Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Ebola ou les miroirs africains de notre civilisation

Toute crise est un moment de vérité et l’épidémie d’Ebola qui touche aujourd’hui l’Afrique de l’Ouest ne fait pas exception. Ses échos médiatiques sur les écrans et dans les journaux occidentaux, s’ils sont préoccupants, traduisent trop souvent un inconscient ethnocentrique et un imaginaire postcolonial : la préoccupation première demeure l’endiguement de l’épidémie et celle-ci semble banale dans une Afrique vraisemblablement plongée « au cœur des ténèbres » (J. Conrad) qui cumule les fléaux et les maux de notre modernité.

Pourtant, cette épidémie nous dit aussi autre chose. Elle est un miroir éloigné des maux de notre civilisation ; mais qu’est-ce qui est « éloigné » aujourd’hui alors que les télécommunications ont pour toute fin pratique aboli les distances physiques et que les échanges entre les différentes parties du monde ont intégré celui-ci en un tout cohérent et interdépendant ? L’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest apparaît donc comme un miroir qui laisse voir sans concessions les maux actuels de notre civilisation capitaliste planétaire, maux qui sont en règle générale cantonnés dans les angles morts de la conscience contemporaine.

Logique mortifère du capital

Premier point : l’épidémie du virus Ebola constitue une faillite du capitalisme néolibéral et financiarisé d’aujourd’hui. Une première preuve à charge est fournie par l’incapacité des laboratoires scientifiques et de l’industrie pharmaceutique de produire des vaccins et des médicaments adaptés pour enrayer l’épidémie. Nous apprenons dans Le Devoir du 31 juillet dernier qu’ « A ce jour, six médicaments et vaccins ont été développés contre le virus Ebola, mais seulement un a atteint la première phase d’expérimentation où une médication a été donnée à un petit nombre de personnes ». Les raisons sont évidentes : manque d’argent des laboratoires et des centres de recherche publics, faible importance de ces expérimentations aux yeux des gouvernements, des investisseurs et des entreprises pharmaceutiques. Trouver un remède à l’Ebola n’est pas rentable vu le nombre très limité de patients et la limitation du virus à des épidémies plus ou moins brèves localisées dans des pays pauvres qui présentent un niveau de développement faible.

Cette épidémie à la fois si lointaine et si proche met donc en lumière les limites propres à la santé-marchandise et au médicament-marchandise. Leur forme marchande prédomine nettement ce que Marx désigne comme leur valeur d’usage, à savoir leurs qualités intrinsèques pour soigner la population. Dans le livre I (chapitre 4) du Capital (1867), Marx écrit à ce propos :

« Ce n’est qu’autant que l’appropriation toujours croissante de la richesse abstraite est le seul motif déterminant de ses opérations, qu’il fonctionne comme capitaliste ou, si l’on veut, comme capital personnifié, doué de conscience et de volonté. La valeur d’usage ne doit donc jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé, mais bien le mouvement incessant du gain toujours renouvelé. » [1]

Les laboratoires ne s’intéressent donc à la production de médicaments pour « sauver des vies » que dans la mesure où ces médicaments leur permettent d’accumuler des profits sur les capitaux investis. Lois, principes et valeurs humanistes viennent après « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, 1848), puisque le serment des investisseurs n’est pas le même que celui d’Hippocrate. [2] Sur les 1556 nouveaux médicaments créés entre 1975 et 2004, seuls 21 étaient développés pour lutter contre les maladies négligées (tuberculose, paludisme, dengue, maladie du sommeil, maladie de Chagas, Ebola) qui touchent 1 milliard de personnes dans le monde – habitants pauvres de pays pauvres. [3]

Seule la loi – c’est-à-dire la contrainte imposée par la souveraineté politique du peuple – peut imposer un système de santé et une industrie du médicament tournés vers les priorités de la santé publique et ayant rompu, du moins en partie, avec cette logique mortifère du gain capitaliste.

Des pays exsangues des réformes néolibérales

Ce n’est cependant pas cette direction que les politiques publiques en matière de santé ont empruntée au cours des trente dernières années. La Guinée, le Liberia et la Sierra Leone n’en font pas exception. Avec 50 euros par habitant consacrés aux dépenses de santé, soit 6% de son Produit national brut, la Guinée se trouve à la 179e place sur 182 dans le classement du développement humain de l’ONU. [4] Au Liberia, il n’y a que cinquante médecins pour une population de 4 millions d’habitants. [5]

Cette situation est indissociable des plans d’ « ajustement structurel » imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, en accord avec le Trésor américain et les puissances occidentales, à partir des années 1980. De même, elle est liée à l’affaiblissement des États par le consensus de Washington mis en œuvre dans les années 1990 dans les pays en développement. En échange d’une aide financière en des moments de crise sévère, les organismes internationaux ont donc imposé la dérégulation de pans entiers de l’économie et de l’État, y compris des services publics essentiels, parallèlement à l’ouverture du pays aux exportations et aux capitaux de l’étranger, la privatisation des compagnies nationales en situation de monopole, et la réduction drastique des dépenses publiques.

Résultat : « Nous n’avons pas de gants, ni de combinaisons, ni d’autres équipements requis » explique le secrétaire général du syndicat des personnels de santé au Liberia, Deemi Dearzua. [6] Peter Piot, directeur de la London School of Hygiene and Tropical Medecine et co-découvreur, en 1976, du virus Ebola, explique : « En général, on ferme l’hôpital [touché par l’Ebola] et en deux mois, c’est fini ». [7] Or, aujourd’hui, l’épidémie progresse et menace, selon les dires du ministre de la Défense du Liberia, l’existence de l’Etat lui-même. L’état de délabrement des infrastructures de santé dans les pays de l’Afrique de l’Ouest, dû aux politiques néolibérales imposées de l’extérieur, est donc responsable de l’ampleur de cette épidémie.

La crise des Etats-nations

Les difficultés de développement des États de l’Afrique de l’Ouest sont également à lier à un troisième facteur qui aggrave leur état sanitaire : la faiblesse des États et l’importance des conflits armés et des guerres civiles. Plusieurs commentateurs dans la presse ont montré la présente épidémie comme un phénomène découlant d’une période de conflits aigus en Guinée, au Sierra Leone et au Liberia dans les années 1990 et 2000.

S’arrêter là ne suffit pas cependant ; ce serait s’arrêter à mi-chemin. Il est nécessaire d’aller plus loin et d’historiciser ces conflits, si l’on veut éviter la tendance de la pensée héritée (ethnocentrique et raciste) d’essentialiser ces faits. Historiciser ces guerres, ces conflits et ce désordre étatique permet de souligner les relations qui existent entre cet affaissement de certains États d’Afrique de l’Ouest et les traits caractéristiques du système capitaliste mondial.

Nombre d’observateurs – de l’historien britannique Eric Hobsbawm à l’anthropologue indien Arjun Appadurai en passant par le philosophe communiste Daniel Bensaïd ou encore le géographe français Olivier Dollfus – soutiennent dans leurs analyses du monde contemporain, que l’État-nation moderne traverse une crise, synonyme de recomposition et de transformation. [8] Sa capacité d’imposer ses décisions dans la société et sur son territoire a diminué par rapport à son âge d’or au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Désormais, que ce soit en Afrique de l’Ouest ou en Europe occidentale, il se trouve concurrencé par les flux massifs et anonymes des réseaux mobiles de la mondialisation capitaliste.

Si l’État moderne a été, comme le soutient Fernard Braudel dans La dynamique du capitalisme (1979), l’un des leviers historiques ayant permis au système capitaliste de devenir dominant dans le monde au cours des XVe – XIXe siècles, les progrès technologiques et l’organisation en réseaux (télécommunications et transports) propres à l’économie capitaliste de marché remet aujourd’hui en cause cet ordre territorial et étatique. [9] Cela comporte plusieurs conséquences pour les peuples car l’État, s’il a été source d’oppression et de domination à une échelle de masse au XXe siècle, a aussi été indissociable du progrès social, des avancées démocratiques et des mouvements d’émancipation collective.

Par conséquent, plusieurs phénomènes à première vue étrangers aux mécanismes du système capitaliste mondial, sont en réalité des produits historiques de son développement. Inutile de dire que les exportations d’armes en direction de l’Afrique après la chute du mur de Berlin (1989), sans contrôle aucun ou avec la complicité des administrations publiques des États, ont contribué à entretenir un climat de guerre permanente dans de nombreuses régions du continent, notamment en Afrique de l’Ouest. Eric Hobsbawm insiste en ce sens sur le basculement que représente la fin du « monopole de la violence physique » détenu par l’État, monopole qui s’était renforcé depuis les deux derniers siècles en Afrique au fil de la construction de l’État. Il s’agit là d’un renversement d’une tendance historique de longue durée.

De même, les circuits occultes et clandestins de biens précieux, rares ou interdits (pierres précieuses, drogue, personnes-esclaves, antiquités, métaux précieux) relient certains de ces territoires avec les centres financiers mondiaux à une vitesse et suivant des modalités qui demeurent hors de portée de ces États.

Enfin, il en est de même des circuits mondialisés de la corruption des classes dirigeantes africaines. Le décalage entre, d’une part, la rapidité et l’ampleur des fonds publics détournés des États africains et, d’autre part, la lenteur et la faiblesse des contrôles institutionnels des pouvoirs exécutifs au sein des administrations publiques, souligne à lui seul la profondeur de la crise que traverse l’État-nation dans plusieurs pays du continent.

Archipels de la domination vs. Droits universels

L’une des conséquences géographiques de cette crise de l’État est la recomposition des territoires suivant une logique d’archipel : un ensemble d’îlots connectés les uns aux autres, riches et puissants, entourés par des océans et des continents de misère et d’insécurité. Ces îlots ne sont nuls autres que les métropoles des pays développés et des pays émergents. Ils commandent le monde. Entre eux et le reste des territoires de l’humanité, des frontières de plus en plus fermées et militarisées. Les images des embarcations de migrants à la dérive, au large de Lampedusa en Méditerranée, ne sont qu’une des expressions spectaculaires de ce fait géographique qu’on retrouve à Hong Kong, à Londres ou à Lagos (Nigeria), lorsque les autorités ou des compagnies aériennes décident la suspension des liaisons aériennes avec les pays touchés par l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, ou encore aux frontières qui séparent les bidonvilles placés en quarantaine à Conakry (Guinée), Freetown (Sierra Leone) et Monrovia (Liberia).

Ces nouveaux territoires rappellent les paysages humains produits à l’époque de la féodalité et récupérés par les premiers empires européens suite aux « grandes découvertes » de la fin du XVe siècle. Ils sont à l’image d’Elmina au large du Ghana actuel, tel que le montre le croquis du XVIIe siècle ci-dessus. Elmina était une place fortifiée et un comptoir commercial installé en 1471 par les Portugais. Le château-fort a été construit en 1483. Ce comptoir organise les échanges avec l’intérieur africain. Les Portugais s’y approvisionnent directement – sans passer par des intermédiaires berbères ou arabes d’Afrique du Nord – en esclaves et en or, mais aussi en poivre à queue, en sel et en malaguette (épice utilisé comme du poivre). Elmina organise surtout le trafic de l’or. [10] L’empire commercial portugais est ainsi organisé en réseau : un chapelet de comptoirs fortifiés reliés les uns aux autres par la maîtrise des mers et des océans grâce aux flottes parcourant la route des Indes. Un tel empire-archipel rejoint les formes géographiques de la mondialisation capitaliste aujourd’hui, se réservant quelques points d’appui qui concentrent richesses et pouvoirs, pour cantonner vers un extérieur post-colonial risques, maladies, conflits, déchets, menaces et indésirables.

A l’inverse, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les peuples du monde entier avaient espoir d’édifier un monde plus juste à travers la reconnaissance et l’affirmation de droits universels. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 constitue en ce sens un aboutissement des luttes contre le fascisme et l’impérialisme des années 1936-1945, et signe la victoire du « front populaire » contre les anti-Lumières fascistes en Europe. Le droit à la santé y est clairement affirmé à l’article 25 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. » Promesse révolutionnaire à réaliser plus que droit réel aujourd’hui.

Dans ce miroir de notre civilisation qu’est l’épidémie d’Ebola, il y a un cri profond qu’il est important d’entendre. Entre le cantonnement militaire des pauvres auquel nous assistons aujourd’hui dans ce monde-archipel et la réaffirmation des droits universels d’hier, le choix ne fait guère de doute pour tous ceux attachés à l’humanisme et l’émancipation des hommes.


Légende : plan du château d’Elmina en « Guinée » (Ghana actuel). Dessin néerlandais du XVIIe siècle (32 x 43 cm), tiré d’un recueil de topographie africaine, Tome 12. Afrique occidentale, du collectionneur Roger de Gaignières (1642-1715), conservé à la Bibliothèque nationale de France. Source : www.gallica.bnf.fr .


[1K. Marx, Le Capital, Livre 1, chapitre IV, Flammarion, 1985, p. 119.

[2Marie-Paule Kieny, directrice générale adjointe à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour les systèmes de santé et l’innovation, dénonçait il y a peu un « défaut d’anticipation » dans un entretien au journal Libération. « Nous n’avons aucun traitement, alors même que la faisabilité existe. D’un point de vue technique, nous ne sommes pas en train de parler de choses extrêmement difficiles. C’est un échec de la société basée sur le marché, celui de la finance et des profits. L’Ebola est une maladie de pauvres gens, dans des pays pauvres et qui concerne très peu de personnes. » Citée par L’Humanité, 10 septembre 2014, p. 23.

[3Données avancées par Julien Potet, conseiller de la campagne d’accès aux médicaments essentiels (Came) au sein de Médecins sans frontières (MSF), cité par L’Humanité, 10 septembre 2014, p. 23. Médecins sans frontières (MSF), cité par L’Humanité, 10 septembre 2014, p. 23.

[4L’Humanité, 12 août 2014, p. 3.

[5Idem.

[6Idem.

[7Idem.

[8Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008. Olivier Dollfus, La mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot, 2007. Eric Hobsbawm, Globalisation, Democracy and Terrorism, London, Abacus, 2007. Arjun Appadurai écrit aux pages 44-45 et 47-48 : « L’image d’un réseau a souvent été évoquée, notamment par Manuel Castells, pour rendre compte des formes sociales et politiques émergentes de ce monde interconnecté et mené par la technologie, mais aussi par de nombreux gourous-consultants , futurologues et autres. (…) Pourtant, l’image du réseau semble encore trop générale pour la réalité qu’elle s’efforce de saisir. L’idée d’un monde cellulaire est légèrement plus précise. Cette image tirée de la biologie oppose les formes cellulaires aux formes vertébrées et, comme toutes les analogies, elle ne prétend être ni complète ni parfaite. Le système moderne des États-nations est l’exemple le plus fort d’une structure vertébrée, car les nations ont beau se complaire de leurs histoires de différence et de singularité, le système des États-nations ne fonctionne que grâce au présupposé d’un ordre international garanti par une diversité de normes, dont les moindres ne sont pas celles de la guerre elle-même. Cet ordre vertébré est aujourd’hui symbolisé non plus simplement par les Nations unies, mais par le nombre toujours croissant de protocoles, d’institutions, de traités et d’accords qui visent à assurer que toutes les nations œuvrent sur des principes symétriques dans leur conduite réciproque, quelle que soit leur place dans la hiérarchie du pouvoir et de la richesse. (…) Mais le capitalisme a aussi évolué depuis le XIXe siècle. A mesure qu’il devenait techniquement plus sophistiqué et plus mobile, que ses technologies se faisaient plus modulaires et plus portables, et que ses composants financiers se délivraient de leurs liens directs avec l’industrie et la manufacture, il s’est mis à développer certains caractères cellulaires décisifs. Ces caractères sont devenus plus visibles [au cours des trente dernières années]. (…) Depuis le milieu des années 1980, ces caractères cellulaires ont été encore amplifiés par l’accélération des nouvelles technologies d’information, par la vitesse et l’échelle stupéfiante des transactions qui ont rendu les marchés financiers nationaux sujets à des crises soudaines et spectaculaires. »

[9David Harvey souligne la même contradiction dialectique au sein du processus de mondialisation aujourd’hui, dans The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003.

[10Guillaume Hanotin, dir., La péninsule ibérique et le monde des années 1470 aux années 1640, Paris, Sedes, 2013, p. 18-19.

Mots-clés : Edition du 2014-09-23

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