À l’Encontre
1 mars 2021
Par James K. Galbraith
Le 27 février 2021, le Financial Times indiquait que « la Chambre des représentants a adopté un plan de lutte contre le coronavirus de 1900 milliards de dollars. Le président américain Joe Biden a ainsi franchi le premier grand obstacle sur la voie de l’approbation par le Congrès de son projet de loi de relance économique. La Chambre, contrôlée par les démocrates, a adopté samedi matin (le 27), avec le soutien de la grande majorité des élus démocrates, une loi d’extension des paiements directs de 1400 dollars, une extension des compléments fédéraux à l’assurance chômage et un montant de 350 milliards de dollars supplémentaires pour les gouvernements des États et des collectivités locales. »
« En début de semaine, plus de 150 dirigeants de grandes firmes, dont David Solomon de Goldman Sachs et Stephen Schwarzman de Blackstone, ont soutenu le plan de relance de Biden, déclarant que “plus doit être fait pour mettre le pays sur la voie d’une reprise forte et durable”. »
Le plan initial comportait une augmentation du salaire minimum à hauteur de 15 dollars… sur une période de cinq ans. C’est ici que se blottit le manque d’enthousiasme de quelques élus démocrates, des républicains et du patronat. La sénatrice du Vermont, la républicaine Elizabeth MacDonough, a de suite fait savoir que si l’article ayant trait à la hausse, étalée, du salaire minimum était inclus dans le projet de plan relance, les républicains n’accepteraient pas le système de vote du budget par réconciliation qui ne nécessite pas la super-majorité de 60 élus au Sénat. Face à ce chantage, la direction du parti démocrate a de suite reculé « avec regret », tout en affirmant, selon une formule bien rodée, que « nous sommes déterminés à faire du salaire minimum, une réalité », mais plus tard ! Une « promesse » faite par leader démocrate du Sénat Chuck Schumer.
Bernie Sanders (sénateur indépendant du Vermont) a écrit dans sa propre déclaration de vote qu’il était en complet désaccord avec la position de la sénatrice républicaine du Vermont, estimant que l’augmentation du salaire minimum était conforme aux règles du vote du budget selon le système de réconciliation. Bernie Sanders a indiqué qu’il s’opposait au vote des démocrates qui renonçait à mentionner le salaire minimum dans le plan de relance au nom de l’urgence de la décision, urgence qui nécessitait, selon eux, de s’assurer un vote au Sénat selon les provisions du vote par réconciliation (les démocrates détiennent 50 sièges au Sénat, et la vice-présidente Kamala Harris leur assure la majorité de 51 voix).
Ce débat, dans les premiers 100 jours de la présidence de Joe Biden, renvoie à l’opposition prononcée du patronat et de ses relais politiques à une hausse – pour ne pas dire à l’existence même légale du salaire minimum fédéral, qui est fixé actuellement à 7,25 dollars – du salaire minimum dans une phase économique où le chômage massif va exercer une pression à la baisse des salaires et des statuts de l’emploi, autrement dit leur précarisation
A l’annonce de ce débat, James K. Galbraith développait ses arguments contre les prétendues analyses du Bureau du budget du Congrès-Congress Budget Office. (Rédaction A l’Encontre)
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Un rapport du Bureau du budget du Congrès sur la loi de 2021 relative à l’augmentation des salaires étaye un éditorial du Washington Post du 11 février intitulé « Les démocrates doivent écouter les données ». Le Washington Post déplore qu’un salaire minimum de 15 dollars supprime (selon le CBO) environ 1,4 million d’emplois lorsqu’il sera pleinement en vigueur. Et la moitié des personnes qui perdront leur emploi quitteront le marché du travail. En raison de la chute prévue de l’emploi, le CBO calcule également qu’un salaire minimum de 15 dollars augmenterait les déficits du budget fédéral de 54 milliards de dollars sur dix ans tout en ajoutant 16 milliards de dollars aux coûts des intérêts pour la dette fédérale
Cette note examine les soi-disant données : faut-il les prendre au sérieux en tant que science économique ? Sans critiquer en aucune façon la compétence des analystes budgétaires du CBO, la réponse est clairement « non ». En particulier, les prévisions d’emploi du CBO ne sont pas étayées. En conséquence, sa prévision de déficit, bien que d’une ampleur insignifiante, est également mal fondée.
Une grande partie du rapport du CBO détaille les effets d’une augmentation du salaire minimum sur l’assurance maladie, la loi sur les soins abordables (Affordable Care Act-« loi Obama »), le SNAP (Supplemental Nutrition Assistance Program, connu sous le nom de Programme de bons alimentaires), le crédit d’impôt sur le revenu gagné [un crédit d’impôt remboursable pour les personnes et les couples qui travaillent avec un revenu faible ou moyen], sur les recettes fiscales, qui augmenteraient en raison de la hausse des charges sociales sur des taux de rémunération plus élevés.
Une partie de cette analyse est apparemment nouvelle et représente un progrès significatif par rapport aux travaux antérieurs du CBO dans ce domaine. Toutefois, les effets budgétaires nets estimés sont faibles, puisque les augmentations totales des dépenses sont à peu près compensées par des augmentations des recettes fiscales ou des réductions des dépenses fiscales. Sur l’estimation de l’augmentation cumulée du déficit (budgétaire), près de 53 milliards de dollars, elle serait due à des augmentations de dépenses dans trois domaines seulement : l’assurance chômage, Medicaid [assurance maladie pour personnes à faible revenu] et CHIP (Children’s Health Insurance Program). Ces dépenses sont attribuées par le CBO à sa projection de perte d’emplois. La projection de perte d’emploi est donc l’élément central de la projection de déficit du CBO. Il est donc important de comprendre comment le CBO est arrivé à ce chiffre.
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La méthode n’est pas expliquée dans l’analyse du CBO, et un document cité n’offre pas non plus beaucoup d’explications. Le CBO déclare simplement qu’il « a fondé des distributions de valeurs pour la croissance des salaires et la réactivité [de l’emploi] » et « pour générer une estimation moyenne, le CBO a simulé une distribution de changements possibles dans l’emploi sur une base aléatoire de ces distributions ». Les distributions elles-mêmes sont basées sur des recherches économiques, vraisemblablement des recherches universitaires menées par des économistes du travail.
Le premier problème est que la « littérature » académique sur laquelle se base la distribution des estimations d’une augmentation du salaire minimum est profondément incertaine et très controversée. Une majorité d’études est basée sur l’idée simple que les courbes de demande de travail sont orientées à la baisse [en raison de ladite loi des rendements décroissants] ; la proposition est qu’avec un salaire moyen plus élevé, moins de personnes nécessairement seront employées. Il s’agit d’une vérité propre aux manuels néoclassiques, souvent répétée et appréciée par les lobbies des firmes. Mais elle est éminemment douteuse dans le monde réel. Le monde réel est traversé par un chômage élevé dans les régions à bas salaires et un emploi plus élevé dans les régions à salaires élevés. C’est également un fait, en regardant dans le monde entier, que les régions plus égalitaires ont un chômage plus faible, en général, que les régions moins égalitaires [1].
Un deuxième problème est que peu d’études, voire aucune, ne peuvent évaluer de manière équitable l’effet d’une forte augmentation du salaire minimum, qui est un « animal » différent du salaire moyen, car aucune augmentation aussi importante n’a été enregistrée. Au lieu de cela, les études universitaires se limitent généralement à projeter des estimations à partir des petits changements qui ont été observés, dans un environnement sur lequel elles ne fournissent que peu ou pas d’indications utiles. C’est ce que le CBO a également fait dans ce domaine.
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En tout cas, le salaire minimum est une chose particulière. Il est très bas et s’applique à une fraction très petite et marginalisée de la population active. Qui sont ces personnes ? Il s’agit principalement d’adolescents qui ont un premier emploi, de femmes et de minorités dans les communautés et les régions à faibles revenus, de journaliers et de travailleurs migrants [entre autres dans l’agriculture, la distribution]. Ce qu’il advient de ces travailleurs lorsque le minimum augmente est loin d’être clair, car il faut aussi tenir compte de l’effet sur les salarié·e·s qui gagnent un peu plus [en 2019 : une moyenne de 11,80 dollars] que le minimum fédéral actuel [7,25 dollars] dont le salaire sera également augmenté [si le minimum de 15 dollars était adopté], et dont beaucoup font partie des mêmes familles que les travailleurs au salaire minimum.
Par exemple, certains jeunes qui occupent des emplois à bas salaire constateront que les revenus de leur famille ont suffisamment augmenté pour justifier qu’ils quittent leur emploi et (disons) retournent à l’école. D’autres, qui occupent deux emplois ou plus, pourront réduire leurs heures de travail ou quitter des emplois supplémentaires sans perte de revenus ou presque. Le fait que ces salarié·e·s à bas salaires puissent quitter la vie active est une bonne chose, et non une mauvaise chose comme le suggèrent le CBO et le Washington Post.
Comme le montre une célèbre étude [2], certains employeurs augmenteront leur effectif sans même y penser, car lorsque diminue le turnover des salarié·e·s mieux rémunérés, il y a moins de postes vacants à pourvoir, et ces employeurs récupéreront une partie de ce qu’ils ont investi dans des salaires plus élevés grâce à la réduction des coûts de formation [à l’embauche]. C’est une situation caractéristique des restaurants fast-food, un important employeur d’adolescents à bas salaires. D’autres employeurs, incapables de recruter de la main-d’œuvre illégale à bas prix de l’autre côté de la frontière, offriront les mêmes emplois à un salaire plus élevé aux résidents légaux et aux citoyens des Etats-Unis. Dans ces cas, l’emploi légal augmentera, et non pas diminuera.
Enfin, certains employeurs, peut-être une grande majorité, seront confrontés à un besoin inchangé de cueilleurs de fraises ou de serveurs, et paieront simplement le salaire plus élevé. Ils n’aimeront pas cela, mais ils le feront. Et il se peut qu’ils découvrent que ce qu’ils paient en salaires plus élevés, ils le récupèrent parce que leurs clients ont plus d’argent à dépenser. Quel est l’effet net de ces différentes tendances ? La littérature ne peut le dire.
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L’étude du CBO indique que « lorsque le coût de l’emploi de travailleurs à bas salaires augmente, le coût relatif de l’emploi de travailleurs à salaires plus élevés ou de l’investissement dans les biens de capitaux (machines) et la technologie diminue ». C’est une autre vérité des manuels qui ne résiste pas à l’examen. L’emploi à salaire élevé n’est pas un substitut plus efficace au travail pour les caisses de magasin ou dans un fast-food. La raison pour laquelle ces emplois sont mal rémunérés est qu’ils ont été conçus pour des personnes peu qualifiées, nécessitant peu de formation et facilement remplaçables ! Le fait de remplir les créneaux horaires chargés avec des diplômés de l’enseignement supérieur ne raccourcit pas les files d’attente aux caisses ni n’améliore les hamburgers.
En ce qui concerne les machines, l’affirmation du CBO ne tient pas compte du fait que de nombreuses personnes à bas salaire sont employées dans le secteur de la fabrication de machines, soit sur la chaîne de montage, ou encore dans l’emballage, la distribution, le nettoyage des sols de l’usine et dans de nombreuses autres professions essentielles. Il n’est donc pas évident que l’augmentation dans tous les domaines des salaires minimums rende les machines moins chères – même s’il existe un bon substitut automatisé aux mains humaines, ce qui n’est souvent pas le cas. En outre et enfin, lorsqu’un tel substitut existe, il n’est souvent pas moins compétitif que la main-d’œuvre à 7,25 dollars ou à 15 dollars. Les machines ne se dérobent pas, ne font pas la grève et ne répondent pas.
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Qu’adviendra-t-il des emplois lorsque le salaire minimum augmentera ? La vérité est que le CBO ne le sait pas. Ses estimations ne sont qu’un ramassis de suppositions, sans aucune base sérieuse, ni dans les faits ni dans la théorie. Elles ont été élaborées, on peut le supposer, pour se conformer à un corps de doctrine non pertinent, de manière à minimiser les critiques des personnes qui écrivent et lisent les manuels, et des personnalités politiques qui prétendent les croire. On peut comprendre cette impulsion sans y adhérer.
L’estimation du chômage détermine l’estimation du déficit, cela doit aussi être ignoré. Il convient néanmoins de noter que le chiffre du CBO – une augmentation sur dix ans de 54 milliards de dollars de déficits – est minuscule par rapport aux normes actuelles. Le déficit budgétaire fédéral pour 2020 seulement est estimé à 3300 milliards de dollars, donc l’augmentation annualisée estimée du déficit budgétaire, due à l’augmentation du salaire minimum à 15 dollars de l’heure, est inférieure à deux dixièmes d’un pour cent du déficit réel de l’année dernière. Même si l’estimation était valable, ce qui n’est pas le cas, elle n’a aucune importance économique et l’affirmation selon laquelle elle pourrait entraîner une hausse des taux d’intérêt est totalement absurde pour ce seul motif. Le CBO a une longue expérience de la prévision de hausses des taux d’intérêt qui n’ont jamais eu lieu ; il s’agit là d’une autre mauvaise prévision de ce type.
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Une dernière question concerne l’hypothèse du CBO selon laquelle la croissance nominale du PIB (croissance réelle plus inflation) serait inchangée par l’augmentation du salaire minimum. L’hypothèse d’une croissance inchangée du PIB nominal est une caractéristique des projections du CBO en général, qui n’est pas particulière à ce rapport. Elle est utile pour normaliser les comparaisons de différentes propositions législatives. Mais comme dans ce cas, les revenus se déplaceraient vers les familles à faibles revenus, le CBO prévoit également que « la demande totale de biens et de services augmenterait pendant plusieurs années, ce qui stimulerait la production réelle globale ».
En d’autres termes, l’augmentation du salaire minimum est bonne pour le taux de croissance économique ! Mais si le PIB nominal est constant alors que le PIB réel est plus élevé, il est mathématiquement nécessaire que le taux d’inflation soit en déclin selon ces projections, par rapport à la base de référence du CBO. Nous avons donc regroupé les prévisions suivantes : coûts salariaux plus élevés, taux d’intérêt plus élevés, plus de croissance économique, mais moins d’emplois et des augmentations de prix plus faibles. Cette histoire ne fait aucun sens.
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Le Bureau du budget du Congrès (CBO) remplit une fonction utile, en temps ordinaire, en estimant les conséquences budgétaires des dépenses et de la législation fiscale sur la base de projections économiques standardisées. Ces projections ne sont pas de véritables prévisions de l’avenir économique et ne doivent pas être traitées comme telles. Mais il est de la compétence du CBO de les utiliser comme base de référence commune pour évaluer l’ampleur des diverses mesures fiscales et de dépenses, et c’est là la fonction légitime du CBO.
L’analyse d’une augmentation importante du salaire minimum est différente. Le CBO peut correctement analyser certaines des conséquences mécaniques d’une telle mesure, et c’est ce qu’il fait dans ce rapport. Ces conséquences comprennent une augmentation majeure du revenu total des familles à faible revenu, en particulier des minorités, une réduction importante de la pauvreté, une augmentation de la demande totale de biens et de services, une augmentation des recettes des taxes sur les salaires, et des changements dans l’éligibilité et l’utilisation de divers programmes fédéraux dans les domaines des soins de santé, de la nutrition et du EITC (Crédit d’impôt fédéral). Aucun de ces éléments, pris ensemble, n’a un grand effet net sur le budget.
Quant à l’effet sur l’emploi, le CBO ne le sait pas. Son estimation n’a aucun fondement valable. Son estimation de déficit pour le salaire minimum de 15 dollars est donc également sans signification. Les contradictions flagrantes, citées ci-dessus, dans les conclusions macroéconomiques concernant la loi sur l’augmentation des salaires sont une preuve suffisante que le CBO n’aurait pas dû publier ce rapport. Et personne ne devrait s’y fier. (Article publié sur le site de l’Institute for New Economic Thinking, en date du 16 février 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
James K. Galbraith est professeur à Université duTexas à Austin.
[1] James K. Galbraith et Enrique Garcilazo, « Unemployment, Inequality and the Policy of Europe, 1984-2000 », Banca Nazionale del Lavoro, Quarterly Review, Vol LVII, No. 228, mars 2004, 3-28.
[2] David Card et Alan Krueger, Myth and Measurement, Princeton University Press, 1995.
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