Tiré de la revue Contretemps
13 juin 2024
Par Paul Elek
L’annonce surprise de la dissolution de l’Assemblée nationale, moins d’une heure après les résultats des élections européennes, a pris de court jusqu’aux rangs de l’ancienne minorité présidentielle. Si la séquence électorale de 2022 n’avait en rien résolu la confrontation des trois blocs politiques en constitution depuis 2017, elle avait laissé place à des signes de plus en plus visibles de la décomposition de la Ve République.
En deux ans, et en l’absence de majorité stabilisée, seuls l’instrumentalisation autoritaire de la Constitution (et du règlement de l’Assemblée nationale) et les coups de poker des accords au cas par cas avec Les Républicains et le Rassemblement National alimentaient l’illusion d’un maintien du cours des affaires. Deux longues années durant lesquelles la direction du pays s’est faite sans approbation par un vote du Parlement, le budget de l’État pour 2023 et celui de 2024, comme les réformes majeures (à l’image de celle des retraites), ayant été imposées par 49.3. C’est l’échec cinglant du parti présidentiel aux européennes, perdant plus d’1,5 million de voix par rapport à l’édition précédente, qui semble marquer aujourd’hui la limite ultime des recompositions électorales du bloc bourgeois savamment orchestrées par Emmanuel Macron depuis sa victoire en 2017.
À mesure que la stratégie d’annexion de la base sociale de la droite se déclinait comme autant de reprises des propositions xénophobes et liberticides de la droite et de l’extrême-droite par la « Macronie », l’affrontement semblait inévitable entre l’ancien bloc bourgeois [1], réorganisé en « bloc de droite 2.0 » [2] et le nouveau bloc bourgeois en gestation sous le patronage national-réactionnaire du RN. Le processus d’alignement idéologique entre toutes les formations de droite sur le triptyque consensus néolibéral / fracturation raciste du corp social / autoritarisme pouvait-il d’ailleurs mener à autre chose que la constitution d’un nouvel « arc réactionnaire » [3] qui menacerait le rôle de direction du va-tout de la bourgeoisie qu’incarnait Emmanuel Macron ?
En prenant la décision de dissoudre l’Assemblée nationale, le chef de file des pompiers pyromanes a parié sur la division de la gauche avec en ligne de mire l’objectif d’abattre la « gauche du désordre au parlement ». Car si c’est la gauche, sous la forme de la coalition NUPES, qui avait empêché le parti présidentiel d’obtenir une majorité au parlement en 2022, la cible réelle reste la France Insoumise. Dans la période, en dehors de son action d’opposition parlementaire farouche, la formation politique a surtout joué le rôle de paratonnerre des forces dynamiques au sein du camp social, celles arrimées sur une ligne de rupture claire avec le consensus néolibéral et l’affirmation de sa mue raciste-autoritaire.
Or c’est ce rapport de force à gauche, imposé lors de deux élections présidentielles par la candidature de Jean-Luc Mélenchon, qui fait peur à une bourgeoisie ne voyant pas d’un bon œil l’affaiblissement des forces qui ont joué ses supplétifs à gauche. Du tournant de la marche contre l’islamophobie à la révolte des quartiers populaires contre les crimes policiers en passant par la bataille contre la réforme des retraites ou le génocide à Gaza, c’est bien une France Insoumise poussée par les mouvements populaires qui a fait face à l’agenda du pouvoir, devenant un point de repère, bon gré mal gré, de beaucoup de militants et d’électeurs à gauche.
Comment expliquer autrement la progression d’un million de voix aux européennes de ladite formation malgré le contexte maccarthyste installé par une Macronie qui a ajouté aux musulmans une longue liste d’ennemis désignés de l’État où se succèdent toutes les incarnations de l’opposition à sa politique, des « gilets jaunes » aux « islamogauchistes », en passant par les syndicalistes jugés trop combatifs, les supposés « écoterroristes » des Soulèvements de la Terre et les convoqués pour apologie de terrorisme ? À en croire les partisans du gouvernement, la France Insoumise – dont la proposition politique a surtout des airs du programme commun de 1972 [4] – serait d’ailleurs une chimère à mi-chemin entre Action Directe et le Hamas.
À court terme, Emmanuel Macron a fragilisé sa centralité politique en créant les conditions d’émergence de deux nouvelles alliances électorales à gauche et à l’extrême-droite qui préfigurent peut-être la réorganisation en deux blocs socio-politiques de la société française. Face au risque d’un parlement dominé par le RN, l’annonce de législatives anticipées a poussé les formations de l’ex-NUPES à envisager un nouvel accord, tandis que le Rassemblement National lance son appel au rassemblement de « tous les patriotes », fort des 9,5 millions de voix de l’extrême-droite aux européennes. L’hubris n’excluant pas la folie, voilà que Jupiter cavale désormais derrière l’actualité et se propose d’intervenir jusqu’à trois fois par semaine dans le débat public pour exister dans l’étau qu’il a lui-même resserré. L’effondrement du bloc bourgeois étant engagé, dans son sillage, se réouvrent les plaies du « transformisme » bancal à l’origine de sa constitution entre 2017 et 2022.
La formule « Plutôt Hitler que le Front Populaire » restera l’horizon de la bourgeoisie, mais la situation actuelle se présente d’abord comme une nouvelle phase de recomposition de ses différentes chapelles. Le lendemain de l’accord annoncé par les organisations de gauche pour les législatives anticipées, ce sont d’ailleurs les bataillons périphériques du bloc bourgeois qui ouvrent le bal de la panique. Les Républicains écartelés depuis sept ans entre le rôle de supplétifs de la Macronie et celui de moines copistes du RN se déchirent.
Alors qu’Eric Ciotti a négocié une coalition avec le RN pour près de 80 candidats LR, des ténors du parti, à commencer par les chefs des groupes parlementaires au Sénat et à l’Assemblée nationale, se sont réunis dans un bureau politique d’exception pour engager sa destitution de la direction de l’organisation ainsi que son exclusion et celle de ses partisans. Après s’être enfermé comme un forcené dans le siège en le vidant de ses salariés dans un moment tragi-comique savoureux, le député niçois, campe désormais sur ses positions arguant du soutien de milliers d’adhérents et de l’illégalité des procédures engagées contre lui. Reste à savoir comment la vieille garde outrée par son initiative compte tirer son épingle du jeu quand tous continuent d’osciller entre alliance tacite avec le parti présidentiel et attente d’une hypothétique recomposition de la droite post-Macron pour se refaire. La chute de la maison gaulliste Les Républicains est donc actée, mais le supplice pourrait durer.
Quant à la droite du PS, la voilà qui bouillonne et mise sur l’illusion Raphaël Glucksmann. « Plutôt Macron que la France Insoumise », voilà le cri de ralliement des partisans socialistes de la solidarité coloniale avec Israël et de la vieille « hollandie » menée par Bernard Cazeneuve. Les soutiens d’Anne Hidalgo et le groupuscule Place Publique ont, eux, déjà annoncé s’organiser pour présenter descandidatures dissidentes aux législatives à Paris. Enfin, cerise sur le gâteau, au-delà même des rivages adjacents de feu le bloc bourgeois, la boutique néofasciste Reconquête se fracasse aussi sur l’alliance proposée par Marion Maréchal avec le RN. Le raciste multirécidiviste à sa tête, dans sa fureur, l’a ainsi exclue du parti dénonçant une trahison supplémentaire au sein d’une longue carrière en la matière. Pas faux.
Si le bloc bourgeois s’effrite, rejoint par certains vestiges du monde qu’il avait participé à enterrer, les jeux ne sont pas faits. Pour achever la bête, une nouvelle coalition électorale à gauche pourrait être une étape nécessaire, mais en rien une garantie suffisante. L’enjeu de son périmètre programmatique sera l’objet d’une bataille intense tant les divisions entre les formations de gauche à la recherche d’une voie d’apaisement face à la crise politique et celles engagées pour une ligne de rupture avec le capitalisme et l’ordre social raciste sont vives et éloignent l’avènement d’un projet d’émancipation collective. À peine, peut-être, le geste pourrait-il permettre d’éviter le pire au sein de l’espace parlementaire, mais comme disait le poète : « Quand les blés sont sous la grêle/ Fou qui fait le délicat/ Fou qui songe à ses querelles/ Au cœur du commun combat » [5]. Cette nouvelle coalition électorale de la gauche pourrait a minima déjouer l’intention d’Emmanuel Macron de se poser une nouvelle fois comme un rempart à l’extrême-droite pour rafler la mise, quand il a été dans les faits un « boulevard » pour son accession au pouvoir [6].
Le consensus politique qui s’est exprimé en faveur de la répression des révoltes provoquées par le meurtre du jeune Nahel et l’unilatéralisme médiatique en faveur du soutien inconditionnel à l’État colonial israélien ont entravé la possibilité de tirer les leçons de l’échec cinglant de la NUPES en faisant de la France Insoumise et du camp internationaliste une citadelle assiégée. L’absence d’un espace politique à même de permettre l’intervention populaire dans le destin de la coalition l’avait par ailleurs sans doute déjà condamné à l’instabilité en raison de la lutte acharnée pour la direction politique du camp social entre son aile modérée et son aile « radicale ».
L’opportunisme constaté de certains des appareils de la NUPES (aujourd’hui Nouveau Front Populaire) incapables de s’opposer à l’agenda du pouvoir a achevé d’en clouer le cercueil, pour des résultats piteux dans le scrutin européen. Si, de nouveau, la pression populaire pour l’union et l’instinct de préservation des intérêts boutiquiers ont forcé la main aux appareils pour un « accord au sommet », le contexte de constitution express du « Nouveau Front Populaire » diffère cependant de la genèse de la Nupes au sortir de l’élection présidentielle de 2022.
L’identification saisissante du danger fasciste et le sursaut qu’elle pourrait provoquer laissent entrevoir cette fois l’opportunité de mener la bataille au-delà de l’espace électoral afin d’imposer de l’extérieur le contrôle populaire des nouveaux serments proclamés. Les principales organisations syndicales ouvriront le bal ce week-end avec un appel à manifester contre l’extrême-droite et à « porter la nécessité d’alternatives de progrès pour le monde du travail », et seront rejointes par des organisations de la société civile à l’image de la LDH ou d’Attac qui s’engagent également dans la bataille.
L’heure devrait être a minima à la constitution d’une coordination des états-majors du camp social dans le respect de l’autonomie des rôles de chacun, et, dans son sillage, d’un programme d’intervention populaire dans le débat, peut-être sous la formation de comités locaux pour le nouveau front populaire (une expérience déjà ancienne – 2005-2006 – de comités unitaires locaux, à l’occasion du référendum sur le Traité constitutionnel européenne, avait été une réussite).
Quant à l’état de furie du débat politique et médiatique dans lequel s’engage la bataille, Paul Nizan en suggérait déjà les termes en 1932 en écrivant : « Quand la pensée bourgeoisie résiste à la révolution, elle feint de croire et croit qu’elle défend la société humaine contre les agressions, contre les régressions barbares. » »[7]. Il est temps de faire mentir cette prétention infâme !
Notes
[1] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, (Nouvelle édition actualisée et augmentée) Raisons d’agir, 2018.
[2] Bruno Amable, Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?, La Dispute, 2022
[3] Voir Paul Elek, « Sur l’arc réactionnaire : quelques thèses à propos de la crise politique en 2024 », #Positions, 14 janvier 2024 [en ligne].
[4] Ce programme de gouvernement signé par le PS et le PCF en 1972 portait même sans doute une ambition politique plus radicale sur certaines questions économiques et sociales mais ne prenait pas en compte nombre de thématiques actuelles comme la question d’une transition écologique.
[5] Aragon, la rose et le Réséda : https://www.poesie.net/aragon4.htm Compléter la réf + lien (ou lien direct dans le texte).
[6] Sébastien Fontenelle, Macron et l’extrême droite : Du barrage au boulevard, éditions Massot, 2023
[7] Paul Nizan, Les chiens de garde, 1932
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