La reproduction paisible de l’ordre établi repose en grande partie sur la méconnaissance des rapports sociaux dont le corollaire est la reconnaissance tacite des pouvoirs établis (Etat, capital, patriarcat, etc.). Tout mouvement d’émancipation ne peut donc atteindre ses fins que s’il parvient à dévoiler les mystifications idéologiques du discours dominant, toujours prompt à dépolitiser, désarmer et faire dévier la raison critique des mécontentements pour conserver l’ordre existant. Dans le contexte pré-électoral du Québec, il est nécessaire de comprendre les enjeux de l’opposition entre « la rue et les urnes », fil rouge du débat public sur la situation politique, pour désarmer les puissants qui nous désarment. Voici un exemple, en partant d’un éditorial de La Presse (16 juillet) signé André Pratte, intitulé « Les vacances de la révolution ».
Les urnes contre la rue ?
Cet éditorial n’a pas d’autre but que de disqualifier le mouvement social de ce printemps mené par les étudiants. Malgré la « crise étudiante » et la « révolution » que « certains voyaient (espéraient) », l’éditorialiste de La Presse annonce une « bonne nouvelle » : les « jeunes seraient donc sur le point de réaliser que la démocratie représentative (que la CLASSE dénonce) n’est pas sans valeur. Et que leur vote peut avoir un impact considérable sur la façon dont le Québec sera gouverné. » Deux moyens de faire de la politique sont ici présents : la manifestation et le suffrage universel. Pour le discours dominant, les deux s’opposent : la rue et les urnes ne s’équivalent pas car la souveraineté populaire ne peut légitimement s’exercer que par le vote, alors que les manifestations sont toujours cantonnées à une minorité éloignée des préoccupations d’une prétendue « majorité silencieuse » toujours convoquée par les conservateurs (comme en Mai 68 par De Gaulle).
C’est là une idée clé de la raison des puissants. Pratte caricature la prétention du mouvement de ce printemps d’incarner le peuple québécois et réduit le « printemps érable » à des « révolutionnaires québécois [qui] sont partis en vacances. » De même, il explique, d’un ton professoral emblématique des discours recevables parce qu’en grande partie basés sur des idées reçues, que « déposer un bulletin dans une boîte de scrutin, c’est moins spectaculaire que marcher nu dans la rue et moins bruyant que taper sur une casserole. Cependant, poursuit-il en enfonçant le clou, mis ensemble, ces centaines de milliers de bouts de papier pèsent plus lourd que n’importe quelle manifestation. »
La conclusion que tire tout lecteur de cet éditorial, même celui soucieux de la distance critique, est que les manifestations des derniers mois n’ont pas grande importance pour le Québec. Or, pour désarmer l’effet désarmant des idées politiques dominantes, il est nécessaire de dévoiler ce qui les transforme en idées socialement partagées. En l’occurrence, Pratte colporte ici une croyance universelle, faisant partie de l’idéologie dominante, qui peut s’exprimer suivant un adage bourgeois du XIXe siècle : « le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit ». En d’autres termes, l’action politique et la souveraineté populaire ne pourraient être légitimes qu’à condition d’emprunter les voies officielles, celles des élections, quitte à ce que celles-ci soient synonymes de dépossession du pouvoir pour la majorité du peuple.
Sous le voile démocratique
Car ce qui est scandaleux avec le manifeste de la CLASSE, c’est sa prétention de diriger un mouvement qui incarne le peuple : « Nous sommes le peuple ». Scandale pour les dominants puisque cela revient à remettre en cause les mécanismes sociaux (dont les élections, mais aussi les sondages, et l’ensemble de l’espace public et médiatique) par lesquels le peuple énonce traditionnellement sa volonté.
Parmi ces mécanismes, il en est deux qui ont particulièrement été bousculés par le mouvement social. Premièrement, le pouvoir des journalistes dominants de dire ce qui est : Pratte illustre dans éditorial ce pouvoir magique de faire exister les réalités sociales et politiques. Il ouvre son éditorial par la phrase suivante : « Depuis quelques semaines le « printemps érable » a cédé la place à l’été des festivals. Et à la crise étudiante a succédé la crise des... piscines. » Une telle sélection des faits d’actualité est profondément partisane sous une apparence neutre. Pourquoi ne pas mettre en perspective le « printemps érable » avec les Indignés espagnols et les mouvements Occupy à l’échelle mondiale ? Question de priorités. Festivals et piscines sont sans doute d’une plus grande pertinence pour l’orientation politique de La Presse, quitte à sacrifier la pertinence de l’information à l’autel de l’idéologie.
De la même manière, ce pouvoir médiatique de dire ce qui est dans le monde est souligné par l’éditorialiste lorsqu’il veut « replacer le mouvement du printemps dans une plus juste perspective » : au fond, « la situation n’est pas grave ». C’est ce pouvoir magique de production et de validation des faits dignes de l’attention publique qui a été réduit par les manifestations qui par leurs nombres et leur audace ont réussi à imposer leurs faits et leurs idées sur la scène publique québécoise.
Deuxièmement, toute manifestation rompt le cycle ordinairement ordinaire de l’ordre établi qui s’appuie sur le respect de la division sociale du travail : la politique aux politiciens, l’information et le débat aux journalistes, les affaires aux entrepreneurs, etc. Chacun à sa place, pas de mélange des genres. Le monopole exercé par la classe dirigeante sur le pouvoir s’appuie également sur cette croyance universelle où la « compétence » constitue l’argument-clé, et dont le corollaire est la professionnalisation de la politique au profit des dominants et des possédants.
Enfin, le mouvement de ce printemps a bousculé une autre idée dominante : celle qui consiste à croire qu’il n’y a pas d’autre alternative au monde tel qu’il est. Pratte y souscrit et le montre en voulant réduire le « printemps érable » à une crise étudiante qui sera tôt ou tard résolue (par les vacances ou l’alternance de gouvernement), écartant du revers de la main la possibilité (qui est une virtualité réelle) d’un « monde différent, loin d’une soumission aveugle à la marchandisation » (Manifeste de la CLASSE).
En somme, à travers cet exemple, on peut voir que l’opposition entre les urnes et la rue relève des conditions sociales pouvant rendre possible un exercice plus démocratique de la souveraineté populaire. Sans le mouvement social, les mécanismes invisibles et anonymes, parce que sociaux, de la domination décrits plus haut s’assurent de résultats électoraux compatibles avec l’ordre existant des choses. Le dépassement de ce dernier ne peut provenir que de l’action et de la conscience croissantes de ceux et celles que les puissants veulent maintenir en l’état de dépossédés. L’élan pour subvertir ces pressions qui diminuent les hommes est celui-là même qui jadis a inventé la démocratie et le citoyen.