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Planète

Dix balises pour un écosocialisme féministe et révolutionnaire

Nous publions la présentation Daneil Tanuro à l’école de l’écologie du Center for Alternative Researches and Studies (CARES).

28 octobre 2018 | Europe solidaire sans frontières

Nous appelons écosocialisme la démarche qui consiste à lier les combats pour la protection de l’environnement aux combats pour la satisfaction des besoins sociaux réels des exploité.e.s et des opprimé.e.s. Cette démarche prépare l’avènement d’une société socialiste démocratique, non productiviste, sans domination ni exploitation, respectueuse et prudente par rapport au reste de la nature.

Concept ouvert, l’écosocialisme connaît un certain nombre d’interprétations différentes. Les francophones parmi vous connaissent probablement l’écosocialisme de JL. Mélenchon, qui est de tendance plutôt étatiste et souverainiste. Dans certains pays, une social-démocratie gestionnaire ou des partis verts très mainstream affirment agir dans une perspective écosocialiste. On ne saurait donc parler au nom de l’écosocialisme en général. Les dix balises proposées ci-dessous résument les conceptions écosocialistes du courant marxiste-révolutionnaire international auquel j’appartiens.

1. Notre écosocialisme découle d’un quadruple constat :

 la nécessité d’un programme de transition anticapitaliste qui tient compte dès maintenant des contraintes écologiques et apporte dès maintenant des réponses à la destruction écologique. Nous divergeons donc des courants politiques qui renvoient la protection et la restauration de l’environnement aux « lendemains qui chantent », à l’après-capitalisme ;

 la nécessité d’une stratégie basée sur l’action directe, démocratique et auto-organisée des exploité.e.s et des opprimé.e.s, dans une perspective internationaliste et dans le respect de l’autonomie des mouvements sociaux ainsi que du droit à l’auto-organisation des femmes et des couches opprimées en général ;

 la très profonde crise du sens et des valeurs qui mine la société capitaliste. La domination de la valeur abstraite et le patriarcat capitaliste sont à la base d’une inversion entre les besoins et la production, entre le travail vivant et le travail mort, entre la planète et le capital. Le capital aliène ainsi l’être humain de sa nature d’animal social pensant, produisant consciemment et collectivement son existence ;

 le bilan écologique catastrophique des pays du « socialisme réel », symbolisé par la catastrophe de Tchernobyl, l’assèchement de la Mer d’Aral et la campagne maoïste pour la destruction des moineaux en Chine, par exemple.
Notre écosocialisme est donc radicalement anticapitaliste, humaniste, internationaliste, féministe et autogestionnaire. Il est à la fois stratégie de lutte, programme de revendications et projet de société.

2. Notre écosocialisme a une forte dimension éthique qui s’inscrit dans la perspective d’une civilisation humaine digne de ce nom.

Nous marchons sur les traces de Marx qui considérait que « La nature est le corps inorganique de l’humanité ». La destruction de la nature dont nous faisons partie est notre propre destruction et celle de nos enfants. L’expression « crise écologique » est par conséquent très insuffisante. La situation à laquelle sommes confrontés est beaucoup plus qu’une crise du fonctionnement des écosystèmes due à la logique du profit : c’est une une crise systémique de la civilisation humaine marquée notamment par une crise des relations entre l’humanité et le reste de la nature.

Remplacer la production de valeur par la production de valeurs d’usage démocratiquement déterminées est une condition nécessaire pour y mettre fin. Mais ce n’est pas une condition suffisante. Les destructions écologiques, comme l’oppression des femmes, ont existé bien avant le capitalisme, fût-ce sous d’autres formes et à l’échelle locale plutôt que globale. Par ailleurs, comme on l’a dit, le « socialisme réel » bureaucratique a été aussi destructeur de l’environnement que le productivisme capitaliste.

Ensemble, ces deux réalités soulignent la nécessité d’un processus de révolution culturelle à poursuivre bien au-delà de l’abolition du capitalisme. Il s’agit de rompre avec les visions dominatrices et utilitaristes pour inventer une relation à l’environnement basée sur le soin, la prudence et le respect.

3. Le bilan écologiquement destructif de l’URSS, de la Chine et des pays de l’Est est dû avant tout à la dégénérescence stalinienne bureaucratique de la révolution.

Celle-ci a impliqué à la fois le renoncement à la révolution mondiale et l’abandon des expériences et des conceptions écologiques les plus avancées qui se sont développées durant les premières années du pouvoir soviétique. Mais le stalinisme n’explique pas tout : à la fin du 19e et au début du 20e siècle, le mouvement ouvrier et son aile révolutionnaire étaient majoritairement imprégnés par une vision de la nature comme matière à dominer, à modeler sans limite selon la volonté humaine. Cette vision était présente et dominait y compris chez les opposants de gauche au stalinisme.

4. L’émancipation des femmes requiert un mouvement autonome et la construction en son sein d’une tendance socialiste. De même, l’arrêt de la destruction écologique requiert la construction au sein de la gauche d’un courant écosocialiste intervenant pour ainsi dire au nom du reste de la nature dans une perspective anticapitaliste, internationaliste et antibureaucratique.

Nous refusons l’idée que ce courant serait condamné à prêcher dans le désert du fait qu’Homo sapiens serait destructeur et insensible par nature. L’humanité a causé beaucoup de destructions écologiques, mais il n’y a aucune raison de penser que l’intelligence et la sensibilité humaines seront insuffisantes pour réapprendre ce que nous avons oublié, prendre soin de l’environnement, reconstruire ce qui peut l’être, inventer une nouvelle relation avec le vivant en général.

5. Notre écosocialisme est radicalement anticapitaliste, et par conséquent marxiste.

Nous trouvons chez Marx non seulement une critique irremplaçable de la logique du capital mais aussi des idées précieuses et souvent méconnues qui alimentent directement notre réflexion écosocialiste. Les principales de ces idées sont les suivantes :

 La nature et le travail sont les deux seules sources de toute richesse, la nature est la source principale de valeurs d’usage ;

 La seule agriculture rationnelle est celle qui est basée sur les paysans indépendants ou sur la propriété communautaire du sol (à distinguer de la propriété étatique des kolkhozes !). La seule foresterie rationnelle est celle qui échappe à la course au profit « court-termiste » ;

 La course à la rente (surprofit) aiguillonne continûment le pillage des ressources naturelles, minérales et organiques - notamment la tendance à une industrie agricole de plus en plus intensive, qui épuise les sols, pratique la monoculture et privilégie la production de viande ;

 Le capitalisme est fondé sur la dépossession. Il n’y a pas de capitalisme sans croissance, donc sans reproduction constamment élargie d’un double mouvement : appropriation/exploitation de la force de travail contre un salaire, d’une part, appropriation/pillage des ressources naturelles, d’autre part ;

 Le capital n’est pas une chose mais un rapport social d’exploitation du travail nécessitant des inputs en ressources naturelles et orienté sur la production de survaleur. « La seule limite du capital, c’est le capital lui-même », disait Marx : énigmatique à première vue, cette phrase signifie simplement que le capital continuera son œuvre de destruction aussi longtemps qu’il disposera de force de travail et d’autres ressources naturelles à exploiter. De lui-même, le capital ne peut tomber en panne qu’après avoir franchi les limites. Aucun mécanisme endogène ne lui permet de prendre en compte les frontières de la soutenabilité (« boundaries ») ;

 Par conséquent, la production de survaleur implique nécessairement la rupture des équilibres dans l’échange de matières entre l’humanité et le reste de la nature (« metabolic rift »). L’accumulation capitaliste épuise à la fois la Terre et le travailleur-euse. L’arrêt du pillage des ressources (la « gestion rationnelle des échanges de matière » société-nature) nécessite l’abolition de l’exploitation de la force de travail et la réduction du temps de travail.

6. Cependant, l’œuvre de Marx et d’Engels est sous tension.

Primo, elle reste marquée dans une certaine mesure par les illusions du progrès et la perspective d’une « croissance illimitée des forces productives ». Secundo, leur pensée doit être passée au crible des analyses (éco)féministes sur le patriarcat.

Pour Marx, comme on l’a vu, « le capital épuise les deux seules sources de toute richesse, la terre et le travailleur ». Dans cette citation, « le travailleur » inclut la travailleuse. Or, le travail est genré. Les femmes assument gratuitement la plus grande partie des travaux de reproduction dans le cadre de la famille, et ce travail est « invisibilisé » dans la société capitaliste. Marx dit aussi que « l’appropriation privée de la Terre paraîtra un jour aussi barbare que l’appropriation privée d’un être humain par un autre ». Or, le capitalisme a intégré le patriarcat qui lui préexistait et constitue une forme d’appropriation d’un être humain par un autre. Engels l’avait noté : « dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme le prolétariat ».

Notre écosocialisme développe donc la phrase de Marx pour intégrer explicitement le travail de reproduction. La logique capitaliste qui accroît l’exploitation du travail salarié et des ressources tend aussi à accroître l’oppression patriarcale des femmes. L’appropriation du corps des femmes, le travail domestique qu’elles prestent gratuitement et leur discrimination dans la sphère productive constituent une forme spécifique d’appropriation de richesse par le capitalisme. Cette forme doit être mise en évidence pour que la critique de ce mode de production soit complète.

7. Notre écosocialisme tente d’intégrer tous ces aspects.

L’oppression des femmes se combine à l’exploitation du travail salarié et au pillage des ressources, à la ruine des paysans indépendants et à la destruction des communautés indigènes. Les luttes des femmes font partie de la lutte des classes – tout en ne s’y limitant pas - parce que l’oppression patriarcale est un des fondements du capitalisme. Les luttes environnementales font partie intégrante de la lutte des classes – tout en ne s’y limitant pas - parce que l’appétit insatiable du capital pour la consommation de ressources est le pendant de sa dépendance au travail vivant qui transforme ces ressources en valeur, d’une part, et reproduit la force de travail dans le cadre domestique, d’autre part.

Les luttes des paysans et des peuples indigènes font partie de la lutte des classes -tout en ne s’y limitant pas- parce que la boulimie capitaliste implique l’appropriation de toutes les ressources et la marchandisation de tous les rapports, par conséquent aussi la prolétarisation généralisée.

Notre écosocialisme est donc non seulement alliance antiproductiviste du social et de l’environnemental, c’est-à-dire alliance sociale ouvrière-paysanne-peuples indigènes : il est aussi prise en compte du féminisme dans le social et dans l’environnemental, c’est-à-dire écoféminisme socialiste. Cette vision est le fondement de notre stratégie écosocialiste de convergence des luttes.

John Bellamy Foster estime qu’il y a une « écologie de Marx ». Son livre à ce sujet est remarquable et remet les pendules à l’heure sur le soi-disant productivisme marxiste. Mais nous refusons l’apologie. « L’écologie de Marx », pour nous, est un chantier inachevé. Notre écosocialisme ambitionne d’en poursuivre la construction, d’en dépasser les limites et, parfois, les contradictions. Cette vision sans oeillères est indispensable pour prendre en compte les nouvelles questions telles que les « droits de la terre mère », la souffrance animale, etc ;

8. C’est une illusion de croire qu’un mode de production basé sur l’appropriation du corps des femmes et sur l’exploitation de la force de travail humaine en tant que ressource naturelle pourrait engendrer dans la majorité de la population une conscience sociale respectueuse des ressources naturelles et de la nature en général.

Dans un système de production généralisée de marchandises, c’est-à-dire de « chosification » généralisée, l’idéologie dominante vis-à-vis de « la nature » est forcément l’idéologie du marché, qui considère l’environnement comme un réservoir de ressources gratuites. Les luttes écologiques doivent se lier et se confronter aux luttes économiques et féministes pour se transformer en force sociale de transformation de l’ordre existant. Les questions du travail, de la production, de la reproduction et du développement sont donc au centre de notre écosocialisme. La nature d’Homo sapiens est de produire socialement son existence par le truchement du travail, relation incontournable entre humanité et nature. Mais la nature humaine n’existe concrètement qu’à travers ses formes historiques. La réponse à la crise écologique ne consiste pas à « sortir du travail », à « sortir du développement », à « sortir de la consommation », à « sortir de la croissance », etc, qui sont des abstractions anhistoriques. Elle consiste à sortir du travail abstrait producteur de valeur, donc à sortir du mode de développement capitaliste axé sur la croissance du profit et du mode de distribution/consommation/reproduction qui en découle.

9. Nous refusons l’idée que « la nature » souffre de l’humanité comme d’une maladie.

L’humanité fait partie de la nature qu’elle transforme. D’autres espèces ont transformé la nature en profondeur. Mais la transformation par Homo sapiens est différente : loin d’être « naturelle », elle est déterminée historiquement par les rapports sociaux de production. Ainsi, il n’y a pas de « capacité de charge » spécifique de l’espèce humaine. En fonction de la productivité du travail, la « capacité de charge » humaine a ainsi varié, par exemple, de 8 humains/Km2 pour l’agriculture sur abattis-brûlis, 25 humains/km2 pour les premières agricultures sédentaires, 100 humains/km2 dans l’agriculture irriguée de l’Egypte ancienne…

L’histoire présente par ailleurs plusieurs cas où un progrès de la productivité du travail a été écologiquement positif (en Europe de l’Ouest, la découverte du rôle des légumineuses comme « engrais vert » a freiné la déforestation, par exemple). Aujourd’hui, les technologies énergétiques renouvelables constituent un progrès de la productivité dont la mise en œuvre généralisée s’impose de toute urgence pour éviter le basculement climatique vers une « planète étuve ». Mais, dans le cadre capitaliste productiviste et « croissanciste », ces technologies s’ajoutent aux énergies fossiles au lieu de les remplacer, et sont mises en œuvre au service du profit. C’est pourquoi elles n’arrêtent pas la destruction environnementale.

Ainsi, on voit bien que le problème n’est pas le progrès en général mais ce que Michael Löwy appelle le « progrès destructif » du mode capitaliste de production. Ce « progrès » produit sous nos yeux et de plus en plus vite une nature transformée et appauvrie. Il est en train de détruire des milliers de formes du vivant, menace l’existence de centaines de millions de pauvres, fait planer le risque d’un basculement de l’humanité dans la barbarie, et pourrait même, éventuellement et en fin de compte, menacer l’espèce humaine dans son ensemble.

10. La « vraie nature » vierge n’existe nulle part

Celleux qui pensent que « la vraie nature est la nature sans Homo sapiens » n’ont aucune solution à la crise systémique. Leur seule alternative logique consisterait à souhaiter la disparition des humains (dans ce cas, qu’ils/elles montrent l’exemple !)… Face à ces conceptions misanthropiques, la cosmogonie des peuples indigènes (la Terre mère) constitue une source d’inspiration. Mais ne nous y trompons pas : cette cosmogonie n’implique pas de « défendre DES biens communs » qui le seraient par nature. En effet, cette notion des biens communs implique en retour que certains biens ne seraient, par nature, pas communs. Il s’agit au contraire d’affirmer la légitimité d’un processus de construction sociale DU COMMUN.

Ce processus de définition démocratique de ce que nous voulons instituer comme commun n’est limité a priori par aucune nature des choses. Une société écocommuniste, sans classes, ressemblera à certains égards aux sociétés dites « primitives ». Elle instituera LE commun. Mais elle sera cependant bien différente, vu le niveau de développement des forces productives. Cette société élaborera une conception des rapports humanité-nature qui, probablement, ressemblera à certains égards à celle des peuples indigènes, mais sera elle aussi différente. Une conception dans laquelle les notions éthiques de précaution, de respect et de responsabilité, ainsi que l’émerveillement devant la beauté du monde, seront nourris en permanence par une appréhension scientifique à la fois de plus en plus fine et de plus en plus clairement incomplète. Car plus les sciences progressent, plus elles sont conscientes de ce qu’elles n’expliquent pas…

Daniel Tanuro, Senlis-sur-mer, île Maurice
28 octobre 2018

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