Tiré de Entre les lignes et les mots
Comment expliquer ce vase communiquant ? Comment le combattre ? Identifier et nommer les différents types de violences, les croiser avec l’ensemble des systèmes de domination, devient impératif pour ne pas fondre sous l’ignorance délibérée produite par les dominants.
L’actualité internationale nous le montre tous les jours. Les violences faites aux femmes sont réelles [1], matérielles, physiques ou psychologiques et pas uniquement symboliques [2]. Leur liste, non exhaustive, est elle-même violente, obscène et archaïque : féminicides, violences sexuelles dont incestes, violences conjugales, harcèlement, trafic/prostitution, violences médicales (accouchement, endométriose, règles, douleur…), violences juridiques…
Ces violences sont concomitantes et imbriquées avec des violences produites par le racisme, le classisme, le validisme, l’âgisme. De nos jours, il vaut mieux être un homme quadra blanc riche hétérosexuel et bien portant qu’une jeune femme racisée lesbienne et malade ou handicapée… personne que nous désignerons ici avec le terme « invisible ».
Ces violences s’accompagnent de violences verbales, de langage, de vocabulaire, d’imaginaire, d’interprétation, de représentations et descriptions de savoirs et connaissances dominantes (clichés, poncifs, stéréotypes, mythes), ensemble qui est appelé les violences épistémiques [3].
Arrêtons-nous sur ces violences épistémiques. Il en existe plusieurs types. Par exemple, il est courant d’exclure ou de rire des invisibles. On ne les prend pas au sérieux, on ne les croit pas, on les décrédibilise ou on ridiculise ce qui n’est pas dans la norme, un peu partout, à la maison, dans les émissions de tv, sur les réseaux sociaux, dans les assemblées, dans les commissariats, dans les tribunaux, dans les hôpitaux…
Il est également courant de rendre ces invisibles coupables de leur sort, qu’elles soient malades, opprimées, agressées : elles ne prennent pas bien soin d’elles, sont influençables, n’ont pas de volonté, ne se mettent pas en avant, s’habillent mal, ou au contraire aguichent, provoquent, cherchent à nuire…
Il est encore courant de les inviter à se corriger individuellement : positiver, prendre soin de soi, augmenter son estime de soi, faire le deuil d’une rupture, d’une agression, d’une maladie, investir son développement personnel…
Il est toujours courant de les inviter à mériter un meilleur sort : si on veut on peut. C’est la méritocratie : si chacune ne se bat pas dans son coin pour sortir de l’impasse, elle restera seule responsable des violences qu’elle subit.
Il est aussi courant de transformer les invisibles en objets (de violence) versus sujets (de lutte). Les femmes, et en particulier les femmes racisées pauvres, seraient des victimes « par essence » [4], par nature moins fortes et moins endurantes que les hommes, moins volontaires, avec des humeurs changeantes, parfois hystériques, se plaignant pour rien…
Il est enfin courant d’entendre que les hommes eux aussi des victimes car visés par des injonctions constantes à la masculinité ou au virilisme. Pourtant, la comparaison avec l’oppression des femmes est aberrante, disproportionnée.
Toutes ces violences épistémiques servent à mieux oblitérer les vrais coupables : bien évidemment les hommes violents et leurs complices mais aussi, par leur intermédiaire mais pas seulement, le patriarcat, le libéralisme, les politiques sécuritaires, culturelles, sportives, éducatives, de santé…
Ces violences épistémiques sont le résultat d’une hiérarchie des savoirs : entre femmes et hommes, entre riches et pauvres, entre racisé·es et « Blancs », entre jeunes et aînés, entre bien portants et malades. Elles sont héritées de différents systèmes de domination dont la mondialisation, l’occidentalisation, le capitalisme et antérieurement l’impérialisme, le colonialisme, ce que désigne la colonialité du pouvoir [5]. Ces systèmes ont besoin de produire de l’aliénation, de la ségrégation, de l’oppression, des hiérarchie sociales, de l’ignorance, pour se maintenir. Hannah Arendt avait prévenu : « Pour s’implanter, le totalitarisme a besoin d’individus isolés et déculturés, déracinés des rapports sociaux organiques, atomisés socialement et poussés à un égoïsme extrême. » [6]
Les offensives masculinistes
Nous comprenons mieux pourquoi, dans ce contexte, les discours populistes, masculinistes et traditionalistes se durcissent. Ils sont extrêmement présents dans la sphère politique au point de construire un masculinisme politique [7], pour ne pas dire un masculinisme d’État. En France, le hashtag #ReversDeLaMédaille, créé en 2021 par les « mascus », comme ils se nomment eux-mêmes, de l’« Armée des Médailles », a pour but d’alimenter « le combat » entre féministes et masculinistes [8]. Leur tactique de cyberharcèlement consiste à créer de faux hashtags incitant des féministes à les alimenter, puis à révéler qu’ils sont en réalité des hommes pour mieux les humilier. Partout dans le monde, des hommes politiques, au plus haut niveau de l’échelle du pouvoir, tels Donald Trump [9], Javier Milei [10] ou encore Viktor Orbán [11], et en leurs temps Jair Bolsonaro [12] ou Jacob Zuma [13], diffusent de fausses informations sur leurs adversaires, appellent au surarmement et au maintien au pouvoir par la force, dans le but d’assoir leur électorat et de consolider leur rhétorique xénophobe, anti-avortement, misogyne, antiféministe, homophobe hypermasculiniste, populiste autoritaire. Ces intrusions délibérées sont l’expression d’un désarroi politique à l’échelle internationale, désarroi lié au sentiment accru de perte de légitimité tant institutionnelle locale qu’internationale. La quête de légitimité s’opère de fait sur le terrain de l’affirmation d’une forte identité sexuelle masculine (y compris chez les femmes en position de pouvoir), en tant que seule force possible, seule expression de puissance possible.
Les contrepoints féministes
Quels sont alors les contrepoints possibles aux systèmes de domination ? Nous en connaissons déjà beaucoup. Sur internet, depuis quelques années, des hashtags, des médias ou des podcasts féministes ont largement fait surface dans le but de dénoncer les violences. Pour ne citer que quelques exemples, prenons #metoo, #BalanceTonPorc, simonemedia, madmoizelle, Un podcast à soi, Les couilles sur la table. Leurs contenus s’articulent autour de récits intimes, de paroles d’expert·es, de textes littéraires et de réflexions personnelles sur l’inceste, le harcèlement sexuel, le travail domestique, la prostitution, les violences obstétricales, la religion, les masculinités… Les hashtags en particulier permettent, par l’ampleur de la mobilisation qu’ils produisent, d’engager des procès, d’aggraver des charges pour agressions sexuelles, d’ouvrir des enquêtes, de prendre la parole. Les exemples là aussi sont nombreux : procès pour viol du producteur de cinéma Harvey Weinstein, dénonciation des violences dans les arts et la culture, dans les grandes écoles en France et ailleurs. Plus militants, les hashtags #decolonisonslefeminisme ou #feminismedecolonial permettent de dénoncer l’intersectionnalité des agressions sexuelles et d’articuler le racisme avec l’augmentation des interventions policières et carcérales de l’État.
Toutes ces actions expriment des luttes qui naissent du quotidien, là où le vécu inspire des femmes, là où l’imagination, stimulée par l’urgence, reprend le pouvoir. Nous assistons à une forme de confrontation, par laquelle ces militantes de la dénonciation sortent de l’isolement. Elles mettent en exergue le silence ou les mensonges des coupables et la complicité sociale dont ils bénéficient. Elles créent du collectif et excluent l’individuel, l’égocentrisme, l’entre-soi ou encore le ponctuel isolé. D’autres manifestent leur fragilité liée aux agressions multiples (de classe, de race, de genre, validiste, homophobe…) [14], s’insurgent contre la « racialisation » dans le travail ou les arts, contre la « culture de l’effacement » (de l’esclavage, de la colonisation, des violences sexuelles…).
L’indignation, nécessaire, est-elle suffisante ?
Parmi les personnes qui prennent la parole, certaines prolongent la dénonciation dans la rue, sur les murs, au parlement, dans les médias traditionnels, dans les palais de justice. Elles interpellent les pouvoirs publics, continuent leur travail de repérage, organisent des formations ou stimulent des pistes de recherche, se mobilisent pour le matrimoine, boycottent des interventions à forte prévalence sexiste et publient des livres, des photos ou illustrations, produisent des reportages ou documentaires sonores ou filmés.
Cette production de connaissances me semble impérative, sans quoi le risque de proroger le mépris consacré aux invisibles demeure effectif.
Plus encore, au-delà de la victimisation, de la demande de protection ou d’écoute, des doléances ou des revendications, voire même de la critique, il me semble essentiel que des personnes se mettent en action mais aussi qu’elles diffusent leurs connaissances et cela en invalidant le féminisme washing, lui aussi très courant et contreproductif. Le plus important me semble de tisser des liens entre les violences faites aux femmes et les violences multiples produites dans le monde par le capitalisme fondé sur le patriarcat : guerres, génocides, mouvements anti-écologie, populismes.
L’objectif est de transformer les langages, les expressions, les représentations, le vocabulaire du quotidien, de rompre avec les évidences. Quand nous nous engageons sur cette route, nous entrons en résistance contre les dominants car nous politisons le contexte où les savoirs non dominants sont produits. Nous redonnons de la signification au politique. Nous posons, à très grande échelle, la question de la lutte contre la production délibérée d’ignorance et celle de la maîtrise des connaissances, qui demandent à être produites par, et non simplement fournies pour, les femmes, pauvres, racisées…
Par effet retour, les invisibles deviennent conscientes de leur pouvoir effectif, de leur potentiel [15]. Elles écartent les notions d’inégalités (entre les sexes, les races, les classes, les âges, les validités), partie émergée des différentes dominations, pour mieux identifier ce qui les structurent : hiérarchie, hégémonie, oppression, coercition, aliénation [16].
Aussi Écrivons ! Dessinons ! Filmons ! Enregistrons ! Diffusons ! Transmettons ! Mais surtout croisons les dominations en tissant des liens entre violences faites aux femmes et racisme, classisme, validisme, âgisme, militarisation, destruction de la planète, masculinisme, fascisme ! Veillons à créer un langage critique radical de l’oppression ! Rompons ainsi avec l’impunité des vrais coupables et avec la banalité du mâle ! Nous pourrons alors parler de radicalité qui sert une transgression active.
Joelle Palmieri, 25 novembre 2024
https://joellepalmieri.org/2024/11/25/violences-depasser-lindignation/
[1] Nicole Claude-Mathieu évoque le terme oppression pour définir les violences exercées par les hommes sur les femmes et insiste sur l’idée de « violence exercée, d’excès, d’étouffement ». N. Claude-Mathieu, « Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie », L’anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, Éditions Côté-femmes, 1991
[2] Pierre Bourdieu considère que la domination masculine place les femmes « dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique ». P. Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
[3] Gayatri C. Spivak, In Other Worlds : Essays in Cultural Politics, New York, Routledge, 1988, 336 p.
[4] F. Collin, « Le philosophe travesti ou le féminin sans les femmes », communication présentée dans le cadre du Colloque : Les formes de l’anti féminisme contemporain, qui s’est tenu au Centre Georges-Pompidou à Paris en décembre 1991.
[5] A. Quijano, « Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine », Multitudes « Amérique latine démocratie et exclusion, Quelles transitions à la démocratie ? », juin 1994.
[6] H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, 3 volumes, New York : Harcourt Brace & Co., 1951.
[7] J. Palmieri, « Afrique du Sud : le traditionalisme et le masculinisme au secours du pouvoir politique », Revue Africana Studia, n°30, Edição do centro de estudos africanos da universidade do Porto, 2019, p.169-191
[8] A. Gayte, « #ReversDeLaMedaille : dans les coulisses d’une opération de cyberharcèlement masculiniste », numerama, 3 mars 2021,
https://www.numerama.com/politique/692328-reversdelamedaille-dans-les-coulisses-dune-operation-de-cyberharcelement-masculiniste.html, consulté le 18 octobre 2022.
[9] P. A. Dignam & D. A. Rohlinger, “Misogynistic Men Online : How the Red Pill Helped Elect Trump”, Journal of Women in Culture and Society, n° 44 (3), 2019, p. 589-612 ; A. Smith & M. Higgins, “Tough guys and little rocket men : @Realdonaldtrump’s Twitter feed and the normalization of banal masculinity”, Social Semiotics, n°30 (4), 2020, p. 547-562.
[10] S. Cartabia et P. Lenguita, « Le programme de Milei est une offensive contre les femmes et les personnes LGBTQI+ », Contretemps, 30 avril 2024,
https://www.contretemps.eu/milei-offensive-femmes-lgbtqi/, consulté le 25 novembre 2024.
[11] Z. Szebeni & V. Salojärvi, “Authentically” Maintaining Populism in Hungary – Visual Analysis of Prime Minister Viktor Orbán’s Instagram”, Mass Communication and Society, 2022.
[12] R. F. Mendonça & R. Duarte Caetano, “Populism as Parody : The Visual Self-Presentation of Jair Bolsonaro on Instagram”, The International Journal of Press/Politics, n°26 (1), 2021, p. 210-235.
[13] C. Van Der Westhuizen, “100% Zulu Boy” : Jacob Zuma And The Use Of Gender In The Run-up To South Africa’s 2009 Election, Women’s Net, 2009,
https://za.boell.org/2014/02/03/100-zulu-boy-jacob-zuma-and-use-gender-run-south-africas-2009-election-publications, consulté le 25 novembre 2024.
[14] Le courant victimaire des « snowflakes » (flocons de neige) désigne des étudiant·es hyper-sensibles qui se sentent agressé·es à tout propos et qui surenchérissent les interdictions. Par exemple, iels exhortent les campus à ne pas applaudir des professeur·es pour ne pas heurter les malentendant·es. S. Perez, « Ici Londres, les étudiants parlent aux étudiants », L’Incorrect, n° 26, décembre 2019, p. 26.
[15] Selon Hannah Arendt, la domination « de l’homme sur l’homme » est une version falsifiée et falsifiante du pouvoir. La philosophe dissocie la domination – rapport de commandement basé sur la violence – et le pouvoir, qui renvoie à l’expérience de la liberté. Ainsi le pouvoir présente-t-il, à l’inverse de la relation de domination, plus un potentiel commun à un groupe qu’un caractère hiérarchique. H. Arendt, « Sur la violence », Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, traduction française, Paris, Calman-Lévy, 1972, p. 105-208.
[16] I. Théry, « Hiérarchie/inégalité, autorité/pouvoir, domination », Annuel de l’APF, n°2017 (1), 2017, p. 111-130.
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