer lors du congrès du Labour Party à Liverpool, du 22 au 25 septembre 2024.

Chaque jour, mes électeurs et électrices font des choix difficiles. Des choix difficiles comme celui de savoir s’ils doivent chauffer leur maison ou mettre de la nourriture sur la table. Des choix difficiles comme contracter un prêt pour payer le loyer de ce mois-ci. Des choix difficiles comme vendre leur maison pour payer les charges sociales de leur famille.

Les gens doivent faire des choix difficiles parce que les gouvernements ont fait les mauvais choix. Nous avions averti que l’austérité des conservateurs affaiblirait notre économie et décimerait nos services publics. Nous avons été ignorés et ce sont les plus pauvres de la société qui en ont payé le prix. L’austérité n’est pas un simple mot à la mode. C’est la réalité actuelle et brutale pour des millions de personnes qui ont été poussées dans le dénuement. C’est le visage du désespoir et de l’anxiété de ceux et celles qui sont contraints à la spirale de l’endettement. C’est une nuit glaciale pour le nombre record de personnes qui dorment dans la rue. C’est le cimetière des personnes privées d’un soutien vital : plus de 300’000 décès en surnombre ont été attribués aux politiques d’austérité.

Nous parlons souvent de l’austérité en termes de « réduction des dépenses publiques », mais ce n’est qu’un aspect de la question. En privant les services publics de ressources, le gouvernement a créé une excuse commode pour leur privatisation. Nous l’avons vu de manière particulièrement aiguë avec le NHS (National Health Service) : un service public sous-financé n’entraîne pas seulement une dégradation des soins de santé publics, mais aussi une perte de confiance dans le principe même des soins de santé publics. L’austérité n’a jamais eu pour but d’économiser de l’argent (la dette du Royaume-Uni a augmenté chaque année sous les conservateurs). Il s’agissait de transférer de l’argent des plus pauvres vers les plus riches. Entre 2010 et 2018, la richesse agrégée du Royaume-Uni a augmenté de 5,68 billions de livres sterling : 94% sont allés aux 50% de ménages les plus riches ; 6% sont allés aux 50% les plus pauvres. Alors que la pauvreté infantile atteignait son niveau le plus élevé depuis 2007 (The Guardian,14 juillet 2022), déjà en 2025 les milliardaires britanniques ont plus que doublé leur richesse depuis la récession de 2009.

Cela relevait d’une décision politique de réduire, de démanteler et de vendre aux enchères nos services publics. Et ce sera une décision politique de répéter cette expérience économique ratée. Le 27 août 2024 [à propos du budget qui sera présenté en automne], le Premier ministre (Keir Starmer) a déclaré à la nation : « Cela va être douloureux », préparant le peuple à des « choix difficiles ». Les conservateurs l’ont-ils autorisé à réutiliser leurs slogans ? D’autres ministres sont allés plus loin, indiquant qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’appauvrir les enfants et les retraité·e·s. Maintenir les enfants dans la pauvreté est apparemment inévitable si l’on veut « rétablir » les finances publiques. La suppression de l’allocation de chauffage pour l’hiver [1] est une nécessité, nous a-t-on dit de manière, si nous voulons mettre un terme à l’effondrement de la livre sterling.

Il est stupéfiant d’entendre les ministres du gouvernement essayer de tromper la population. Le gouvernement sait que plusieurs choix s’offrent à lui. Il pourrait instaurer un impôt sur la fortune qui rapporterait plus de 10 milliards de livres sterling. Il pourrait cesser de gaspiller l’argent public dans des partenariats avec le privé. Il pourrait procéder à une redistribution fondamentale du pouvoir en faisant en sorte que l’eau et l’énergie deviennent des biens publics à part entière. Au lieu de cela, ils ont choisi de retirer des ressources aux personnes à qui l’on avait promis que les choses allaient changer. Il y a beaucoup d’argent, mais il est entre de mauvaises mains – et nous ne nous laisserons pas berner par les tentatives des ministres de feindre le regret face à des décisions cruelles qu’ils savent ne pas devoir prendre.

D’autant que, pour certains ministres, il n’y a pas lieu de regretter quoi que ce soit. Non, la suppression de l’allocation de chauffage en hiver est prétendument un choix progressiste, puisqu’elle retire l’aide à ceux et celles qui n’en ont pas besoin pour la diriger vers ceux qui en ont le plus besoin. La réalité est tout autre. La mise sous condition de l’allocation ne permet pas de s’assurer que l’aide va là où elle est le plus nécessaire. Seuls 63% des retraité·e·s qui remplissent les conditions pour bénéficier du « Pension Credit » [allocation en plus de la Pension d’Etat ] en font la demande. Si cela devient une règle pour les allocations de chauffage en hiver (Winter Fuel Payment], près d’un million de retraité·e·s les plus pauvres n’en bénéficieront pas. L’IFS (Institute for Fiscal Studies) a calculé qu’il en coûterait au gouvernement plus de 2 milliards de livres sterling pour garantir un taux d’utilisation de 100%, soit plus que le 1,4 milliard de livres sterling qu’il prétend économiser en procédant à cette réduction.

En outre, le prix à payer est bien plus élevé. Il s’agit de la destruction d’un principe fondamental : l’universalisme. Un système universel d’aide sociale réduit la stigmatisation des personnes qui en dépendent et supprime les obstacles pour ceux qui trouvent difficile de faire une demande (ces deux raisons expliquent pourquoi le taux d’utilisation des aides sous condition de ressources est si faible). Quelle sera la prochaine étape de la mise sous condition de revenus ? La pension d’Etat ? Le NHS ?

Si le gouvernement se préoccupe vraiment de l’inégalité des richesses, il ne s’attaquera pas au principe de l’universalisme. Il augmenterait les impôts sur les plus riches de notre société. De cette manière, nous nous assurons que tout le monde bénéficie du soutien dont il a besoin et que ceux qui ont les épaules les plus larges paient leur juste part.

La politique est une question de choix. Le Parti travailliste a été créé pour améliorer les conditions de vie des plus démuni·e·s ; ceux qui choisissent d’enfoncer les enfants et les retraités dans la pauvreté devraient se poser la question suivante : est-ce pour cela que mes électeurs et électrices m’ont élu ? Je suis fière de travailler avec d’autres députés au Parlement qui ont été élus pour défendre un monde plus égalitaire. Nous pensons que l’austérité est le mauvais choix – et notre porte est toujours ouverte à ceux qui veulent faire un choix différent.

Le principe de l’universalisme est le principe d’une société qui prend soin de chacun et chacune. C’est un principe qui vaut la peine d’être défendu. (Article publié dans le magazine Tribune le 10 septembre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Jeremy Corbyn est député d’Islington North et membre du groupe des députés de l’Independent Alliance (créé le 2 septembre 2024 et composé de 5 députés).


[1] Lors du Congrès du Parti travailliste à Liverpool, l’option à ce sujet, entre autres, de la Chancelière de l’Echiquier est décrite de la manière suivante par Hugo Gye et Chloe Chaplain dans Inews le 23 septembre 2024) : « Rachel Reeves envisage de réduire le budget de l’aide sociale afin de consacrer plus d’argent aux investissements à long terme, alors qu’elle s’apprête à élaborer un budget visant à économiser de l’argent. Une source proche de la chancelière a déclaré : “S’il y a des économies à réaliser dans le budget de la protection sociale, elle souhaite les trouver” […] La chancelière a fait l’objet d’intenses pressions de la part de députés, des organisations caritatives et des syndicats pour qu’elle revienne sur sa décision de supprimer les aides aux dépenses de chauffage en hiver pour la plupart des retraité·e·s. Elle a toutefois défendu cette politique controversée en déclarant aux militant·e·s : “J’ai fait le choix d’évaluer les ressources de mes concitoyens. J’ai fait le choix de mettre sous condition de ressources la contribution de chauffage pour l’hiver, afin qu’elle ne soit versée qu’aux personnes qui en ont le plus besoin. Je sais que tout le monde ­– dans cette salle [lors du Congrès] ou dans le pays – ne sera pas d’accord avec chacune de mes décisions. Mais je ne me déroberai pas à ces décisions.” Rachel Reeves, qui a été mise en garde contre le retour de l’austérité, a cherché à modifier sa réputation de rhétorique négative en évoquant les avantages à long terme d’une approche stricte des finances publiques. » (Inews, 23 septembre 2024). Voir ci-après l’article de Andrew Fisher. (Réd.)

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Il existe une contradiction fondamentale au cœur de la stratégie économique du Labour

Par Andrew Fisher

La chancelière de l’Echiquier Rachel Reeves, lors du congrès du Labour.

L’austérité est-elle terminée ? C’est la question qui a dominé le discours de la Chancelière de l’Echiquier [responsable des finances et du trésor], Rachel Reeves [1], lors de la conférence du Parti travailliste [elle s’est tenue du 22 septembre au 25 septembre 2024, à Liverpool]. Le discours pessimiste sur un « budget douloureux » et le sempiternel refrain des « choix difficiles » ont été réduits au minimum. Au lieu de cela, Rachel Reeves a déclaré lors de la conférence du Parti travailliste : « Mon ambition pour la Grande-Bretagne ne connaît pas de limites parce que je vois le bénéfice que nous pouvons en tirer si nous faisons les bons choix, maintenant. »

Mais s’agit-il de la même matière enrobée d’un langage plus optimiste ? Du vieux vin dans de nouvelles bouteilles ? L’austérité avec un visage souriant ? Les « bons choix » sont-ils la nouvelle appellation des « choix difficiles » ?

Lors de sa tournée des médias ce matin [du 23 septembre], Rachel Reeves a promis de « ne pas revenir à l’austérité ». Interrogée sur ce qu’elle entendait par là, Rachel Reeves a déclaré à l’émission Today de la BBC Radio 4 qu’il n’y aurait pas de réduction des dépenses publiques en termes réels, mais qu’il s’agissait d’une décision prise au cours de la session du Parlement et non dans le cadre de l’élaboration du budget. Son porte-parole l’a confirmé après son discours.

Le professeur Simon Wren-Lewis [University of Oxford], qui fait partie des nombreux économistes [entre autres Mariana Mazzucato, University College London, Jonathan Portes, King’s College London,Mohamed El-Erian, ancien CEO de Pimco !] de haut vol ayant écrit une lettre ouverte [Financial Times, 15 septembre] à la Chancelière de l’Echiquier pour lui faire part de leurs inquiétudes quant à la stratégie économique du Parti travailliste. Ils estiment que le point de référence (benchmark) devrait être plus élevé : « L’austérité concerne les niveaux des prestations publiques, pas les changements. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une austérité aiguë. La tâche des travaillistes est maintenant de commencer à y mettre fin, ce qui signifie que la part des dépenses publiques dans le PIB doit augmenter de manière significative au fil du temps. »

Nous ne saurons pas avec certitude quelles seront les augmentations de financement pour les services publics avant le budget, lorsque les « intellos » comme moi pourront se plonger dans le Livre Rouge du Budget-Budget Red Book [2] et l’analyse de l’OBR [Office for Budget Responsability], mais l’équipe de Rachel Reeves refuse d’exclure, cette année, des coupes dans les dépenses des ministères.

Sans le dire clairement, le message semble être que l’austérité est de retour, mais seulement temporairement, et que, contrairement à l’austérité des conservateurs, elle permettra en quelque sorte de « réparer les fondations ».

Rachel Reeves a déclaré ce matin à Sky News : « Nous équilibrerons les comptes », soulignant qu’une croissance économique soutenue doit être construite sur la base de la stabilité. Mais la stabilité pour qui ? Il n’y a rien de stable pour les millions de ménages qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts en raison des bas salaires, des prestations sociales de misère et, ne l’oublions pas, des retraites publiques les plus faibles d’Europe.

La réduction des allocations de chauffage pour l’hiver sera ressentie comme une mesure d’austérité par les ménages retraités alors que les prix de l’énergie augmenteront de 10% à partir du mois prochain [octobre]. Les fonctionnaires du Trésor annoncent également de manière inquiétante qu’il y a « des économies à réaliser dans le budget de la protection sociale ».

L’austérité que subissent les services publics depuis une quinzaine d’années freine la croissance économique. Les longues listes d’attente du NHS [National Health Services] empêchent des personnes en âge de travailler de le faire, et l’absence de services sociaux adéquats oblige de nombreuses personnes en âge de travailler à abandonner leur travail ou à réduire leur temps de travail pour s’occuper de leurs proches. Il en va de même dans de nombreux autres domaines du secteur public. L’investissement pourrait contribuer à stimuler la croissance.

Si l’accent a été mis sur la « confiture » de demain, la douleur d’aujourd’hui est sans aucun doute toujours présente. C’est cette même mentalité malavisée qui a conduit le Parti travailliste, avant les élections, à revoir à la baisse son plan vert pour la prospérité – les 28 milliards de livres sterling d’investissements supplémentaires que Rachel Reeves avait annoncés dans la même salle [à Liverpool] il y a trois ans. Lorsqu’il a été lancé à l’occasion de la conférence du parti en 2021, il a été présenté comme un moteur essentiel de la croissance. En 2023, Keir Starmer avait présenté sa « mission » pour que le Royaume-Uni atteigne la croissance soutenue la plus élevée du G7. La pierre angulaire de ce projet était, alors, « un plan de prospérité verte qui fournira l’investissement catalytique nécessaire pour devenir une superpuissance de l’énergie propre ».

Mais ensuite, après des mois de briefing et de contre-briefing, il a été expliqué que parce que l’économie allait mal, les propositions devaient être édulcorées – même si le plan était censé être la solution au fait que l’économie allait mal.

L’argument de Rachel Reeves semble être que « nous ne pouvons pas faire de bonnes choses tant que nous n’avons pas de croissance », mais ce sont les bonnes choses qui stimulent la croissance – en les retardant, on retarde la croissance.

Cette même inertie a entaché les premiers mois de gouvernement du Labour. Malgré toute la rhétorique sur l’investissement et la stratégie industrielle, les travaillistes sont restés les bras croisés face à l’effondrement des aciéries de Port Talbot [situées dans le Pays de Galles, le propriétaire Tat Steel supprime quelque 2800 emplois, comme conséquence du démantèlement deux hauts-fourneaux, avec délocalisation en Inde, pour l’émission de CO2] et de Scunthorpe [British Steel « ferme » deux hauts-fourneaux, avec réduction de 2200 emplois, suite une reconversion vers des fours électriques], à l’annonce de la fermeture [en 2025, 400 emplois en jeu] de la raffinerie de Grangemouth (Ecosse] et au fait que les chantiers navals Harland&Wolff (Belfast) sont sous le coup d’une ouverture de procédure de faillite.

Rachel Reeves a parlé de « choses fabriquées ici en Grande-Bretagne et exportées dans le monde entier ». Les métallurgistes et les travailleurs de la construction navale ne sont pas concernés. S’il existe une stratégie industrielle, sa nature n’est pas encore claire. Rachel Reeves a déclaré qu’elle publierait une stratégie industrielle le mois prochain, mais cela ne sera pas d’un grand réconfort pour les travailleurs de l’industrie qui perdent leur emploi aujourd’hui.

En n’inversant pas l’austérité maintenant (qu’il s’agisse de « choix difficiles » ou de « bons choix »), le parti travailliste risque de poursuivre sur la voie de la spirale descendante, au lieu de nous en sortir.

Le langage plus optimiste ne peut masquer cette contradiction fondamentale au cœur de la stratégie économique du Labour – et les mots plus rassurants de Reeves ne peuvent cacher cette contradiction. (Opinion publiée par I News le 23 septembre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Andrew Fisher est un ancien directeur exécutif de la politique du Parti travailliste.


[1] Rachel Reeves est une économiste, membre du Parti travailliste, députée de la circonscription de Leeds West depuis 2010. Elle fut, dès 2013, Secrétaire d’Etat au Travail et aux Retraites du cabinet fantôme, jusqu’en 2015. Elle ne revient pas dans le cabinet fantôme, après un congé maternité, suite à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête de Labour. Elle retrouve la position – de mai 2021 à juillet 2024 – de Chancelière de l’Echiquier du cabinet fantôme, une fois Keir Starmer à la direction du parti après qu’il eut écarté les partisans de Corbyn. Le 5 juillet 2024 Keir Starmer la nomme Chancelière de l’Echiquier de son gouvernement. (Réd)

[2] La mallette budgétaire est la mallette rouge recouverte de cuir qui contient le discours du budget. Traditionnellement, le jour du budget, le chancelier est photographié sur les marches du 11 Downing Street, brandissant la boîte budgétaire. (Red.)

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