La date choisie par la centrale syndicale s’inscrivait de fait dans un agenda interne libanais et régional qui ne pouvait que servir de catalyseur politique, et cristalliser l’ensemble des contradiction exacerbées ces dernières semaines entre l’opposition emmenée par le Hezbollah d’une part, le bloc du 14 mars pro- occidental d’autre part. Si la grève de mercredi était pour l’essentiel centrée sur la revendication de revalorisation du salaire minimum de 150 à 640 dollars, il était clair depuis le début que la mobilisation syndicale correspondrait en réalité à une mobilisation de l’opposition libanaise et de ses principaux partis contre le gouvernement de Fouad Siniora : d’une date sociale et syndicale, le mercredi 7mai est en réalité devenu l’occasion pour l’opposition et le Hezbollah de trancher dans le vif sur toutes les questions attenantes à la question nationale et au conflit entre le gouvernement pro- occidental de Fouad Siniora et l’opposition nationaliste, ouvert depuis novembre 2006 et la démission des ministres chiites du gouvernement.
Alors que dans l’après- midi du 7 mai, le Secrétaire général de la CGTL annonçait la fin de la grève, les principaux leaders de l’opposition appelaient au contraire leurs partisans à entamer un mouvement de désobéissance civile, à ne pas quitter les principaux points de circulation routiers occupés, à prolonger la grève générale, jusqu’à la démission du Cabinet Siniora. Un pas semblait donc être franchi : alors que le Hezbollah et l’opposition avait généralement limité leurs journées de protestation à 24 heures, les violences confessionnelles entre sunnites et chiites leur faisant craindre une guerre civile, il semble que cette fois ci l’opposition et le Hezbollah aient considéré qu’un pas de trop avait été franchi par le gouvernement Siniora, et que le risque d’une confrontation militaire pouvait être pris : dans la nuit du 5 au 6 mai, le gouvernement Siniora avait en effet pris deux décisions équivalentes à un tournant politique fondamental dans le conflit interne libanais : celle, premièrement, de limoger le Colonel Choukair, responsable de la sécurité de l’Aéroport international de Beyrouth, et réputé proche du Hezbollah ; celle, ensuite, de démanteler le réseau interne de télécommunications du Hezbollah et de ses organes de résistance militaire.
Ces deux décisions gouvernementales ont été le signal, mardi soir, de la confrontation politico- militaire qui allait se mettre en place le lendemain même : percevant les décisions gouvernementales comme émanant directement de Washington, jugeant que l’offensive du 14 mars et du gouvernement sur la question du contrôle de l’aéroport et des communications du Hezbollah était une mise en application concrète de la résolution onusienne 1559 de septembre 2004 demandant le désarmement du Hezbollah, considérant donc que la décision du gouvernement s’inscrivait pleinement dans une nouvelle offensive indirecte de l’administration Bush contre la résistance libanaise, dont le démantèlement est une condition sine qua non pour le contrôle du Moyen- orient, et constituerait naturellement un affaiblissement immédiat des positions syriennes et iraniennes, le Hezbollah et l’opposition semblent donc avoir pris une décision politique rompant pour partie avec les grandes orientations ouvertes depuis sa constitution en novembre 2006 : celle d’éviter toute forme de confrontation civile. Le jeudi huit mai, une conférence de presse du Secrétaire général du Hezbollah donnait le ton : considérant que la réunion gouvernementale du 6 mai constituait une « déclaration de guerre », et que l’attaque sur le réseau de communication interne du Hezbollah était un prélude au démantèlement des infrastructures protégeant les cadres de la résistance, Hassan Nasrallah souligna que le Liban était entré dans une « nouvelle ère » politique.
Une nouvelle phase politique ?
Depuis deux semaines, le conflit ne cessait de s’annoncer, et peut être, en un sens, son dénouement. Député druze de la coalition du 14 mars, leader du Parti socialiste progressiste et très Du social à la question nationale lié à l’administration américaine, Walid Jounblatt fut en quelque sorte le porte- voix d’une défaite annoncée, précipitant son propre camp dans une confrontation qu’il ne pouvait maîtriser. Il fut le premier, en effet, à en appeler au démantèlement du réseau communicationnel du Hezbollah, s’en prenant également aux caméras de l’organisation chiite le long de la route de l’aéroport, qui jouxte la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah et à majorité chiite. L’objectif était clair : obtenir une intervention internationale et un élargissement du mandat de la FINUL au Liban, avec à la clé, une présence militaire occidentale le long de la banlieue sud de Beyrouth. Dans le temps, les appels de Walid Jounblatt concordaient avec les appels du Premier Ministre italien Silvio Berlusconi à élargir le mandat de la FINUL et des forces onusiennes au Liban. Tous les éléments étaient donc en place : la grève générale du 7 mai s’inscrivait logiquement dans l’agenda interne libanais, mais aussi régional et international, et comme l’un de ses points d’inflexion possible.
Les derniers jours correspondent donc en effet à un tournant fondamental de conjoncture politique.
Trois phases dans la récente histoire libanaise peuvent être dégagées :
Une première phase, de consensus et de statu quo, courant du retrait syrien de mai 2005 à la démission des ministres chiites du gouvernement libanais en novembre 2006 : la coalition anti- syrienne et pro- occidentale du 14 mars, majoritairement soutenue par la France et les Etats- unis, gagne les élections parlementaires à la suite du retrait syrien, tandis que le Hezbollah accepte un compromis avec la coalition anti- syrienne en entrant dans le gouvernement libanais, dans une logique de consensus politique temporaire entre l’opposition et la majorité. L’alliance entre le Hezbollah et l’un des principaux partis chrétiens maronites, le Courant patriotique libre du général Michel Aoun, en février 2006, viendra modifier le rapport de force populaire et confessionnel en faveur de l’opposition, désormais bénéficiant du soutien de secteurs importants de la communauté chrétienne. La guerre de 2006 constituera un basculement fondamental dans les perspectives stratégiques du Hezbollah : suspectant la majorité du 14 mars d’avoir collaboré indirectement avec l’administration américaine lors de la guerre du Liban, ainsi qu’avec les régimes arabes saoudiens, jordaniens et égyptiens, accusés d’avoir soutenu indirectement Israël au cours de la guerre des trente- trois jours, le Hezbollah et son allié Amal ( chiite), démissionnent du gouvernement libanais en novembre 2006, et engagent une série de manifestations populaires à Beyrouth en décembre 2006.
Une seconde phase, que l’on pourrait qualifier de guerre de position, allant de novembre 2006 à la fin du Mandat présidentiel de Emile Lahoud, en novembre 2007 : l’opposition libanaise, soutenue par le Président de la République, poursuit son sit- in au centre de Beyrouth. Le gouvernement est considéré comme illégitime par l’opposition, ce dernier ne représentant plus la communauté chiite, et ne représentant qu’une partie de la communauté chrétienne. Gouvernement pro- occidental et présidence pro- opposition se neutralisent l’une l’autre. Ponctuellement, des affrontements entre partisans du gouvernement et de l’opposition, traduits sous des affrontements communautaires entre sunnites proches du Courant du Futur et chiites de Amal et du Hezbollah, éclatent au Liban, mais sont en général rapidement circonscrits par l’armée libanaise.
Une troisième phase, de guerre froide, allant de la fin du Mandat Lahoud, le 23 novembre 2007, aux journées actuelles de mai 2008. Avec un gouvernement considéré comme illégitime et illégal par l’opposition, et sans président de la République depuis novembre 2007, le Liban s’enfonce dans une crise polymorphe : institutionnelle et constitutionnelle, économique et sociale, avec la multiplication des manifestations populaires dans la banlieue sud de Beyrouth contre l’augmentation des prix des produits de première nécessité et les coupures d’électricité dans les régions chiites. La crise est également sécuritaire : les attentats se multiplient, les confrontations politico- communautaires entre chiites et sunnites devenant de plus en plus régulières ; l’armée devient par ailleurs un enjeu politique dans le conflit entre l’opposition et le 14 mars, le chef de l’armée Michel Sleiman étant mis en avant comme candidat potentiel et consensuel à la présidence. La confrontation militaire devient une possibilité concrète : alors que le Hezbollah ne cache plus qu’il entraîne des partisans de toutes les composantes de l’opposition en cas de confrontation civile, le 14 mars dispose lui- aussi de milices privés, des Forces libanaises ( chrétiennes) au Courant du Futur (sunnite).
Les raisons d’une intervention politico- militaire
En un sens, nous sommes désormais effectivement entrés dans un nouveau cycle politique. Nouveau cycle politique marqué par le changement d’attitude de l’opposition, et par un certain volontarisme offensif politico- militaire de sa part. L’opposition nationale libanaise semble avoir fait les constats suivants, qui ont probablement déterminé la décision du Hezbollah d’intervenir militairement, pour la première fois, dans un conflit interne libanais.
Tout d’abord, elle pense qu’elle dispose d’un rapport de force populaire, politique et confessionnel interne qui lui est favorable. Le Hezbollah et le mouvement Amal sont ultra- majoritaires dans la communauté chiite, qui est par ailleurs de loin la plus massive au Liban. L’opposition dispose par ailleurs de très forts appuis dans la communauté chrétienne maronite, avec le Courant patriotique libre (CPL) du Général Michel Aoun. Le Courant des Maradas de l’ancien Ministre Sleiman Frangie, donne un appui chrétien à l’opposition dans la région de Zghorta, au nord Liban. Il n’existe plus, comme dans les années 1970, de bloc politique chrétien homogène arrimé aux positions occidentales. De ce point de vue, l’alliance Hezbollah- Aoun de décembre 2006 peut être considérée comme historique à deux niveaux : elle coupe verticalement la communauté chrétienne, qui était réputée et perçue en occident comme naturellement destinée à faire partie dans son entièreté du 14 mars ; elle exprime un tournant dans l’histoire maronite chrétienne, qui s’était distinguée historiquement par une représentation politique (les Phalanges libanaises notamment) hostile à tout projet anti- impérialiste dans la région, d’essence arabiste, tiers- mondiste et/ où islamo- nationaliste. Enfin, l’opposition est composée de courants sunnites et druzes qui constituent une forte minorité dans leur communauté. Chez les sunnites, le Front d’action islamique de Fathi Yakan, ainsi que des courants nationalistes arabes, nationalistes de gauche et nassériens, comme le courant Karame à Tripoli, et surtout, l’Organisation populaire nassérienne de Maarouf Saad, qui tient la mairie de Saïda, au sud- Liban, permettent de composer une géographie politique de la rue sunnite plus complexe que celle généralement en vogue, opposant naturellement les sunnites aux chiites. L’aspect pro- américain du Courant du futur n’est en effet pas sans provoquer certaines contradictions dans une communauté phare du nationalisme arabe, et avec une sensibilité profonde à la question palestinienne. Enfin, si Walid Jounblatt et le PSP semblent bien évidemment dominer la communauté druze, il s’affronte au sein de la montagne druze, le chouf, à la rivalité du Parti démocratique libanais de la famille Arslan, et du Parti de l’Unité de Wiam Wahhab. . Enfin, l’opposition bénéficie du soutien de partis officiellement non- confessionnels, nationalistes ou nationalistes de gauche, comme le Parti social syrien ou le Mouvement du peuple de l’ancien député Najah Wakim. La représentativité politique, confessionnelle et idéologique de l’opposition pèse donc dans le rapport de force.
Ensuite, la prise de décision d’une confrontation assumée et décidée relève également d’une certaine appréciation du rapport de force politico-militaire, le Hezbollah mesurant bien tout à la fois ses propres capacités, et surtout, les incapacités notoires de ses adversaires. De ce point de vue, il est assez surprenant que le Courant du futur ait pensé, depuis deux ans, vaincre sur le terrain militaire une organisation rompue à la guerre de guérilla depuis prêt de vingt ans, et ayant à son actif un certain nombres de victoires militaires en face à face avec Israël. En à peine 24 heures, dans la nuit du 8 au 9 mai, les miliciens du Hezbollah ont réussi à pénétrer dans les quartiers sunnites dominés par le Courant du futur, qui n’a offert au final qu’une très faible résistance. Les troupes de l’opposition occupent à l’heure actuelle la majorité de Beyrouth, avec une vitesse de pénétration presque surprenante, et une capacité de résistance des milices sunnites très réduites. La prise de Beyrouth par l’opposition aura au final été très rapide : elle rappelle à certains la prise de Gaza par le Hamas il y a un an, et la surestimation par les américains et l’Autorité palestinienne, à l’époque, des capacités militaires et du soutien populaire du Fatah. Les milices de l’opposition sont actuellement présentes dans la majorité des quartiers sunnites de la capitale libanaise, elle contrôle les axes routiers, l’aéroport, et est relativement déployée près des principaux centres politiques et institutionnels, tandis que les deux ténors du 14 mars, Walid Jounblatt et Saad Hariri, sont assiégés dans leurs demeures en plein centre de Beyrouth. A l’heure actuelle, le 14 mars semble sur le recul : si le leader de l’extrême- droite libanaise, Samir Geagea, lance encore des appels à mener la résistance à l’opposition, d’autres dirigeants du 14 mars, réunis l’après- midi du 8 mai, semblent déjà appeler à une solution politique comprenant la démission du Cabinet Siniora.
Enfin, l’opposition et le Hezbollah semble s’être orientés sur une issue militaire sans doute en fonction d’une double considération conjoncturelle : d’une part, l’administration américaine, pressée par un calendrier court du à la tenue des présidentielles d’ici quelques mois, semblait vouloir accélérer le rythme au Liban, le Hezbollah restant l’un des points noirs dans la stratégie néo- conservatrice au Moyen- orient, la disparition de ce dernier étant pour l’administration Bush stratégique, ouvrant tout à la fois les portes de la Syrie et de l’Iran, pouvant affaiblir par ailleurs les positions palestiniennes, enfin soulageant Israël sur le front nord. La décision gouvernementale de lundi soir de s’attaquer au réseau de communication de Hezbollah, conjuguée aux appels de Berlusconi à revoir et étendre le mandat de la FINUL, et aux récentes attaques de Walid Jounblatt contre le Hezbollah ces derniers jours, ont été perçu par la formation chiite comme un message clair de la Maison blanche à son égard.
Journaliste proche de l’opposition, Scarlett Haddad souligne ainsi que « le gouvernement croyait pouvoir prendre des décisions (….) importantes contre le Hezbollah et que ce dernier se contenterait de communiqués virulents, voire d’une manifestation, mais n’oserait pas entreprendre une quelconque opération sur le terrain. Et même s’il devait le faire, il serait entraîné dans des combats de rue sanglants et violents qui dureraient au moins deux ou trois jours et permettraient au gouvernement d’ameuter la communauté internationale. (….) Le gouvernement avait ainsi bien étudié son timing, à la veille de la réunion du Conseil de sécurité destinée à étudier le rapport de Terjé Roed-Larsen sur l’application de la résolution 1559. Il ne serait donc pas nécessaire de convoquer une réunion spéciale du Conseil de sécurité, mais de profiter de celle qui était déjà prévue, pour alerter la communauté internationale et demander à ceux qui veillent sur la mission de la Finul d’élargir les responsabilités de celle-ci pour la pousser à se déployer à Beyrouth. Cette situation aurait été couronnée par la prochaine visite du président américain George Bush dans la région et sa rencontre prévue à Charm el-Cheikh la semaine prochaine avec le Premier ministre Fouad Siniora. * »
D’autre part, le Hezbollah considère qu’un appui extérieur au 14 mars est pour le moment techniquement impossible : Israël, en pleine crise politico- institutionnelle en raison des scandales financiers autour du Premier ministre Olmert, ne peut intervenir immédiatement ; la communauté internationale reste divisée, les Russes et les Chinois ne suivant pas au sein du Conseil de sécurité de l’ONU les positions américaines ; qui plus est, une intervention internationale mettrait du temps à se mettre en place ; la FINUL, confinée au sud- Liban, n’a pas les forces pour se déployer sur tout le Liban, et Hezbollah sait parfaitement que le commandement de la FINUL entretient une attitude plus ou moins bienveillante à son égard : après plusieurs attentats de groupes salafistes proches de la mouvance al- Quaïda contre la FINUL au sud- Liban, il est parfois possible que la sécurité des hommes de la FINUL soit moins assurée par leur expérience militaire que par la sécurité du Hezbollah, ce dernier les tenant ainsi, d’une certaine manière, en otage.
Ce que l’opposition semble avoir voulu prioritairement éviter, c’est justement une jonction future entre le 14 mars et une intervention extérieure, c’est une internationalisation de la crise s’appuyant sur une partie des forces politiques libanaises. Prenant en considération le timing politique accéléré du gouvernement libanais, le Hezbollah a semble t-il décidé de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires, en agissant vite. Si, désormais, la communauté internationale a toute raison, selon elle, pour intervenir au Liban, elle ne peut le faire que très difficilement, sur un terrain contrôlé par des forces qui lui sont hostiles. Cela ne signifie naturellement pas que le Conseil de sécurité de l’ONU, en premier lieu les Etats- unis et la France, ne demandera pas une intervention internationale : mais celle- ci est d’hors et déjà considérablement compliqué par l’hégémonie politico- militaire de l’opposition à Beyrouth, et peut être, d’ici quelques jours, dans tout le pays.
Scénarios multiples.
Plusieurs scénarios sont désormais envisageables. Le pari de l’opposition reste incertain, même si elle a prouvé qu’elle pouvait effectivement occuper le terrain massivement. Le pire serait ainsi qu’une guerre civile longue se déclenche et prenne forme, selon des lignes de démarcation encore inconnues : en ce cas, effectivement, une intervention extérieure occidentale à moyen terme serait possible, sous la forme d’un élargissement du mandat de la FINUL, ou, autre forme, sous le joug d’une intervention directe de forces de l’OTAN (dont la France, en train de réintégrer le commandement militaire de la force atlantiste, serait probablement partie prenante).
Si donc, des poches de résistance à l’opposition se créent dans certaines zones, notamment druzes et sunnites, c’est-à-dire probablement dans les montagnes à l’est de Beyrouth ainsi qu’au nord Liban, autour de la ville de Tripoli, le pari de l’opposition sera en partie un échec : son objectif est visiblement d’obtenir une victoire rapide, et de maîtriser le pays, tout en poussant les principales forces du 14 mars à un accord comprenant en premier lieu la démission du Cabinet Siniora, et à un package deal assurant à la résistance libanaise la bienveillance sécuritaire d’un état libanais dont elle serait partie prenante.
Un autre scénario à envisager, outre une domination politico- militaire de l’opposition, serait un cycle politico- répressif vis- à- vis du 14 mars. Mais l’opposition ne peut tout à fait faire ce que le Hamas a engagé dans la Bande de Gaza : le tissu politique et social libanais est bien plus pluriel, l’opposition aussi, et les dynamiques politiques et communautaires obligent l’opposition à composer au moins avec une partie du leadership de 14 mars, afin, au minimum, de s’assurer d’une dynamique qui n’implique pas la sédition de toute une communauté, à savoir la communauté sunnite. Si le Hamas, confondant la force et le violence, s’était distingué par une incapacité totale de ses milices à gérer leur niveau d’intervention, les journées de Gaza en 2007 ayant été marquées par toutes sortes d’exactions, y- compris contre des civils, le Hezbollah et l’opposition semblent avoir pris le chemin inverse : si les principaux médias du Courant du futur ont été fermés par le Hezbollah dans la nuit de jeudi à vendredi, les journalistes sont tous repartis sous protection de l’armée ; aucunes exactions contre des civils n’ont pour le moment été constatés, ni contre des personnalités politiques, tandis que les miliciens du Hezbollah ont associé leurs partenaires sunnites et druzes de l’opposition à la prise de la ville, voulant à tout pris éviter l’image des chiites envahissant les sunnites ; surtout, une certaine coordination de fait semble s’être établie avec l’armée libanaise, qui n’est pas intervenue dans le conflit : aussitôt les milices de l’opposition prenant des positions, l’armée se déploie peu après. L’attitude de l’armée est par ailleurs un maillon central de l’affaire : si elle semble garder une neutralité affichée, elle a de fait favorisée les positions de l’opposition : le Général en chef de l’armée, Michel Sleiman, a ainsi refusé la demande du Premier Ministre Fouad Siniora de décréter l’état d’urgence, laissant ainsi toute latitude à l’opposition pour mener les combats. Toute la complexité politique pour l’opposition consiste justement à obtenir un rapport de force militaire favorable sans pour autant favoriser une dynamique d’éclatement communautaire et de partition du pays. Sur ce point là, rien n’est encore tout à fait gagné, et un rapport de force militaire favorable ne fait pas forcément une espace national unifié.
Dans un espace politique libanais où les dimensions nationales restent étroitement dépendantes des dynamiques régionales et internationales, reste à savoir également comment ce qui se passe actuellement au Liban modifie quelque peu l’espace stratégique moyen- oriental : une victoire de l’opposition renforce naturellement les positions syriennes et iraniennes, dans un contexte d’affrontement politique avec le Royaume saoudien, et affaiblirait en conséquence les positions américaines dans la région. Elle encourage également, de fait, l’ensemble des luttes dans le monde arabe, au premier chef en Palestine, et les dynamiques de résistance à l’ordre impérial, ainsi qu’aux régimes arabes alignés sur Washington. Au contraire, une guerre civile prolongée pourrait en retour favoriser les plans américains de partitions du Moyen- orient, prenant acte ainsi d’un Liban découpé en zones chrétiennes, chiites et sunnites. Les prochaines semaines sont ainsi capitales pour saisir les nouveaux rapports de force régionaux à l’œuvre.
Enfin, si l’opposition prétend désormais clairement au pouvoir politique, tout du moins à une partie de ce pouvoir, la question reste posée de sa capacité à répondre à la double question sociale/ nationale. La question sociale reste là, en filigrane, l’opposition ayant souvent mobilisée ses troupes sur les problèmes des coupures d’électricité, des salaires ou de la vie chère, sans pour autant apporter encore de réponses programmatiques à ces questions, d’où la critique du Parti communiste libanais à l’encontre de l’opposition, dont il se considère pourtant comme proche.
La question nationale reste quant à elle la question structurelle et stratégique majeure au Liban : depuis l’indépendance et le Pacte national de 1943, le Liban reste déchiré sur son identité nationale. La guerre civile de 1976, opposant deux blocs historiques politico- communautaires, l’un, maronite chrétien et pro- occidental, l’autre, constitué des forces palestiniennes et de la gauche libanaise à majorité musulmane et druzes, symbolise historiquement la partition nationale, idéologique et politique qui ne cesse de tarauder le Liban, celle qui le voit divisé entre une vision libaniste et pro- occidentale, et une autre, fondamentalement anti- impérialiste, sensible à la question palestinienne, arabiste, plutôt d’essence tiers- mondiste. En un sens, le duel entre l’opposition libanaise et le 14 mars semble répéter cette histoire. Le pari de Hezbollah, risqué, consiste à dire qu’il est apte à vaincre cette dichotomie historique : en s’alliant avec une partie des chrétiens maronites, et ce sur le long terme et de manière stratégique, il prétend briser l’homogénéité politique et idéologique d’une communauté historiquement arrimée à l’occident. En faisant valoir son aspect chiite, il préserve ses liens structuraux avec l’Iran, partenaire stratégique incontournable. En faisant valoir son aspect arabiste et anti- impérialiste, et en mettant la question palestinienne au centre, il souhaite construire un consensus large apte à lui assurer le soutien de la rue populaire arabe, donc d’une large partie des sunnites. Reste donc à savoir si ce subtil dosage d’identités politiques saura résister aux journées de mai 2008, qui, effectivement, semblent constituer une nouvelle période dans l’histoire politique du Liban.
Le nouveau tournant du Hezbollah
Il s’agit également d’un tournant politique historique dans l’histoire du Hezbollah : si toutes les formations de l’opposition ont été engagées par le passé dans la guerre civile libanaise qui dura du milieu des années 1970 à la fin des années 1980, le Hezbollah avait construit sa légitimité historique sur sa non- participation à cette guerre civile, et sur l’image d’un parti qui n’était aucunement impliqué dans des massacres confessionnels. Effectivement, en dehors de l’affrontement avec son rival chiite Amal au milieu des années 1980, le Hezbollah s’est retrouvé peu engagé dans les dynamiques d’éclatements communautaires et politiques de l’époque. Plus, il basait jusqu’à maintenant sa légitimité politique sur sa non- intervention dans les affaires internes libanaises : se définissant comme le parti de la résistance à Israël, il voulait continuer à bâtir le consensus politique autour de ses armes en refusant de les employer dans un conflit interne libanais. Les cadres du Hezbollah reconnaissent donc depuis deux jours qu’il s’agit d’un tournant dans l’histoire contemporaine du Parti. Ils essayent de limiter ce tournant en tentant de prouver qu’ils ne réitéreront pas les erreurs des partis libanais dans les années 1970 : collaboration avec l’armée, refus des dynamiques de vengeance personnelles, contrôle de la violence, refus des massacres confessionnels, voir même protection physique des leaders politiques ennemis. A un discours sur l’absence de l’utilisation de ses armes dans le conflit intérieur libanais se substitue donc un autre discours, sur le contrôle de ses armes et la limitation de la violence dans le cadre de ce même conflit. Un discours correspondant selon lui à une nouvelle conjoncture politique, au Liban et dans la région.
Le parallèle avec Gaza ne devrait donc pas être trop fort. En un sens, certes, il s’agit d’un schéma commun : à Gaza, une partie de la direction de Fatah désirait clairement renverser par la force le Hamas, élu à la tête de l’Autorité palestinienne en janvier 2006, et ce avec un soutien logistique américain. Au Liban, le gouvernement Siniora s’orientait dans les prochaines semaines sur une ligne de désarmement du Hezbollah, avec une aide militaire occidentale. Dans les deux cas, Hamas et opposition libanaise, une décision politique d’enrayement de cette dynamique a été prise, débouchant sur le coup de force du Hamas à l’été 2007, et sur la prise actuelle de Beyrouth par l’opposition au Liban. Le parallèle doit s’arrêter là. En Palestine, en effet, la violence n’a pas été maîtrisée par Hamas, qui était par ailleurs le seul acteur politique en jeu en face de Fatah. Au contraire, au Liban, l’opposition, si elle se centre autour du Hezbollah, n’en est pas moins tout à la fois multi- confessionnelle, et associe des partis politiques de masse, notamment chrétiens, avec lesquelles le Hezbollah doit composer et avancer une stratégie politique commune. Enfin, une série d’exactions violentes ne serviraient en rien les objectifs de l’opposition : bien au contraire, elle mobiliserait la majorité de la communauté sunnite contre le Hezbollah.
La contradiction centrale qui voit l’opposition libanaise danser sur une corde raide est là : celle de pâtir des dynamiques régionales d’éclatement communautaire et de divisions confessionnelles, tout en s’avançant en même temps comme l’un des pions centraux de la résistance au projet américain dans la région.
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Nicolas Qualander, chercheur, vit au Liban.