De notre envoyé spécial à Barcelone. La réunion a été convoquée dans la précipitation, un peu plus tôt dans l’après-midi. Ils sont une centaine, mardi soir, à avoir répondu à l’appel des « voisins », des militants de ce quartier résidentiel et plutôt huppé de l’Eixample, à quelques blocs de l’université de Barcelone. La plupart d’entre eux connaissent déjà les lieux : le débat se déroule sous le chapiteau blanc de l’espace Germanetes, une zone de la taille d’un terrain de football, autogérée par des associations de riverains « jusqu’à la fin 2016 », précise la pancarte à l’entrée.
De l’autre côté de la rue Consell de Cent, des drapeaux rouge, or et bleu de la « nation » catalane flottent, accrochés à certains balcons (l’« estalada blava »), comme on en voit partout ailleurs dans la ville. L’ambiance, ce soir-là, est décontractée. Des trentenaires aux retraités, presque tous les âges sont représentés. On rit aux blagues des élus et activistes qui se succèdent, venus parler – en catalan, comme il se doit – en défense du « droit à décider le 9 novembre ».
Pourtant, ces partisans de l’indépendance de la Catalogne, plutôt classés à gauche, ont une très bonne raison d’être en colère. Ils ont subi, la veille, une lourde déconvenue : l’exécutif catalan de centre droit a renoncé officiellement à l’organisation du référendum sur l’indépendance de la région, alors qu’il s’y engageait depuis des mois. « Adieu à la consultation », titrait, mardi matin, El Periódico de Catalunya, l’un des principaux quotidiens de la région. S’ils se sont réunis mardi soir, c’est que ces militants « catalanistes » doivent, sans attendre, échafauder une stratégie, en réaction à cette nouvelle donne.
La marche arrière de la Generalitat (le gouvernement catalan) met un terme à deux ans de spéculations sur la tenue de ce scrutin. C’est une victoire de Madrid, qui n’en voulait pas. Le tribunal constitutionnel, saisi par le gouvernement de Mariano Rajoy, avait exigé début octobre la suspension du référendum d’auto-détermination. Comme beaucoup d’observateurs le pronostiquaient, le patron de la Generalitat, Artur Mas (CiU, droite nationaliste), a choisi de ne pas prendre le risque politique – considérable – d’organiser une consultation en toute illégalité.
Pour ne pas perdre la face, Mas continuait, mardi, de défier le pouvoir de Madrid (« L’État espagnol reste l’adversaire »). Il a surtout proposé d’organiser une consultation « alternative », aux contours encore flous, le 9 novembre prochain. Elle pourrait être assurée par un réseau de volontaires postés dans toute la Catalogne, de manière informelle, sans recourir aux moyens de l’administration publique. Après la manifestation massive du 11 septembre dernier, jour de la Catalogne, qui a rassemblé, selon ses organisateurs, 1,8 million de personnes dans les rues de Barcelone, ce serait, si l’opération réussit, une nouvelle marque de défi à l’encontre de Madrid.
Mais la décision d’Artur Mas, lundi, de renoncer à un référendum en bonne et due forme, a froissé ses alliés, au sein du bloc des partis catalans favorables à l’indépendance. À commencer par la Gauche républicaine catalane (ERC) d’Oriol Junqueras, grand favori des élections régionales à venir, et tenant de la « désobéissance civile » par rapport à Madrid. Junqueras n’a pas exclu de jouer le jeu d’une « consultation alternative » le 9 novembre prochain, mais il réclame désormais bien plus : des élections anticipées, qu’il souhaite transformer en un plébiscite pour ou contre l’indépendance, pour former, en bout de course, une assemblée constituante.
.
Jusqu’à présent, la force d’Artur Mas, cible des attaques de Madrid, avait été de maintenir unie sa coalition hétéroclite, formée de quatre partis. Outre CiU (droite) et l’ERC, les écolo-socialistes d’Iniciativa per Catalunya (ICV ) et les tenants d’une gauche plus critique (la CUP) jouaient aussi le jeu. Les dernières réunions étaient houleuses, mais le collectif tenait. Mardi, chacun a pris ses distances. Et le scénario sur lequel la presse espagnole spécule depuis des semaines – des élections anticipées en Catalogne, avec un « pacte » CiU-ERC majoritaire, et une assemblée constituante – n’a plus rien d’évident.
Mardi soir dans l’Eixample, des élus des deux « petits » partis du bloc indépendantiste – la CUP et ICV – participaient aux débats, aux côtés de représentants de l’Association nationale catalane (ANC, à l’origine de l’organisation des défilés du 11 septembre) et du Proces constituant un autre collectif qui plaide pour l’indépendance catalane. Tous ont, sans surprise, regretté le choix d’Artur Mas. Mais ils ont aussi laissé entendre que l’unité politique pro-indépendance catalane venait de se fissurer.
La députée de la CUP, Isabel Vallet, a rappelé l’importance des mobilisations populaires ces dernières années, qui apportent, à ses yeux, « la preuve incontestable qu’il existe bien un mandat de la société catalane, pour l’organisation de la consultation ». Et de regretter, dans la foulée, le « manque de volonté politique » d’Artur Mas. Tout comme son collègue écologiste présent, elle a pris ses distances avec le scénario d’élections anticipées, qui tourneraient à un plébiscite sur l’indépendance : « Cela reviendrait à dire : si vous voulez l’indépendance, votez pour moi ! Il n’est pas possible que certains se mettent à tenir ce genre de discours… », a-t-elle affirmé, en référence à un éventuel pacte CiU-ERC.
« Il n’est pas possible de remplacer la consultation par un succédané de consultation », a prévenu l’élu écologiste. Ce dernier continue de penser qu’il faut plus que jamais « préserver le processus démocratique que nous avons engagé depuis des mois, et l’unité politique forte que nous avons construite ». À ses yeux, l’ennemi reste « le bipartisme PP-PSOE », c’est-à-dire la domination des deux principaux partis espagnols (l’un de droite, l’autre social-démocrate) sur la scène politique madrilène depuis trente ans, qui est « le principal ennemi de la démocratie ». Les deux formations sont opposées à l’indépendance de la Catalogne, même si le PSOE se dit plus ouvert à une réforme constitutionnelle qui donnerait davantage d’autonomie à Barcelone.
Sous le chapiteau, plusieurs personnes du public ont pris la parole, pour dire à quel point les événements allaient « trop vite ». « En quinze jours, il s’est passé beaucoup de choses. Il est important que l’on ne se précipite pas, que l’on prenne le temps de réfléchir à l’étape suivante, que l’on ne tombe pas dans un piège », a ainsi mis en garde l’un des « voisins » présents au débat.