Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

25 novembre : contre la violence faite aux femmes

« Pour un accompagnement feministe et abolitionniste des personnes victimes de la prostitution »

Interview de Genevieve Duche et Marie-Helene Franjou par Francine Sporenda

Tiré de Entre les lignes et les mots

Geneviève Duché et Marie-Hélène Franjou (anciennes présidentes et actuellement membres du CA) viennent de publier «  Pour un accompagnement féministe et abolitionniste des personnes victimes de la prostitution, une violence sexuelle et sexiste » (publication Amicale du Nid, octobre 2024). Le livre est préfacé par Ernestine Ronai (membre du CA et responsable de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine Saint Denis). En lecture gratuite sur le site de l’Amicale du Nid [1].

FS : Pourquoi n’est-il pas possible d’accompagner efficacement les femmes qui veulent sortir de la prostitution hors d’un cadre d’intervention féministe ?

GD et MHF : Evidemment il faut ajouter « abolitionniste » à « féministe » comme dans notre titre puisque certains groupes se disent féministes et non abolitionistes.

La très mauvaise estime d’elles-mêmes des femmes en situation de prostitution, résultat des violences subies souvent avant et par la prostitution, ne doit pas rencontrer de propos culpabilisants ou infantilisants ou renforçant l’idée que c’est un moyen de gagner de l’argent comme un autre. Accompagner une personne prostituée c’est lui proposer d’analyser avec elle les épisodes de sa vie ayant conduit à la situation de prostitution, le comment elle s’est retrouvée dans cette situation, c’est permettre l’abandon de la culpabilité pour retrouver la confiance en soi nécessaire au franchissement de nombreux obstacles à la sortie de la prostitution. C’est aussi permettre la prise de conscience d’être victime d’un système prostitutionnel lui-même produit par le système patriarcal. Nous développons dans le livre l’importance du statut de victime de violences sexuelles et sexistes qui n’est pas passivité mais au contraire moyen de se battre et de faire valoir ses droits fondamentaux. Nous voyons bien aujourd’hui avec le mouvement #Me Too combien il faut de ténacité, de force, de courage aux victimes qui dénoncent les violences sexuelles subies et les hommes qui les ont perpétrées contre elles. L’intervention féministe, c’est aussi faire se rencontrer les personnes ayant vécu les mêmes humiliations et dominations pour avoir le support des paires. C’est une solidarité mise en œuvre, une égalité, et non un accueil surplombant entre quelqu’une qui est en position de demande d’aide et quelqu’une qui est en position de savoir aider. L’intervention féministe rend possible le questionnement sur les violences qui font souvent peur aux intervenantes sociales trop peu encore formées dans ce domaine et les implique dans leur propre cheminement et lutte contre l’oppression masculine. Ce sont des féministes qui ont mis à jour, dénoncé l’omniprésence des violences sexuelles et sexistes dans les sociétés patriarcales, qui ont analysé leurs mécanismes (domination, emprise, égotisme masculin etc.) et leurs effets sur la santé physique, psychique (stress post traumatique etc.) et sexuelle des victimes, qui ont dit les violences subies, qui ont écouté et entendu leurs sœurs.

MH F : « Parole de médecine… les atteintes à la santé sont majeures dans la prostitution, nous avons développé cet aspect dans notre livre. Le droit à la santé, selon l’OMS est le droit de jouir «  du meilleur état de santé physique et mental qu’il soit possible d’atteindre ». Ce droit concerne l’accès aux services de santé mais aussi à l’attention à porter à tous les facteurs qui ont un impact sur la santé. Les femmes en situation de prostitution subissent quotidiennement des violences sexistes et sexuelles qui ont toutes sortes de conséquences négatives sur leur santé psychique, physique et sexuelle et sont de graves atteintes à leurs droits fondamentaux  ».

GD : » L’accompagnement féministe d’une personne prostituée n’est pas un enrôlement, c’est lui permettre, en apportant des clés de compréhension et en rompant sa solitude par de la solidarité, de se mettre sur son propre chemin pour la reprise en main de sa vie. Le risque d’un accompagnement non féministe et non abolitionniste est de réduire cet accompagnement à quelques droits – évidemment essentiels aussi – mais sans donner les moyens réels aux victimes de prostitution de sortir de cette situation. Certains accueils ou accompagnements de personnes prostituées qui ne considèrent pas la prostitution comme une violence mais comme une activité, les maintiennent dans leurs souffrances. Une violence ne s’aménage pas mais se combat. Par ailleurs comme pour le mouvement #Me Too ce qui est important c’est le dire, un dire des violences subies entendu, partagé et cru. Et «  le dire c’est agir » écrit Chloé Delaume dans « Mes bien chères sœurs » ».

FS : Vous dites que la passe est « un moment de domination pure » : il ne s’agit pas pour les clients de sexualité mais d’appropriation virilisante du corps des femmes. Pouvez-vous commenter ?

GD et MHF : Oui payer avec de l’argent ou autre chose pour utiliser un corps à sa guise et pour sa propre jouissance, c’est un acte de domination, ce ne peut être une relation. C’est la négation de l’humanité de la personne prostituée, c’est l’anéantissement de l’autre en tant que sujet. C’est bien un effet de l’appropriation du corps des femmes par les hommes, appropriation privée et collective.

Mais il semble que beaucoup d’hommes construisent leur sexualité ou leur recherche de jouissance et nourrissent leurs fantasmes sur la passivité des femmes (corps drogués, sédatés de femmes violées. Cf. procès Pelicot), sur leur avilissement (insultes, coups, tortures). Dans le système de domination masculine persistant les hommes sont construits sur ce qu’on appelle « un égocentrisme légitime comme principal ressort de la masculinité ».

Nous reprenons à notre compte les paroles et les analyses d’Andrea Dworkin : « Ce que les hommes demandent aux femmes c’est de consentir à leur propre humiliation, à leur propre anéantissement en tant que personnes ; non seulement d’y consentir mais de la demander et même d’y prendre plaisir, pour être « une vraie femme » ». Pour elle comme pour nous, la prostitution ressemble plus à un viol collectif qu’à quoi que soit d’autre ; la prostitution est un viol tarifé.

FS : Vous parlez des assassinats de prostituées, assez fréquents (voir les statistiques allemandes à ce sujet) et vous dites que l’assassin se perçoit, et est socialement perçu, comme un nettoyeur, un purificateur. Pouvez-vous expliquer ?

GD et MHS : Les personnes prostituées sont souvent perçues comme des tentatrices dangereuses et sans dignité, à l’écart de la société. Aller les voir, c’est franchir un interdit, les hommes peuvent s’en glorifier auprès de leurs pairs mais ils ne s’en vantent pas à la maison. Ils se persuadent qu’ils sont en droit d’aller les voir car « ils ont des besoins sexuels impérieux » et qu’ils paient « la prestation » et que ce sont elles qui « se prostituent » et qui offrent « leurs services ». Quand elles disparaissent après un assassinat, peu de monde sinon personne se soucie d’elles car elles ne le méritent pas, leur vie était indigne et sale. Pourtant il s’agit de féminicides qu’il faut inclure dans les statistiques de ces crimes contre les femmes.

Cette stigmatisation des personnes prostituées est d’autant plus forte que la société est puritaine. Elles incarnent le péché et la tentation. Du côté des chrétiens catholiques, la prostitution a très tôt été considérée comme un réseau d’égout et l’éjaculation comme une vidange organique. Il est alors préférable d’organiser la vidange et la satisfaction des besoins masculins dans des bordels éloignés des familles où les rapports sexuels ne devaient avoir qu’une fonction, la reproduction. Comparer une personne (la femme prostituée) à un égout et l’assigner à une fonction d’assainissement urbain sont des atteintes profondes à sa dignité et provoque la stigmatisation. Est-il dit autre chose aujourd’hui par les réglementaristes qui affirment que la prostitution est « un mal nécessaire » à organiser ?

FS : La prostitution est inséparable de la pédocriminalité. Pouvez-vous nous parler de la prostitution des mineur/es, de l’âge d’entrée en prostitution, de comment les jeunes y sont recruté/es, des préférences pédophiles des clients ?

GD et MHF : La question des mineur·es en situation de prostitution et la législation actuelle font l’objet d’un chapitre dans notre livre.

Les diagnostics de la prostitution effectués par l’Amicale du Nid dans plusieurs départements retrouvent toujours des mineur·es, d’âge divers, le plus souvent autour de 14-17 ans mais des enfants de 11 ans peuvent être capté·es par le système prostitutionnel. Il existe une écrasante majorité de filles, souvent françaises, ayant été vulnérabilisées par des violences antérieures, pas toujours de milieux défavorisés. Parmi elleux, il y a aussi les mineur·es non accompagné·es – MNA – dont le trajet depuis le pays d’origine et en France a été et est très difficile….

Les mineur·es ne s’identifient pas vraiment en situation de prostitution et vont parler « d’escorting » ou de « michetonnage ». L’effet Zahia a sans doute été renforcé par la sortie du film « une fille facile » en 2019. Elles ont pu être entrainées par une copine ou abordées par un « loverboy » qui les a peu à peu mises sous emprise affective, être attirées par l’argent et par la possibilité d’acheter un téléphone, un sac ou un vêtement. Elles s’imaginent adultes et autonomes et disent qu’elles « gèrent » mais vont s’apercevoir assez vite que le « lover boy » ou celui qui est le « patron » du réseau veut de plus en plus d’argent et lui en donne de moins en moins, violences à l’appui si nécessaire à l’encontre de toute rébellion (viols, coups, chantage aux « nudes » …)

N’en pouvant plus des agressions sexuelles qu’elle subit, la très jeune femme de 15 ans du film « Noémie dit oui » l’exprime clairement, « son fantasme à elle, c’est de tuer un homme pendant qu’il la baise ». Le « client-prostitueur » trouve ce propos très excitant, ne veut pas voir qu’elle n’est qu’une enfant, ne lui demande pas pourquoi elle est là et ne manifeste aucun intérêt à rechercher ce qu’elle vit.

Les « pédocriminels » qui achètent des actes sexuels à des mineur·es ne sont pas seulement des agresseurs et des violeurs d’enfants, ils soutiennent avec leur argent le proxénétisme et le trafic d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. La loi doit s’appliquer pleinement.

Les « clients » de la prostitution sont à 99% des hommes, de tous âges, le plus souvent mariés ou en couple et ils ont des enfants. Lorsqu’ils s’expriment sur leur comportement, ils disent considérer comme normal de pouvoir satisfaire leurs besoins sexuels sans encourir de problèmes conjugaux. Ils ne reconnaissent ni la souffrance des personnes qu’ils prostituent, ni le fait, le cas échéant, qu’ils savaient leur minorité. Pourtant c’est ce qu’ils cherchent.

Une expérience en « live » a été faite à Montpellier par une salariée de l’Amicale du Nid : lancement d’un faux avis de jeune fille disponible sur les réseaux. En quelques instants, des hommes répondent, nombreux…

Pédocriminels certes, mais aussi tous les autres, attirés par la plus grande vulnérabilité des mineur·es et qui deviennent pédocriminels par opportunité… Ils diront après si on les interroge qu’ils ne savaient pas qu’iels étaient mineur·es.

Les proxénètes des mineur·es sont de jeunes majeur·es, le plus souvent des hommes, qui peuvent agir seuls ou comme « petite main » d’un patron. Des filles peuvent aussi être proxénètes après avoir été victimes, une façon de sortir de la prostitution dans un milieu qui les enferme…

Les mineur·es sont contacté·es dans la rue, aux abords des gares, des établissements scolaires ou de la protection de l’enfance mais aussi et de plus en plus via les sites d’annonces et les réseaux sociaux. Les lieux de prostitution sont divers, appartements BNB, caves, squats, forêt, bois ou autres extérieurs…

Les procédés d’emprise sont les mêmes que ceux, bien observés dans les violences faites aux femmes, notamment conjugales : la victime, qu’elle soit majeure ou mineure est isolée, dévalorisée, humiliée. On lui fait croire qu’elle a choisi sa situation et qu’elle en est responsable, ce qui inverse la culpabilité. Le ou la mineur·e souhaite un nouveau smartphone, on lui offre mais iel en a accepté la contrepartie. L’acheteur d’acte sexuel ne s’intéresse pas à la personne qu’il soumet à son désir, aux raisons qui expliquent sa situation, à ce qu’elle peut vivre ou ressentir. C’est pour elle le règne de la honte et de la peur. A-t-elle un proxénète, elle doit faire un nombre défini de passes dans sa journée, impératif à respecter sous peine de représailles violentes. Mais le client est lui aussi violent, en atteste les « mesures de protection » mises en place par le proxénète et qui ne sont pas toujours efficaces. Pour verrouiller le secret, une menace peut être faite de mettre sur les réseaux sociaux des photos de « nudes ».

A noter, la plus grande fragilité des mineur·es face à la dureté et à la violence de la prostitution, leur captation plus facile par les drogues, et les mêmes atteintes, graves et multiples, à leur santé et à leur vie. On pense aux infections sexuellement transmissibles et au Sida, mais il ne faut pas oublier les multiples humiliations, les coups, les grossesses imposées, les interruptions de grossesse ordonnées, les dépressions, le stress post-traumatique. Et aussi la très grande difficulté à établir des relations affectives stables et confiantes…

En France, le nombre des adultes en prostitution est estimé à 40 000, celui des mineur·es à 10 000-15 000. Sur le terrain, sans chiffre précis, on perçoit une augmentation continue des situations de prostitution chez les mineur·es. Il est urgent d’agir pour les protéger et les sortir de cette situation qui la plupart du temps se prolonge à l’âge adulte.

Depuis 2010, l’Amicale du Nid attire l’attention sur la prostitution des mineur·es (et jeunes adultes notamment en université), fait de la prévention en milieu scolaire, soutient les professionnel·les pour leur prise en charge. Plus récemment, ce sont des diagnostics spécifiques faits dans plusieurs départements, une adaptation du service de formation et l’ouverture progressive de services mineur·es dans 9 départements grâce au premier plan national de lutte contre la prostitution des mineur·es établi en novembre 2021.

FS : Vous citez les chiffres de la CIIVISE (une personne sur 10 en France victime d’inceste, dans 9 cas sur 10 par un homme, 160 000 mineur/es par an victimes de violences sexuelles). Vos commentaires ?

MHF médecine de PMI : « Je me souviens d’un petit garçon accueilli dans un foyer de l’enfance par décision de justice après la révélation de ce qu’il vivait à la maison. Il avait questionné sa psychologue pour savoir si elle aussi faisait l’amour avec son papa et sa maman…

Je me souviens encore de cette femme d’une cinquantaine d’années qui, il y a bien longtemps, osait pour la première fois parler du désastre produit sur sa vie par les viols vécus pendant son enfance. Elle s’était levée, très digne, très droite malgré l’émotion visible, au milieu de ces centaines de femmes réunies dans un amphi pour parler des violences faites aux femmes  ».

Les chiffres de la CIIVISE – Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants – sont terribles et d’autant plus terribles qu’ils sont plus ou moins les mêmes que ceux entendus lors d’une réunion internationale sur la protection de l’enfance à Montréal en 1982. Les interventions sur les violences sexuelles faites aux enfants y étaient nombreuses… De retour en France, des responsables de services du ministère des Affaires Sociales de l’époque ont voulu savoir ce qui se passait en France et ont questionné tous les départements. Evidemment les violences sexuelles à enfants, et en grand nombre, existaient aussi en France… et depuis pas grand-chose n’a été fait !

Les conséquences sont dramatiques : des vies de souffrance, des vies détruites et parfois des défenses mises en place en s’identifiant aux agresseurs (les hommes), des vulnérabilités entrainant des mises en danger répétées (les femmes). Les violences sexuelles dont l’inceste peuvent faciliter la survenue future d’autres violences sexuelles dont la prostitution…

Il s’agit bien là de la plus terrible composante de la domination masculine.

GD : « Même si elle craque ici ou là, grâce à la parole et au courage des victimes devenues adultes, la résistance des institutions religieuses et politiques à voir et à prendre en compte ces violences sexuelles contre les enfants est un scandale. Le comportement des pouvoirs publics français face aux travaux et au rapport de la CIIVISE et les tentatives d’amoindrissement des faits, de contournement ou d’oubli de la parole des victimes sont insupportables. Il y a bien une omerta tenue par les hommes de pouvoir, assistés de quelques femmes, pour conserver ce « terrain » de violence et de prédation, ce pouvoir de soumission d’êtres fragiles et agir à l’ombre de l’irresponsabilité de tous les hommes ou presque qui ne disent rien ».

Contre toutes ces violences la loi doit être appliquée mais aussi la prévention doit être présente partout et faire l’objet d’une réelle politique d’Etat. Nous y reviendrons dans la question sur la loi de 2016.

FS : Vous dites que, vu le nombre croissant de femmes qui élèvent seules leurs enfants (mamans solos), la prostitution redevient, comme au 19ème siècle, le seul moyen pour des femmes pauvres de nourrir leurs enfants. Pouvez-vous nous en parler ?

GD et MHF : Dans tous les départements où travaille l’Amicale du Nid, il en est de même ailleurs, des femmes sortent de maternité avec leur enfant dans les bras et se retrouvent à la rue !!! Pas assez de places dans les centres maternels et pas de places ailleurs non plus. Ces femmes sont souvent étrangères… Que peut faire une femme, particulièrement vulnérabilisée, dans cette situation ?

Demain, les mineur·es françaises en situation de prostitution auront des enfants nés de viols tarifés… Que feront-elles ? Comment sortir de la prostitution sans formation ? Où trouver le courage de se battre pour en sortir en ayant une si mauvaise image de soi, en ayant de si nombreux problèmes de santé ?

Et puis il y a les autres femmes pauvres, celles sans emploi ou en emploi peu rémunérateur que le compagnon abandonne bien qu’il soit le père des enfants. Oui, comme au 19ème siècle et avant, les femmes qui avaient des métiers très peu payés, les lavandières par exemple, étaient amenées à accepter leur mise en exploitation par les prostitueurs (proxénète compagnon ou pas, et clients) pour avoir un peu plus d’argent pour survivre. Nous ne faisons pas mieux et la situation s’aggrave du côté des emplois de service mal rémunérés et des mères qui élèvent seules leurs enfants.

Les mécanismes et logiques combinés du système économique et des rapports sociaux de sexe créent des inégalités et des vulnérabilités qui renforcent le système prostitutionnel.

FS : Les personnes prostituées qui sont invitées sur les plateaux télé n’en disent invariablement que du bien. Le livre d’Emma Becker, « La maison », qui en donnait (à première vue) une image favorable a bénéficié d’une importante couverture médiatique. Pourquoi n’entend-on jamais un autre son de cloche dans les médias ?

GD et MHF : La réponse pourrait être lapidaire : parce que la société et donc les acteurs et actrices des médias qui en sont issu·es considèrent la prostitution comme une activité légitime pour répondre à des besoins masculins, quasiment une activité du « care » qui permet aux femmes d’exercer leur « agentivité » en gagnant leur vie ainsi. Le côté un peu sulfureux peut faire de l’audience.

La violence, l’exploitation qu’est la prostitution sont encore largement ignorées ou cachées. Et le monde de la Culture, on le constate, est particulièrement transmetteur de ce déni et producteur de violences sexistes et sexuelles.

Les femmes en situation de prostitution ont du mal à témoigner de la violence et de la coercition subies parce qu’elles sont sous emprise, parce qu’elles risquent des représailles, parce qu’elles sont étrangères, très souvent soumises à la traite et ne maîtrisent pas très bien la langue française. Certaines arrivent à témoigner et dire la réalité de leur situation publiquement mais souvent dans l’anonymat.

Pourtant il y a un mouvement international des survivantes de la prostitution et les femmes qui en font partie témoignent, disent et écrivent. Nous avons à diffuser leur parole. Parmi elles certaines sont parfois obligées d’arrêter leur pratique du témoignage parce que les effets du trauma subi ressurgissent avec les souffrances du stress post traumatique.

Une femme en situation de prostitution répondant à la question du témoignage public disait : quand on est en situation d’être obligée de faire de l’argent avec des passes, on ne peut pas dire du mal des clients, alors on dit que tout va bien !

A propos du système prostitutionnel, nous interrogeons dans notre livre les deux notions de consentement et de liberté.

Mais le problème n’est pas que les personnes prostituées disent ceci ou cela dans les media c’est qu’en face on attende du glamour et de la justification d’un monde où les femmes sont réifiées et soumises aux désirs masculins.

La question suivante apportera un complément de réponse.

FS : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi des femmes prostituées (en début de « carrière ») se sentent vengées et « renarcissisées » (« putes et fières de l’être ») par le fait de faire payer les hommes pour l’accès sexuel à leur corps ?

GD et MHF : Nous ne dirions pas « carrière », même si certaines peuvent le dire… Ce n’est pas un métier et il n’y a pas de « carrière », c’est un esclavage et un déni d’humanité, une atteinte profonde à la dignité humaine.

Quand une femme a vécu des violences sexuelles pendant son enfance et son adolescence, que ce soit au sein de sa famille ou par des proches, elle en garde de profondes blessures et les humiliations ressenties ont détruit son estime de soi. Lorsqu’elle se trouve en situation (par un proxénète ou seule), à « faire payer » pour d’autres violences, elle se sent moins passive, ressent peut-être même de la fierté à réclamer de l’argent à celui qui veut accéder à son corps, à faire payer ce qui lui a été volé avant. On retrouve cela dans les témoignages de femmes qui disent avoir choisi de se prostituer après avoir subi des viols (incestueux ou pas).

Un groupe de survivantes écrit : «  quand notre estime de soi a vraiment été fracassée au point qu’on ne s’accorde aucune valeur, le fait que des gens soient prêts à payer, à nous accorder une valeur monétaire pour accéder à nos corps, peut faire illusion de réparation narcissique ».

Qui accepte au fond d’être traitée comme une chose, qui ne va pas chercher une justification à sa situation, qui ne va pas chercher à combattre la honte qui ronge, qui ne va pas chercher à transformer un tant soit peu cette situation en rôle positif, en service de plaisir pour les hommes, en capacité de se débrouiller seules … le fameux empowerment (notion et impératif de comportement que nous critiquons dans le livre) ?

Des personnes qui se nomment travailleuses du sexe parlent de fierté : « oui nous sommes des putes et fières de l’être ». C’est un retournement de l’injure assez classique quand on commence à se redresser. Il s’agit de vider l’insulte de sa charge d’humiliation… et le public dont les journalistes (la plupart) font tout pour ne pas le voir ou le comprendre !

FS : Pouvez-vous nous parler de l’application de la loi de 2016. Pouvez-vous nous donner quelques chiffres à ce sujet, nous dire ce qui est positif et ce qui ne marche pas, fait obstacle à l’application de cette loi ?

GD et MHF : Cette loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées est abolitionniste et non prohibitionniste, elle dépénalise les personnes prostituées et les considère comme des victimes auxquelles il faut proposer un accompagnement vers la sortie de la prostitution quand elles le souhaitent ; interdit l’achat d’acte sexuel ; accroit la lutte contre le proxénétisme ; renforce le rôle de la prévention.

Rappelons que la prostitution des mineurs est interdite depuis la loi n°2002-305 du 4 mars 2002 renforcée par la loi n°2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineur·es des crimes et délits sexuels et de l’inceste. Les peines sont lourdes (prison et lourdes amendes) mais jusqu’à présent la loi de 2002 reprise dans la loi de 2016 est, hélas, peu appliquée.

Un premier bilan de la loi du 13 avril 2016 a été fait par l’Amicale du Nid et d’autres associations de terrain en novembre 2021, rapport FACT-S (Fédération des acteurs et actrices de terrain et des survivantes). On pourra le lire en ligne.

Dans ce rapport FACT-S nous faisions cinq recommandations :

 Une alternative à la prostitution pour toutes les personnes prostituées (quand elles le souhaitent, il faut donc pouvoir le proposer à toutes)

 Une grande campagne nationale pour un changement de regard de la société (comme celles que l’on a pu voir sur les violences conjugales, trop peu nombreuses encore)

 Pas d’impunité pour les prostitueurs, clients et proxénètes

 Généraliser la prévention pour assurer un avenir sans marchandisation du corps pour les jeunes,

 Un effort financier à la hauteur de 2,4 milliards d’euros pour 10 ans.

Cette loi a des effets positifs lorsqu’elle est pleinement appliquée. Le problème réside dans la volonté politique de l’appliquer et des moyens attribués aux différents services d’Etat (police et justice notamment mais aussi ministère de solidarités et de l’égalité femmes/hommes) et aux associations spécialisées pour y parvenir. L’instabilité politique et la courte durée des ministres de l’égalité F/H n’arrangent pas les choses.

Les parcours de sortie de la prostitution : ils sont encore insuffisants en nombre, les préfet·ètes jouent un rôle important dans l’organisation des réunions permettant l’étude des dossiers de demande de PSP et les résultats selon leurs attitudes vis-à-vis de l’immigration.

Il ne faut pas oublier que l’accompagnement à la sortie de la prostitution ne date pas de la loi de 2016 mais de la politique sociale d’Etat de lutte contre la prostitution des années 1960. En plus des PSP, l’Amicale du Nid a accompagné en 2022, 1 304 autres personnes en accompagnement social global intégrant toutes les dimensions du processus d’émancipation du système prostitutionnel. Par ailleurs 4 798 personnes ont été accueillies dont 23% d’enfants accompagnant leur mère… Et bien d’autres actions qu’on peut retrouver sur le site.

Les PSP exigent un engagement de la personne à sortir de la prostitution, donnent droit à une allocation d’insertion sociale de 449,23 euros (que nous jugeons insuffisante) et à la possibilité d’obtenir une autorisation provisoire de séjour notamment pour pouvoir travailler, ce qui concerne beaucoup de personnes accompagnées étrangères et souvent soumises à la traite des êtres humains.

A l’Amicale du Nid, on observe une nette amélioration des taux d’accord pour l’obtention des Parcours de Sortie de Prostitution (PSP) depuis 2017 mais qui cache :

Une sélection des dossiers par les salarié·es face au faible nombre de demandes de nouveaux parcours pouvant être présentées dans certaines commissions, ou le nombre insuffisant de réunions de commissions.

Une insuffisance des financements dédiés aux accompagnements des parcours, malgré le fait qu’il s’agisse d’accompagnements socio-éducatifs et d’insertion très soutenus. »

Au total depuis 2017, 1 747 personnes ont bénéficié ou bénéficient toujours d’un PSP qui peut durer 24 mois. C’est trop peu mais tellement important pour les personnes qui ont pu y accéder.

A noter que l’Amicale du Nid accompagnait en 2023, 275 personnes en PSP vs 209 en 2022 (25% en plus). En France, en 2023 une personne sur trois accompagnée en PSP l’était par l’Amicale du Nid.

Au 31 décembre 2023, les départements qui totalisent le plus de PSP en cours sont le Rhône, la Seine Saint-Denis, les Bouches du Rhône, l’Isère et Paris. L’Amicale du Nid est agréée dans ces cinq départements et est la seule à l’être en Seine Saint-Denis. A la même date, 35 départements n’avaient aucun PSP en cours et 65 en avaient moins de 5…

La lutte contre la traite et le proxénétisme se renforce selon l’OCRTEH, structure policière spécialisée. En 2023, l’OCRTEH a démantelé 53 réseaux soit 1 000 mis en cause et 1 051 victimes identifiées. Les infractions constatées avec condamnations pour TEH sont moins nombreuses que celles pour proxénétisme, plus faciles à détecter mais produisant des sanctions plus légères. En 2023, 254 victimes mineur·es ont été identifiées dans le proxénétisme de proximité (rappel de 10 000 à 15 000 mineur·es en situation de prostitution). Par ailleurs les réseaux latino-américains sont en train de se développer rapidement et de supplanter les réseaux d’Europe de l’Est et africains.

Le nombre de clients sanctionnés, les clients sont ceux qui engendrent la prostitution, qui créent le marché : depuis 2016 moins de 500 par an sont condamnés (dans le cas de prostitution de majeur·es) au paiement d’une amende prévue pour les contraventions de 5ème classe (au maximum 1 500 euros et 3 750 euros en cas de récidive). C’est largement insuffisant, et le niveau de la sanction nous parait trop faible. La police n’est pas vraiment engagée dans la recherche des clients même lorsqu’il s’agit de prostitueurs-clients de mineur·es. Volonté, formation et moyens en effectif manquent. Mais quand on voit comment sont traités les viols par la justice française : 94% des affaires de viol ont été classées sans suite en 2021, une statistique effarante qui souligne l’échec des dispositifs actuels à répondre à ce problème social massif, on ne peut s’étonner de la résistance à trouver et à sanctionner les prostitueurs-clients. Cela ne réduit pas la colère !

La prévention (à savoir l’éducation dès les premiers âges) est indispensable pour faire bouger les mentalités et les attitudes. Mais elle est largement insuffisante puisqu’elle s’appuie sur l’obligation pour l’l’Education nationale d’une éducation à la sexualité qui n’est pas respectée. De plus participent à cette prévention souvent sous-traitée par les établissements, des associations pro-prostitution ou non abolitionnistes.

Comment dans un bain de culture du viol peut-on arriver à réduire, à faire disparaître les violences sexuelles et sexistes ?

GD : « une anecdote parlante et alarmante : j’ai été invitée à présenter mon livre : « Non au système prostitutionnel » dans un institut de formation de travail social. Dans ma salle il y avait quelques personnes (6 ou 7) ; à côté une salle était pleine d’étudiant·es pour une conférence sur l’assistanat sexuel … »

Il est très positif que plus de 40 associations et organisations se réunissent en ce moment en France pour rédiger et exiger une grande loi cadre de lutte contre toutes les formes de violences sexuelles sexistes et que la prostitution et la pornographie soient incluses dans ces violences. Enfin !

FS : « Une violence ne s’aménage pas » dites-vous. Pourquoi la notion de prostitution réglementée et éthique n’a-t-elle pas plus de sens que celle d’« esclavage éthique » ?

GD et MHF : La personne humaine est son corps. Le corps à protéger n’est pas un objet patrimonial. L’appropriation du corps de l’autre pour en user comme un objet et le marchandiser est une atteinte profonde à la dignité humaine qui occupe la première place dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par exemple. Comment alors rendre éthiques la prostitution et la pornographie, ces actes de violence sexuelle ? Par des horaires garantis, des draps de soie, un salaire minimum, un gel lubrifiant de qualité, des sourires ? Non ! comme pour l’esclavage et la GPA, une violence qui transforme le corps de femmes vulnérables en machine reproductive, la prostitution n’a rien à voir avec une éthique quelconque, elle est le produit de la domination masculine et par l’argent.

Aucune égalité réelle entre les femmes et les hommes ne peut exister si la société considère que le corps des femmes est un corps disponible à approprier et sans égalité il n’y a ni justice, ni démocratie réelle.

[1] Les chapitres :

 Les personnes prostituées et les prostitueurs, proxénètes, trafiquants et clients
 D’où nait la prostitution ? l’imbrication des systèmes et des violences à l’origine du système prostitutionnel, sa définition
 Les régimes de la prostitution et l’abolitionnisme français, une politique publique de lutte contre la prostitution, l’application de la loi Olivier-Coutelle de 2016
 Prévenir la prostitution des mineur·es, repérer les mineur·es en situation de prostitution et les accompagner pour en sortir
 L’accompagnement féministe dans une association féministe centrée sur les violences sexuelles et sexistes, éléments de réflexion
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2024/11/17/pour-un-accompagnement-feministe-et-abolitionniste-des-personnes-victimes-de-la-prostitution/

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