Tiré de Entre les lignes et les mots
Au niveau européen et international, la France est régulièrement critiquée pour son haut niveau d’impunité, que révèle le très faible nombre de condamnations. Alors qu’un vaste mouvement au sein de l’Union européenne a visé à mieux lutter contre les violences à l’encontre des femmes, les négociations relatives à la directive européenne sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique [1] ont offert une fenêtre d’opportunité. La France a toutefois pesé de tout son poids pour que ce texte important soit amputé de la définition commune du viol. Cette directive rappelle pourtant que, contrairement à une idée répandue, légiférer sur le viol n’est nullement légiférer sur la sexualité mais bien sur une violence [2]. En effet, le viol est par essence un crime de pouvoir et de contrôle. C’est la raison pour laquelle les situations d’inégalités, structurelles ou interpersonnelles, en favorisent la commission. L’examen des textes relatifs au viol et aux agressions sexuelles révèle l’ampleur de leurs lacunes. Les propositions d’amélioration des textes doivent dès lors être éclairées par la pratique du traitement judiciaire de ces infractions tout en préservant le respect des droits fondamentaux.
Le constat : les lacunes du droit positif
Le viol [3], infraction de l’intime par nature, est au cœur des interrogations actuelles relatives aux contours de la notion de consentement.
Le consentement est partout sauf dans la définition pénale
L’incrimination de viol, prévue à l’article 222-23 du code pénal, fait du défaut de consentement « le pivot de l’incrimination, permettant d’appréhender tous les agissements portant atteinte à la dignité humaine » [4]. Selon ce texte, le viol est « tout acte de pénétration sexuelle ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par l’usage, par l’auteur, de la violence, de la contrainte, de la menace ou de la surprise ». Il omet de nommer et de définir le consentement.
C’est donc un curieux paradoxe que cette incrimination du viol toute entière tournée vers le défaut de consentement de la victime, l’occulte soigneusement. Cette définition a pour corollaire que, faute de rapporter la preuve de la violence, menace, contrainte ou surprise, le viol n’est pas constitué. Or, peut-on réellement penser que ces quatre éléments couvrent toute la palette des défauts de consentement à un acte sexuel par une personne ? La réponse est assurément négative.
D’ailleurs, les statistiques sont sans appel : on évalue à environ 220 000 le nombre annuel de victimes de viols, de tentatives de viol et d’attouchements sexuels parmi les personnes âgées de 18 à 75 ans, ce qui correspond à environ 80 000 viols par an [5]. Seule une victime sur douze porte plainte, soit environ 12 000 plaintes annuelles, dont les deux tiers sont classés sans suite, et il y a autour de 1 500 condamnations par an en cours d’assises [6]. Le hiatus entre le nombre de plaintes et le nombre de condamnations est vertigineux et doit nécessairement interroger sur l’impact de la définition du viol dans ce traitement judiciaire, sans prétendre que l’incrimination en soit la cause exclusive mais sans nier non plus qu’elle en est indéniablement une des causes comme le révèlent de nombreuses affaires récentes [7].
L’absence d’harmonisation par la Cour de cassation
Un des points les plus problématiques est sans doute le caractère purement prétorien de l’appréciation du consentement [8] et partant, la disparité qui en résulte. À titre d’illustration, l’examen croisé des arrêts du 6 août 2014, n°14-83.538 et du 29 mars 2017, n°17-80.237 révèle que, dans ces deux affaires dans lesquelles la chambre criminelle de la Cour de cassation examinait les arrêts de cours d’appel (chambre de l’instruction) et par là, les ordonnances de règlement, l’une est confirmée, l’autre infirmée. Pourtant ces affaires sont comparables, en ce que les parties étaient des conjoints ou concubins, que la procédure a mis au jour un contexte de violences conjugales et une vie sexuelle présentée comme « habituellement violente », que l’instruction a révélé que les rapports sexuels suivaient immédiatement des faits de violences physique et psychologique. Faute de définition légale du consentement, la Cour de cassation s’interdit d’harmoniser la jurisprudence des juridictions inférieures en faisant du défaut de consentement une simple « question de fait appréciée souverainement par les juges du fond ». Cette disparité ne saurait satisfaire les grands principes qui gouvernent le droit pénal.
Les évolutions nécessaires de la législation pénale
Pour que le consentement devienne la norme, exprimée par le législateur, il faut que l’absence de consentement soit consacrée comme un élément constitutif du viol et des agressions sexuelles. La loi ayant une fonction expressive, poser ce principe aurait une valeur symbolique forte.
Le changement de paradigme
Toutefois, ajouter les termes « non consenti » dans la section ouverte par l’article 222-22 du code pénal ne serait que de pure forme si les caractéristiques d’un consentement valable ne sont pas définies par la loi. Cela ne saurait suffire pour susciter le changement de paradigme nécessaire pour un traitement judiciaire à la hauteur de l’enjeu.
Pour être compris de toutes et tous, la loi pénale doit poser que tout acte sexuel doit être précédé et accompagné d’un consentement librement donné, et que la personne à l’initiative de l’acte ou de la demande d’acte doit vérifier que son ou sa partenaire est d’accord. Ainsi, pour donner une réelle efficacité à ce principe, il est fondamental de définir le consentement à l’acte sexuel, comme un accord volontaire, lucide et libre de toute coercition. L’article inaugural de la section devrait lui être dédié, en précisant que le consentement doit être concomitant à l’acte sexuel et peut être retiré à tout moment avant ou pendant celui-ci.
Les modalités d’expression et de vérification du consentement
Les modalités d’expression et de vérification du consentement devraient aussi être envisagées : contrairement à l’adage « qui ne dit mot consent », le consentement ne se déduit pas de la simple absence de résistance verbale ou physique de la victime. Toute personne doit prendre les mesures raisonnables pour s’assurer de l’accord volontaire et explicite de son ou sa partenaire. Ainsi, nul ne pourra plus alléguer avoir cru que son ou sa partenaire était d’accord s’il ne s’en est pas soucié et ne l’a pas vérifié.
En outre, la validité du consentement doit être appréciée au regard des circonstances et notamment des relations de domination ou d’autorité entre les partenaires. Il conviendrait de rappeler qu’il ne peut y avoir de consentement lorsque l’acte à caractère sexuel a été commis en abusant de la situation de vulnérabilité de la victime due notamment à un état de peur, à l’influence de substances chimiques modifiant l’état de conscience (alcool, stupéfiants, médicaments…), à une situation économique ou administrative créant de la précarité. La situation de handicap doit également être prise en compte. Les associations de défense des droits des femmes porteuses de handicap avancent que près de 100% d’entre elles ont subi des violences sexuelles au cours de leur vie.
Enfin, en tout état de cause, il n’y a pas de consentement si l’acte à caractère sexuel a été commis avec violence, contrainte, menace ou surprise, ni lorsqu’il a été commis au préjudice d’une personne inconsciente ou endormie [9].
Une évolution respectueuse des droits fondamentaux
Une telle évolution législative permettrait de mettre le droit interne en conformité avec les instruments internationaux contraignants ratifiés par la France.
L’impératif de se conformer aux standards internationaux
La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul [10], prévoit à l’article 36 qu’en matière de viol, « Le consentement doit être donné volontairement comme résultat de la volonté libre de la personne considérée dans le contexte des circonstances environnantes ». Le GREVIO [11], comité en charge du suivi du respect de la Convention par les États parties, a pointé dans son rapport relatif à la France les lacunes de la législation française relative au crime de viol [12] du fait de l’absence d’intégration de la notion de libre consentement. En 2023, ce sont les Nations unies qui ont estimé que la définition pénale du viol « limite les possibilités de condamnation et rend difficile le parcours des plaignantes et des plaignants » et demandé à la France de « modifier le code pénal de manière que la définition du viol soit fondée sur l’absence de consentement, couvre tout acte sexuel non consenti et tienne compte de toutes les circonstances coercitives, conformément aux normes internationales relatives aux droits humains » [13].
L’absence de renversement de la charge de la preuve
Contrairement à ce qui est parfois énoncé, aucun renversement de la charge de la preuve ne serait à l’œuvre. Il appartiendrait toujours au juge d’instruction et à l’accusation, au cours ou à l’issue d’une information judiciaire « à charge et à décharge », de présenter les charges [14], au sens du texte, qui font que selon elle, la personne mise en cause n’a pas mis en œuvre les mesures raisonnables pour vérifier le consentement de son ou sa partenaire, ou a obtenu un consentement dans un contexte où il ne peut être tenu pour valable, ou a fait usage de violence, menace, contrainte ou surprise.
Il y aurait en revanche un déplacement du centre de gravité de l’enquête. Au lieu de rechercher la crédibilité ou non de la plaignante, de chercher si elle s’est débattue ou quels vêtements elle portait, les enquêteurs, procureurs et juges d’instruction s’intéresseraient en premier lieu à la personne à l’initiative de l’acte sexuel : comment s’est-elle assurée du consentement de son ou sa partenaire, et si le contexte ou les circonstances étaient défavorables, quelles mesures raisonnables a-t-elle mis en œuvre pour s’assurer de la validité du consentement.
En outre, le comportement sexuel passé de la plaignante serait sans incidence, si son examen n’est pas strictement nécessaire à la solution de l’affaire en débat [15].
Le respect de la présomption d’innocence et des droits de la défense
Comme dans les autres démocraties qui ont introduit ce changement de paradigme, une telle réforme ne constitue en rien une atteinte à la présomption d’innocence. Elle ne créerait aucune « présomption irréfragable de culpabilité » et s’inscrirait dans le cadre défini par le Conseil constitutionnel [16]. Par ailleurs, si l’instruction puis l’accusation ne présentaient pas de charges suffisantes à même d’entraîner « l’intime conviction » des juges et de balayer le doute, la personne mise en cause ne pourrait être condamnée. Les droits de la défense pourraient même se trouver raffermis du fait de ces dispositions nouvelles. Elles obligeraient en effet les juridictions à davantage de motivation sur « les éléments à décharge », présentant l’avantage de transformer des éléments actuellement vus comme « du fait » en « droit » et donc, autorisant un nouvel examen par la juridiction suprême.
Une telle modification répondrait également aux préoccupations de certaines associations. Le « devoir conjugal », pas plus que les contrats relatifs à la pornographie ou à la prostitution ne saurait assoir le consentement du seul fait de la signature d’un contrat. Le consentement devrait être examiné conformément au texte nouveau, nonobstant le contrat. Cette modification ouvrirait donc des portes actuellement fermées, et permettrait l’examen de situations qui sont actuellement exclues d’une réflexion sur le consentement.
Conclusion
Dans les États engagés en faveur des droits des femmes, un mouvement d’ampleur est à l’œuvre : la notion de consentement s’inscrit au cœur de la définition du viol et des agressions sexuelles. Dans ces États qui font de l’État de droit la clé de voûte de leur système juridique et du fonctionnement de leurs institutions, la modification de leur législation n’a induit aucun recul de l’exigence de respecter les droits fondamentaux.
En revanche, elle a induit un fort recul de l’impunité des violeurs et agresseurs. En Suède, le changement de la définition légale du viol a conduit à une augmentation de 75% des condamnations. C’est sûrement à cette aune que peuvent s’entendre les résistances liées à la crainte d’un afflux de plaintes et à la difficulté d’allouer les moyens pour les traiter.
Il y a donc là un choix de société. D’autant plus que par ce changement de paradigme, c’est un changement culturel qui pourrait être rendu possible en France : celui d’une remise en cause des stéréotypes de genre et des violences sexuelles.
Notes
[1] – . Le projet de directive a été approuvé par le Parlement européen le 24 avr. 2024, puis adopté par le Conseil de l’Union européenne.
[2] – La directive indique « la violence à l’égard des femmes et la violence domestique constituent une violation des droits fondamentaux ». Elle souligne que « certaines infractions pénales en droit national relèvent de la définition de violence à l’égard des femmes. Il s’agit notamment d’infractions telles que les féminicides, le viol, le harcèlement sexuel, l’abus sexuel ».
[3] – La présente réflexion sur le consentement abordera uniquement les situations qui ne sont pas couvertes par le champ de la loi du 21 avr. 2021 à savoir, les viols entre deux personnes majeures, les viols entre deux personnes mineures et les viols entre un majeur et un mineur âgé de 15 à 18 ans, hors hypothèse d’inceste et de prostitution
[4] – D. Mayer, Le nouvel éclairage donné au viol par la réforme du 23 décembre 1980, D. 1981. 284.
[5] – Analyse viols, tentatives de viols et attouchements sexuels, Interstats, déc. 2017, n°18.
[6] – INSEE – Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, Enquête Cadre de vie et sécurité, 2010-2015 ; Chiffres des données 2022. Les condamnations, Ministère de la Justice, p.10, 1 542 condamnations pour viols en 2022.
[7] – Par ex., Versailles, 14 déc. 2016 ; Paris, 24 janv. 2023 ; Paris, 7 déc. 2023
[8] – Exclu des éléments constitutifs de l’infraction, le défaut de consentement est pourtant au cœur de tous les débats, de toutes les décisions de justice, depuis l’arrêt Dubas de 1857.
[9] – Depuis l’arrêt Dubas de 1857, la jurisprudence reconnaît qu’une personne endormie n’est pas en état de consentir.
[10] – La Convention d’Istanbul a été signée en 2011 par la France, puis ratifiée en 2014. Il s’agit d’un instrument contraignant qui a une valeur supralégislative le consentement libre et éclairé figure dans cette convention qui a force obligatoire en France depuis 2014.
[11] – Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
[12] – Rapport GREVIO relatif à la France, 2019, p.61, n°192.
[13] – Comité des Nations Unies sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Observations finales concernant le neuvième rapport périodique de la France, oct. 2023
[14] – Il convient de rappeler ici que du fait même de leur nature essentiellement occulte, mais également du fait de la tardiveté des dépôts de plainte, la preuve des agressions sexuelles et des viols n’a jamais été traitée uniquement sous son aspect purement matériel mais bien davantage selon la technique du « faisceau d’indices concordants »
[15] – CEDH 27 mai 2021, J.L. c/ Italie, n° 5671/16, AJ pénal 2022. 200, note J. Portier ; RTD civ. 2021 853, obs. J.-P. Marguénaud.
[16] – Cons. const. 21 juill. 2023, n° 2023-1058 QPC, D. 2023. 1624, note E. Dreyer ; AJ fam. 2023. 423, obs. L. Mary ; AJ pénal 2023. 459, obs. C. de Waël ; RSC 2023. 785, obs. Y. Mayaud.
Audrey Darsonville, Magali Lafourcade, François Lavallière, Catherine Le Magueresse et Élodie Tuaillon-Hibon
Publié dans le Courrier N° 437 de la Marche Mondiale des Femmes
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