Sûr de sa victoire, l’ancien premier ministre a mené une campagne affichant ouvertement son intention de passer à un système présidentiel à la française. Pourtant sa victoire à une courte majorité risque de rendre la chose plus difficile que prévu. Jusqu’ici, l’AKP, parti conservateur et néolibéral au pouvoir depuis 2002, a reçu le soutien du grand capital, le vrai gagnant de la croissance économiques des dix dernières années, mais aussi des masses populaires, qui semblaient attendre de ce parti une certaine stabilité économique. Cependant, la politique menée par Erdogan, fortement polarisée, surtout depuis les événements de l’été passé dans le fameux parc de Gezi, ne payent pas, ou en tout cas pas plus que cela.
« Pour que rien ne change… »
L’AKP semble devoir gouverner désormais sans Erdogan, présenté pourtant comme irremplaçable à la tête du parti et du gouvernement. Néanmoins, le « premier président élu directement par le peuple », comme il aimait à le répéter durant la campagne électorale, s’est choisi pour premier ministre l’un de ses proches les plus fidèles, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Erdogan espère sans doute ainsi contrôler le gouvernement comme il le souhaite. Le choix de Davutoglu, cerveau de la politique étrangère turque de ces cinq dernières années, prouve de fait la ferme intention d’Erdogan de demeurer au centre du pouvoir. Les élections législatives qui auront lieu dans huit mois constitueront la première épreuve politique pour lui et pour son parti.
Les forces nationalistes sont les grandes perdantes de ces élections. Le candidat de l’alliance entre le parti kémaliste-nationaliste (CHP) et le parti ultra-nationaliste, connu sous le vocable de loups gris (MHP), a fait un score de 38,5 %. Ces deux partis constituent au parlement actuel l’opposition, une opposition certes de moins en moins crédible aux yeux des peuples de la Turquie. En désignant comme candidat l’ancien secrétaire générale de l’Organisation de la conférence islamique, Ekmeleddin Ihsanoglu, les forces nationalistes espéraient toucher l’électorat croyant de L’AKP. Mais la perte de 5 millions de voix par rapport aux élections municipales de mars dernier montre, s’il en était encore besoin, que les gens préfèrent l’original à la copie. On peut donc s’attendre à des scissions politiques, en particulier au sein du CHP, pour le plus grand bonheur des forces progressistes.
Un espoir pour les forces progressistes
Le mouvement de libération kurde, allié aux forces progressistes de l’ouest du pays, a pour sa part présenté Selahattin Demirtas, un jeune avocat issu du mouvement des droits de l’homme et de la branche légale du mouvement kurde. Il ne fait guère de doute qu’il est parmi les grands gagnants de ces élections, comme le soulignent d’ailleurs de nombreux observateurs. Soutenu par près de 4 millions de personnes, Selahattin Demirtas a créé la surprise, arrivant à pratiquement doubler son score électoral par rapport aux élections municipales de mars dernier. Entouré d’un fort capital de sympathie, ce jeune candidat a mené campagne pour la défense des droits du peuple kurde, des femmes, des minorités ethniques, des homosexuel·le·s, des travailleurs·euses, et des plus pauvres de la société turque. Avec un score de 9,8 %, son discours, centré sur la possibilité à saisir d’une vie plus libre, plus démocratique, plus égale et plus juste, a touché, comme jamais encore n’avait réussi à le faire jusqu’ici les forces progressistes, un large public partout dans le pays.
Ce résultat inattendu est tout d’abord la victoire du mouvement de libération kurde et de celles et ceux qui, depuis deux ans, soutiennent le processus de paix. Mais il est aussi la victoire d’Abdullah Ocalan, leader historique, toujours emprisonné et principal architecte du processus de paix. Ce succès électoral nous permet d’envisager pour la première fois depuis longtemps, si ce n’est depuis toujours, de lier la lutte de la classe ouvrière à l’ouest du pays aux combats de tous les opprimé·e·s. Du peuple kurde aux paysans luttant pour conserver la biodiversité de leur région contre la construction des centrales hydroélectriques (HES), des mineurs de Soma aux activistes dans les grandes villes contre la transformation urbaine sauvage, des mouvements de jeunes demandant plus de liberté aux combats des femmes et des homosexuel·le·s contre la violence et la discrimination.
Les forces progressistes ont maintenant devant elles un mouvement de masse grandissant, radical et démocratique. Comme l’un des activistes de la campagne Demirtas me le disait à Istanbul : « Il faut voir cette campagne comme le début de la construction d’un mouvement qui saura aussi gagner à les travailleurs, femmes et hommes, et les plus pauvres, qui jusqu’ici voient en Erdogan, un espoir ».
* Paru en Suisse dans « solidaritéS » n° 253 (04/09/2014). http://www.solidarites.ch/journal/