Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

« Échec à la guerre » ou l’usage convainquant de l’antiracisme pour masquer un pacifisme campiste qui laisse tomber le peuple ukrainien

Qui prend note des manifestations contre la guerre en Ukraine qui ont lieu à Montréal s’est rendu compte que s’y déroulent deux types de rassemblements qui tous deux comptent chaque fois quelques centaines de personnes participantes. Les premières qui sont organisées par le Conseil provincial du Québec du Congrès ukrainien canadien baignent dans le bleu et jaune du drapeau ukrainien précédées ce 26 mars de la bannière bilingue « Et si c’était votre enfant ».

Elles se rangent derrière les demandes du gouvernement Zelensky dont l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine à laquelle se refusent les ÉU/OTAN par crainte d’enclencher une escalade vers une guerre mondiale jusqu’à l’utilisation des armes nucléaires. On comprend très bien la volonté douloureuse du peuple ukrainien de vouloir en finir avec ces cruels bombardements contre la population civile mais la dimension inter-impérialiste de cette guerre de libération nationale contre l’envahisseur, si (peu) secondaire soit-elle, interdit de jouer à l’apprenti sorcier.

Les secondes manifestations sont organisées par le collectif « Échec à la guerre » dont font parti plusieurs syndicats et regroupements syndicaux, associations religieuses, organisations populaires et de femmes et, comme partis, Québec solidaire et le Parti communiste du Québec, en tout 27 organisations restées fidèles sur les quelques 200 du début. Échec à la guerre « a été mis sur pied en 2002, au moment où le déclenchement d’une guerre contre l’Irak était imminent, dans le but de s’opposer à cette guerre et à toute participation canadienne. Opposé aux interventions militaires du Canada en Afghanistan, en Libye et, maintenant, en Irak et en Syrie, le Collectif dénonce les faux prétextes sécuritaires ou humanitaires de la soi-disant ‘’guerre contre le terrorisme’’ » (site web d’Échec à la guerre). Le groupe met l’emphase «  sur la lutte contre la tendance ouverte à la domination militaire des États-Unis sur la planète – et particulièrement contre la collusion et la participation canadienne à cette tendance » bien que l’introduction de sa plateforme de 2019, remplaçant celle de 2003, affirme plus généralement que « Le Collectif Échec à la guerre s’oppose à toute guerre d’agression, à toute volonté de domination ou de contrôle entre pays, nations ou autres communautés humaines. »

Les guerres impérialistes de l’OTAN n’excusent pas le black-out de la Russie des mots d’ordre

Les deux manifestations organisées par Échec à la guerre jusqu’ici avaient comme mots d’ordre, pour la première, « Non à la guerre en Ukraine ; Non à l’expansion de l’OTAN » et la seconde « Non à la guerre au Yémen ; Non à la vente d’armes à l’Arabie Saoudite » tout en maintenant la bannière de la première. On note que la Russie est complètement absente des mots d’ordre bien que ce soit clairement elle qui a envahi l’Ukraine et qui l’écrase de ses bombes. En fait, le premier mot d’ordre laisse à penser que le seul responsable de la guerre ukrainienne est l’OTAN. On ne reviendra pas sur ce sujet analysé ailleurs (Marc Bonhomme,C’est la Russie qui joue à la roulette russe avec l’arme nucléaire, pas l’OTAN - Une guerre de libération nationale que la Russie a aveuglément niée, ESSF, 28/02/22). On comprend que malgré la phrase introductoire de la plateforme du collectif, celui-ci n’arrive pas à se libérer de l’amalgame entre impérialisme tout court et impérialisme étatsunien, ce qui est au cœur de la confusion campiste, léguée par son histoire au point d’en être aveugle.

Plus surprenants sont les mots d’ordre principaux de la deuxième manifestation. Le principal dirigeant du collectif, dans le discours clef du rassemblement, particulièrement convainquant et documenté, en livre la substantifique moelle :

En ce qui concerne l’Ukraine, jour après jour, les effets horribles et dévastateurs de la guerre nous sont montrés. […] En ce qui concerne la guerre au Yémen, qui a fait 377 000 victimes depuis 2015, ces victimes sont demeurées invisibles.
Tous les pays membres de l’OTAN – États-Unis en tête et Canada compris – dénoncent que des civils soient pris pour cible par la Russie en Ukraine. Au Yémen, on a répertorié 7 000 raids aériens sur des cibles civiles (aéroports, tours de télécommunications, infrastructures électriques, usines de transformation des aliments, usines de traitement des eaux, zones résidentielles). Le Canada, qui quelques jours seulement après le début de la guerre, a demandé à la Cour pénale internationale d’enquêter sur les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine, n’a jamais rien fait de tel en 7 ans de crimes de guerre au Yémen.
Le terrible siège de Marioupol en Ukraine et l’enfer qu’il fait subir à sa population, fortement médiatisés, ont suscité la révulsion générale. Mais le blocus du port d’Hodeïdah au Yémen, par où transitent plus de 70% de ses importations, n’a jamais fait l’objet de dénonciations et d’une couverture médiatique équivalentes. La guerre en Ukraine est présentée comme un combat pour la démocratie, la Russie étant dénoncée pour son autoritarisme, ses violations des droits de la personne, son musèlement de la presse et l’emprisonnement des opposants.
Mais qu’en est-il de l’Arabie saoudite ? Selon le rapport 2020-2021 d’Amnesty international, « À la fin de l’année [2020], pratiquement tous les défenseur·e·s des droits humains saoudiens étaient soit détenus sans inculpation, soit poursuivis en justice, soit en train de purger une peine d’emprisonnement. » […]
Au contraire, on continue de leur vendre des armes pour poursuivre leurs actions criminelles au Yémen. De 2015 à 2020, les É.-U. ont vendu pour 50 milliards $ à l’Arabie saoudite et pour 37 milliards $ aux Émirats arabes unis. Et le Canada, pour 8 milliards $ depuis 2015, à l’Arabie saoudite. Qu’il s’agisse de la Crimée ou du Donbass, l’intégrité territoriale de l’Ukraine doit être préservée et défendue coûte que coûte. Mais qu’en est-il des territoires palestiniens occupés et colonisés depuis des décennies ? Qu’en est-il de la province d’Al Mahra, dans l’est du Yémen, présentement occupée par l’Arabie saoudite ? ou du port de Balhaf, servant à l’exportation des hydrocarbures du Yémen, qui est contrôlé par les É.A.U.? […]
Et on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a AUSSI un fort relent de racisme dans tout ça. À commencer par les déclarations du président Zelensky à l’effet que l’Ukraine est soutenue par l’ensemble du « monde civilisé ». Un racisme qui se répercute jusque dans l’aide humanitaire. En effet, en moins de 24 heures, des promesses de dons ont été faites pour couvrir les 1,7 milliards de dollars requis initialement pour les réfugié.e.s ukrainiens. Mais pour les autres crises humanitaires dans le monde, l’argent est bien loin d’être au rendez-vous. À tel point que depuis un an, le Programme alimentaire mondial a même commencé à réduire de moitié les rations d’aide alimentaire qu’il fournit à des millions de personnes dans le monde. […]
Mais alors que les agences de l’ONU peinent à faire débloquer quelques milliards de dollars pour une aide humanitaire d’urgence à des millions d’êtres humains souffrant des guerres et des conséquences de la crise climatique, ce sont plutôt les dépenses militaires mondiales – qui s’élevaient déjà à près de 2 000 milliards de dollars en 2020 – qui semblent en voie de connaitre une hausse fulgurante.

Le racisme larvé inhérent au soutien à l’Ukraine ne justifie pas le pacifisme

Le mot est lâché. L’immense souillure de ce grand mouvement de soutien à l’Ukraine est le racisme révélé en particulier par la guerre contre le Yémen sur arrière-fond de celles au MoyenOrient. L’actualité de cette guerre yéménite en tant que souffrances populaires et négation de droit à l’autodétermination d’un peuple n’est pas moindre que la guerre ukrainienne même si elle ne s’insert pas dans la même menace géostratégique de guerre nucléaire inter-impérialiste. Difficile ici de ne pas invoquer le célèbre extrait du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire en 1955 :

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Pour autant, on ne peut pas se servir de cette peur de la personne blanche qui constate que ce que subit la personne racisée elle peut aussi le subir pour amoindrir la solidarité avec le peuple ukrainien. Il n’est pas solidaire, par pacifisme — « Nous rejetons les décisions d’ajouter davantage d’armes au conflit » ; « Le Canada ne doit pas participer à une escalade d’interventions militaires en Ukraine » —, de rejeter la nécessité de soutenir l’armement défensif de l’Ukraine par les pays de l’OTAN mais sans titiller une puissance nucléaire enlisée dans une aventure qui tourne mal. Céder au pacifisme serait consentir au massacre ou à la capitulation face à la manifeste volonté populaire ukrainienne de défendre son droit à l’autodétermination. Il appartient au peuple mobilisé et risquant sa vie de déterminer jusqu’où il est prêt à aller pour repousser un ennemi de prime abord plus fort que lui avant, le cas échéant, de lui faire des concessions à la Brest-Litovsk.

Au peuple de décider le niveau de sa souffrante résistance, non à l’impérialisme de le moraliser

Comme il appartient, soit dit en passant, au peuple russe de laisser savoir, du mieux qu’il le peut, le degré de souffrantes sanctions qu’il est prêt à endurer pour affaiblir l’effort de guerre de son gouvernement. Il n’est pas évident que les fermetures d’entreprises étrangères en Russie frappent plus l’État russe que le peuple. Mais c’est d’abord l’oligarchie qu’il faudrait frapper jusque dans les sacro-saints paradis fiscaux ce que ne voudront pas leurs frères de classe occidentaux par peur de se mettre eux-mêmes à découvert. Comme les sanctions commerciales énergétiques et alimentaires, tout comme l’interruption des importantes livraisons agricoles ukrainiennes, se répercutent le plus durement sur les peuples pauvres comme ceux de l’Égypte et du Sri-Lanka où il y a déjà des émeutes de la faim, il appartient aux pays riches de leur venir en aide.

Il n’en reste pas moins que les personnes déplacées et réfugiées du Yémen ont autant à être soutenues que celles d’Ukraine. Idem pour celles de l’Afghanistan ayant fui au Pakistan et en l’Iran, de la Syrie en Jordanie et Turquie, de l’Irak… Tous ces pays bombardés ou envahis doivent être reconstruits une fois la guerre arrêtée ou, dans le cas de l’Ukraine, pouvoir financer leur effort de guerre contre l’envahisseur impérialiste. La moindre des choses est de leur donner accès à ce qui leur est dû en particulier quand une grande proportion de leur population crève de faim comme c’est le cas pour l’Afghanistan quitte à passer par des réseaux fiables onusiens ou d’ONG autant que possible mais sans faire de chichis sur les politiques de leur gouvernement ce qui est l’affaire des rapports entre peuple et gouvernement. Rien de plus détestable que ces impérialistes moralistes voleurs qui devraient commencer par se regarder dans le miroir.

Cesser l’hypocrisie des belles paroles et passer aux actes à commencer par annuler les dettes

La deuxième forme de vol est l’endettement public et même privé qui découle de son illégitimité dans ce sens que la destruction de ces pays par les puissances impérialistes ou régionales dont le capital financier s’enrichit par les prêts à ces mêmes pays est incommensurablement immorale. L’annulation illico de ces dettes s’impose de soi à commencer par celle de 125 milliards $ de l’Ukraine pendant que ses oligarques sortaient leurs profits du pays tout comme le faisaient ceux de la Russie. Si la saisie des fonds étrangers de l’oligarchie russe revient en toute justice au peuple ukrainien, on ne peut que souhaiter que ce peuple impose à son gouvernement la saisie des fonds de sa propre oligarchie. Immédiatement, cependant, est urgent l’accueil des personnes réfugiées qui se comptent par millions.

On se rend parfaitement compte que le gouvernement canadien cherche à en limiter le nombre par ses tracasseries administratives imposant à ces personnes traumatisées un parcours du combattant sans compter qu’il tarde, en supposant même qu’il le veuille, à organiser un pont aérien. Ce pont il le faut à partir de la Pologne et des autres pays limitrophes à l’Ukraine mais aussi à partir du Pakistan, de la Turquie, du Kenya et tutti quanti. « Les bons mots et la compassion ne suffisent plus. Le Québec et le Canada ont maintenant le devoir de dire aux municipalités sanctuaires pour les réfugiés ukrainiens qu’elles seront supportées pour leur geste humanitaire. » (Rémy Trudel et Jacques Létourneau, Le Québec, un sanctuaire pour les réfugiés ukrainiens de la guerre, Journal de Québec, 3/03/22).

Un internationalisme universel et concret cruellement ambigu ou absent de la scène québécoise

Pour devenir internationaliste, la sympathie envers les victimes des guerres (et des catastrophes climatiques) et des personnes réfugiées qui en découlent doit franchir la barre de l’entre-soi ethnique pour devenir un universel humanisme. Autrement, elle restera un sentiment sporadique et temporaire qui banalisé par la répétition des images médiatiques redonnera toute la place au confort et à l’indifférence de la lutte quotidienne pour la survie. Si l’accueil pro-actif et soutenu des personnes réfugiées au prorata de la capacité et des moyens de chacune et chacun est le début de l’internationalisme en ces temps de guerres et de catastrophes climatiques, la lutte toutes et tous ensemble d’un bout à l’autre de la planète contre leur source causale en est l’aboutissement. Comptent chaque liaison avec soit la résistance non-armée ou armée autonome et démocratique en Ukraine, chaque contact avec la résistance russe contre la dictature poutinienne pour faire résonner ici leur point de vue et leurs actions.

Un moyen terme en est sans doute l’organisation par le monde du travail et populaire de manifestations, pétitions, accueil et soutien vis-à-vis les organisations sœurs de ces pays dévastés. Au Québec, à part les petites manifestations de l’ambiguë Échec à la guerre qui toutes antiracistes soient-elles pactisent avec le pacifisme campiste, on ne voit rien sur l’écran radar. Comme inspiration, on peut donner l’exemple de la fédération syndicale française Solidaires qui diffuse de l’information, appelle à des dons et prépare un convoi vers l’Ukraine (Solidarité Internationale Ukraine).

Marc Bonhomme, 3 avril 2022
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca

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