11 juillet 2015
Il existe une vieille tradition au sein de la gauche – qu’il s’agisse de la gauche dite conventionnelle mais aussi alternative – parfois très utile, plus routinière en d’autres occasions : organiser le débat public au moyen de manifestes. Les manifestes impliquent toujours une politique de notables car il en découle que ce qui compte n’est pas tant ce qui est dit que celui que le fait. Son impact peut être mesurer d’une manière quelque peu particulière : autant par qui et combien de personnes l’ont signé que par ceux qui ne l’ont pas fait. En outre, tout manifeste s’adresse à « quelqu’un », d’où sa dimension de « pétition », ce qui implique toujours une certaine reconnaissance d’un rapport de forces déterminé. Si l’ensemble des signataires était suffisamment fort pour ne pas devoir faire appel à une autre instance et pourrait le faire de lui-même, le manifeste ne ferait pas sens.
Au cours des dernières semaines de nombreux manifestes ont été publiés, notre analyse est en rapport avec les prémisses que nous venons d’exposer. Nous nous arrêterons sur deux d’entre eux : celui qui s’intitule Podemos es participación [1], soutenu par de nombreux cadres internes et figures publiques de Podemos et Ahora en Común [2] impulsé par diverses personnes liées aux mouvements sociaux, aux candidatures surgies lors des récentes élections locales [24 mai], ainsi que certaines organisations politiques.
Ces deux manifestes se distinguent pour s’adresser, de l’intérieur comme de l’extérieur, à la direction de Podemos qui devient le référent principal et qui, simultanément, cumule et bouche des développements déterminés. « Cumule » parce qu’il ne fait aucun doute qu’elle soit le facteur décisif, le pouvoir effectif qui peut décider en dernière instance comment seront abordées les élections générales de fin 2015. La direction de Podemos n’a pas hésité à rendre public son projet cette semaine : une proposition de liste « plancha » [3] pour les primaires [elle comporte 65 noms, certain·e·s n’étant pas membre de Podemos – le dirigeant d’un syndicat des Gardes civils, des magistrats, etc.], avec des noms qui, en majorité et avec tout le respect dû, sont perçus comme « l’appareil » ; en outre, dans le cadre d’une circonscription unique [4](où se trouvent la reconnaissance conséquente de la réalité plurinationale et la recherche d’un ancrage territorial pour pouvoir atteindre mieux « les gens » ?) et convoquées à voter à toute vitesse, avec pour excuse l’hypothétique anticipation des élections générales.
Il n’y a presque aucun nom significatif en provenance de la société civile (bien qu’en réalité la « société civile » ne soit pas un sujet mais un espace, nous nous y trouvons tous), ni du « milieu » de la culture, ni, bien sûr, du monde du travail (peut-être que déjà personne ne s’imagine la présence d’un travailleur de Coca-Cola ou de Movistar sur les listes de Podemos [5]) ou des mouvements sociaux.
Les raisons à l’origine de cette composition peuvent être multiples : pari sur la constitution d’un groupe parlementaire discipliné, qui puisse évoluer sans trop de conflits en fonction des zigzags de la direction de Podemos ou, simplement, comme ils assument que la victoire électorale s’éloigne toujours plus, ils préfèrent « ne pas gagner » avec leurs semblables.
Au-delà des interprétations possibles, ce qui est fondamental est le fait que la direction de Podemos donne l’impression de l’isolement. D’être un petit groupe disposant d’une capacité de communication reconnue et une grande base électorale, mais sans présence au-delà de leurs espaces propres en tant que parti. Peut-être que cela fait partie de « l’hypothèse populiste » [allusion aux théories d’Ernesto Laclau qui irriguent les conceptions des dirigeants de Podemos] – se passer autant d’enracinement social que de médiations quelconques – mais, bien entendu, cela contraste avec le discours portant sur « l’unité des gens » que propose la direction de Podemos. C’est-à-dire qu’il s’agit non seulement d’un échec selon les critères que certains d’entre nous l’envisagent, mais également dans les termes mêmes de la direction de Podemos, la liste reflète une profonde faiblesse.
La réaction face au modèle des listas planchas et de circonscription unique que propose la direction de Podemos s’est aggravée en raison de la présentation de cette liste « d’appareil ». Ceci explique que bien des gens qui appuyèrent le modèle de Vistalegre [lieu où, à Madrid en octobre 2014, Podemos a adopté ses principes fondateurs et organisationnels] et qui ensuite furent élus comme responsables internes et publics de Podemos aient signés le manifeste Podemos es participación. Les raisons en sont multiples (cela va des anticapitalistes à des personnes pour qui sans doute le capitalisme semble un système à réformer), mais le dénominateur minimum commun semble clair : une plus grande démocratie et une plus grande ouverture de Podemos sont nécessaires.
Bien sûr, pour autant que la direction de Podemos fasse appel à son « infaillibilité », ressortissant à des raisonnements du type « ils nous ont toujours critiqués, mais nous avons toujours bien fait », cette foi placée dans les infaillibles s’érode toujours plus vite. En outre, au niveau interne, les membres de Podemos ne peuvent que donner des opinions et attendre que la direction réagisse. Nous craignons que cela ne se produise pas. La direction de Podemos tient le couteau par le manche et cela implique également devoir rendre des comptes. Si elle ne modifie pas sa feuille de route écoutant la base et qu’elle ne gagne pas les élections, sa raison et son modèle auront souffert une défaite retentissante. Ils ont préféré avoir raison ou se tromper seuls et, bien sûr, c’est une chose qui est insoutenable à moyen terme.
Parce que la politique « postmoderne » est agressive et futile : ou tu t’entoures de beaucoup de gens, en croissance permanente (en partant toujours d’un noyau solide), ou tu n’avances pas.
C’est ce que vient rappeler l’autre manifeste, celui d’Ahora en Común. Ce document rappelle de manière implicite que ce qui a permis à Podemos d’arriver jusque-là n’est pas une théorie du discours, mais une série de revendications populaires et d’articulations matérielles qui vont au-delà des mots et des partis et qui continue d’avoir comme point de référence l’Evénement du 15M [15 mai 2011, début du mouvement des indigné·e·s] et le pari émis depuis lors d’une autre politique, mais aussi d’une autre manière de la faire.
Il est vrai qu’Ahora en Común pourrait être instrumentalisé par IU (Gauche Unie) ou Equo, mais si cela devait se produire, cela serait en premier lieu responsabilité de la direction de Podemos. Quel est le problème d’un modèle de primaires ouvertes et pluralistes, comme celui d’Ahora Madrid, où les listes pourraient concourir selon leurs affinités idéologiques mais vers un même objectif : celui de gagner les élections, expulser le PP-PSOE et en finir avec l’austérité ? Ahora Madrid n’a-t-il pas fait la démonstration que lorsqu’une liste est hégémonique, cette liste fait des ravages, comme cela s’est passé avec Manuel Carmena [actuelle maire de Madrid] ? Y a-t-il un doute quelconque qu’avec des primaires ouvertes et qui auraient comme signification la préparation de l’assaut électoral unitaire que Pablo Iglesias ne ferait pas de ravages ?
Le moment existe. Mais il dépend de la direction de Podemos, laquelle gère un capital accumulé par toutes et tous bien que cela l’enchante de l’attribuer à elle seule, en solitaire. Cette gestion conservatrice du monopole du possible est peut-être le plus grand fardeau que transporte le mouvement en ce moment. Il semble quelquefois que la direction de Podemos tend à ressembler à celle de IU il y a deux ans : convaincue de sa vérité, sans écouter les autres voix, qu’elle caractérise systématiquement de déloyales ou qu’elle invite à s’en aller. Peut-être qu’il n’y a pas d’autre option que laisser que cette expérience arrive à son terme, mais l’argument que personne ne pourra prétendre ne pas avoir existé est : « qu’il n’y avait pas d’autres options ». Elles sont sur la table et maintenant la direction de Podemos doit choisir si elle souhaite un Pablo Iglesias comme secrétaire général de son parti ou un dirigeant qui aspire à être président du gouvernement.
Brais Fernández et Jaime Pastor
Notes
[1] Voir sur ESSF (article 35546), Etat espagnol : « Podemos es participacíon » – Pour une consultation populaire sur le règlement des primaires de Podemos.
[2] Voir sur ESSF (article 35545), Etat espagnol : « Ahora en común » – invitation à la convergence.
[3] Soit la présentation d’une liste comportant plusieurs candidats, l’électeur peut intervertir l’ordre et y compris la modifier ; dans les faits elle est souvent choisie comme une liste fermée, introduisant un système majoritaire de fait (Réd. A l’Encontre)
[4] Le modèle de primaires – soit la détermination des candidats qui seront présentés par Podemos lors des élections générales prévues en novembre – préparé par la direction Iglesias de Podemos repose sur trois éléments : une primaire pour le secrétariat général ; une primaire pour les élections au Sénat avec comme « circonscription » la Communauté autonome et, enfin, pour la Chambre des députés les « membres » de Podemos pourront élire 350 personnes (correspondant à l’ensemble des sièges) sur la base d’une circonscription s’étendant à tout l’Etat espagnol.
Il suffit d’être enregistré par internet pour pouvoir voter. La direction affirme avoir ainsi plus de 370’000 « membres ». Lesquels, en majorité, sont au propre comme au figuré « virtuels ». C’est l’une des conceptions originelles de Podemos : une formation « d’un nouveau type » dans laquelle chacun pourrait s’engager en fonction de ses rythmes et obligations, les gens « normaux », etc. Outre de constituer un parti « coquille vide », très dépendant des décisions du centre et dont la vie des cercles de base s’éteint souvent, sa dimension antidémocratique est aussi claire. Ainsi, pour pouvoir contester ce modèle de primaires, il faut statutairement recueillir 10% du « corps électoral » de Podemos, soit 37’000… alors que, par exemple, seul 34% des près de 250’000 membres « virtuels » ont participé aux primaires municipales fin 2014.
Voir l’article publié sur ce site : L’immolation de Podemos ou ses primaires :
http://alencontre.org/europe/espagne/etat-espagnol-limmolation-de-podemos-ou-ses-primaires.html. (Réd. A l’Encontre)
[5] Contre la fermeture d’une usine de Coca-Cola de la région de Madrid une lutte importante et longue s’est déroulée, recueillant beaucoup de sympathie. Movistar est l’un des sous-traitants du géant de la télécommunication Telefonica. Sur cette grève exemplaire, voir l’article qui sera publié sous peu sur ce site. (Réd. A l’Encontre)
* Tribune parue le 11 juillet 2015 sur le journal en ligne Publico.es.
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