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Espagne : près d’un demi-million d’expulsions, le produit d’une loi franquiste

19 janvier 2016 | tiré du site du CADTM

Entre 2008 et le second trimestre 2015, l’Espagne a connu 416.332 ordres d’expulsion de logements. |1| Les expulsions sont une des conséquences de la crise, mais la loi qui les autorise est bien antérieure. Il s’agit de la « loi hypothécaire » imposée par décret sous la dictature de Franco en 1946, et qui demeure en vigueur.

La « métaphysique » des expulsions

L’Association hypothécaire espagnole (AHE) elle-même, qui rassemble les groupes financiers les plus actifs sur le marché espagnol des prêts hypothécaires, rappelle sur son site Internet que cette loi est la refonte d’un décret du 8 février 1946. Dans son guide « en caso de impago » (en cas de non-paiement) qui vise à rassurer les créanciers, il est fait état que : « si un emprunteur ne paie pas un crédit - qu’il soit personnel ou hypothécaire - il devra répondre avec tous ses biens, non seulement ceux qu’il possède présentement mais également ceux qu’il pourrait acquérir dans le futur, jusqu’à l’apurement complet de la dette ».

Le contexte idéologique dans lequel agissait cette association relevait d’un mythe très répandu à l’époque, selon lequel, comme l’affirmait un ex-président de l’AHE Gregorio Mayaya, il était « métaphysiquement impossible que le prix des logements baisse ». C’est en raison de mensonges comme celui-ci, qui ont fortement incité à l’achat, que des milliers de familles ont été expulsées de leur logement.

« Nous avons vécu au-dessus de nos moyens », cette autre grande assertion métaphysique, insulte la population. Celles qui ont effectivement vécu au-dessus de leurs moyens sont les grandes entreprises (de l’immobilier, de la construction et autres) et les institutions financières qui, par-dessus le marché, prétendent que c’est aux citoyens ordinaires de payer la facture. Or, en 2008, la dette financière des 5 principales sociétés immobilières cotées en bourse (Colonial, Metrovacesa, Realia, Royal Urbis et Martinsa Fadesa) représentait, selon le site idealista.com, 26,4 milliards d’euros.

Poussant le cynisme à son paroxysme, ces sociétés sont en plus de bien mauvaises payeuses. Une note de la Banque d’Espagne affirme que « le comportement des hypothéqués minoritaires (les ménages) est bien meilleur que celui de tout autre agent économique ». Effectivement, selon les données de l’AHE, le caractère « douteux » (retard de paiement de plus de 90 jours) des crédits concédés aux particuliers pour l’achat d’un logement était de 5,8 % au premier trimestre 2015, contre respectivement 32,9 % et 34,6 % pour les crédits destinés aux secteurs de la construction et de l’immobilier.

« L’éthique » des expulsions

La Coordination des affectés par les hypothèques (PAH) met en avant que « de nombreuses clauses abusives ont accompagné les prêts et que les biens hypothéqués en tant que garantie étaient absolument surévalués, et doivent dès lors être considérés comme des produits financiers toxiques ». Les pratiques hypothécaires en Espagne ont été si sauvages qu’elles ont conduit la Cour de justice de l’Union européenne à déclarer les exécutions hypothécaires espagnoles contraires à la législation de l’Union européenne, et la loi du Parti populaire de 2013 sur les expulsions, une violation des droits humains.

Plusieurs tribunaux ont statué en faveur des hypothéqués en raison du caractère abusif des clauses relatives au sol, tout comme des intérêts de 20 % dus au retard de paiement. Des juges ont également contesté une loi hypothécaire permettant aux banques de récupérer des biens, à défaut de paiement, pour moitié de leur valeur, tout en continuant à exiger le paiement du solde « manquant ». Certains jugements ont ainsi ordonné que les biens saisis soient rendus à leur propriétaire, comme le verdict de Gijón en janvier 2015. La PAH signale que différentes organisations de protection des Droits de l’Homme rejettent les expulsions forcées sans alternative de relogement et condamnent l’assujettissement à une dette perpétuelle (liée aux expulsions hypothécaires) comme des violations graves à l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits Humains ou encore au Pacte International sur les droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies.

Avec cette loi hypothécaire, les centaines de milliers de familles expulsées se sont vues refuser la dation en paiement, qui permet de s’acquitter de sa dette par la cession de son bien. En revanche, les grandes sociétés du secteur immobilier ont pu bénéficier de cette mesure, alors que la plupart d’entre elles sont liées dès l’origine aux sociétés financières locales comme Bankia, sauvées à plusieurs reprises par des fonds publics, et dont une multitude de banques et fonds étrangers (tels que Commerzbank, Eurohypo, Royal Bank of Scotland, Barclays, Crédit Agricole ou Goldman Sachs) ont été créanciers puis actionnaires.

La Société de Gestion des Actifs provenant de la restructuration bancaire (SAREB), aussi connue sous le nom de bad bank, a reçu des actifs immobiliers d’une valeur de 50,7 milliards d’euros de fonds publics garantis par l’État. Comme la transparence de la SAREB brille par son absence, l’on ne sait pas combien de ces actifs proviennent de dation en paiement de sociétés immobilières ou d’expulsions de familles. La création de cette structure de défaisance |2| a été imposée par les « partenaires européens » dans le Memorandum de la Troika (MoU) que le gouvernement espagnol a signé en juillet 2012 en échange du sauvetage du système bancaire.

Cette bad bank a, sous le contrôle strict de la Troïka, socialisé les dettes privées de sociétés immobilières et d’institutions financières espagnoles et internationales. Le sauvetage avec des fonds publics n’a pas servi à garantir les dépôts des épargnants, contrairement à ce que le discours dominant veut nous faire croire, mais à augmenter la dette et le déficit publics. Il a servi de justification à l’imposition d’une austérité brutale, ainsi qu’à l’enrichissement de fonds « vautours » et de leurs intermédiaires. A ce jour, 41,2 milliards d’euros sur les 50 de la SAREB sont gérés par trois fonds américains (Cerberus, Apollo et TPG).

La dette n’est pas métaphysique mais politique

La dette immobilière a ainsi atteint un niveau très élevé, et nous continuons à en payer le prix. En 2007, au début de la crise, la dette privée espagnole dépassait les 4 000 milliards d’euros. La répartition de cette dette privée était à 77 % celle des banques, et des entreprises et à 23 % celle des particuliers.

C’est à partir de l’éclatement de la crise que la dette publique a explosé. En 2007, elle ne représentait que 36 % du PIB, bien en-deçà de la moyenne européenne (66 %). En 2015, elle représente presque 100 % du PIB, à plus de 1 000 milliards d’euros. Des organismes comme la Banque d’Espagne imputent cette spectaculaire augmentation aux aides destinées au secteur financier, entre autres facteurs.

Autrement dit, le grand problème de la dette espagnole n’est pas dû à la dette publique, ou à la dette hypothécaire des ménages, mais bien à l’énorme dette des entreprises (de l’immobilier et de la construction, entre autres) et des sociétés financières. Une dette privée que les créanciers s’évertuent à socialiser depuis des années, avec la nécessaire complicité des gouvernements au pouvoir et sous contrôle strict de l’Union européenne.

Au sein de la Plateforme d’audit citoyen de la dette (PACD), nous travaillons afin que les citoyens puissent auditer cette dette pour en répudier la partie illégitime, et que des actions soient menées en conséquence. Nous agissons en faveur de nombreux changements, à commencer par cette loi hypothécaire héritière de la dictature franquiste.

Traduction : Virginie de Romanet.

Notes

|1| Rapports du Conseil général du pouvoir judiciaire « conséquences de la crise sur les organes de justice ». Datos sobre el efecto de la crisis en los órganos judiciales - Datos desde 2007 hasta tercer trimestre de 2015 :
http://www.poderjudicial.es/portal/...

|2| La défaisance (ou désendettement de fait ; en anglais defeasance) est une opération financière consistant à céder simultanément des actifs financiers et des dettes à une société tierce, souvent une structure de défaisance. Cette cession est irrévocable (Source : Wikipédia).

Jérôme Duval

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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