Un espace à conquérir
Terrains du CN. Extrême-sud de Montréal. 35 hectares bariolés de tracks de chemins de fer, des semis-boisés où rôde le renard, patries de somptueuses cathédrales ferroviaires, vestige d’une religion industrielle révolue. Un vrai Far West pour les féroces conquérants fonciers du 3e millénaire, et pour cause : il s’agit des des derniers grands espaces non-développés de l’Île, qui plus est à distance de lasso du Vieux-Port. L’histoire retient que là s’est déroulé un combat épique contre le déménagement du Casino, laissant l’épitaphe d’immobilistes à ses résidents récalcitrants.
Sans foi mais loi, comme jadis aux temps de la guerre aux « Indiens », les Terrains du CN furent cédés pour la somme d’1$ au Groupe Mach, dont Vincent Chiara, le cowboy émérite, fidèle contributeur à la Caisse électorale du maire Tremblay, est un virtuose des transactions conclues au nom du développement. Je laisse en suspension mes suspicions : une fourmi seule ne peut les convoquer en duel.
L’accord de développement embrasse les futurs ateliers d’entretien de l’AMT, rachetés par Québec à Mach pour quelques 12M$ ; un secteur industriel, aux futurs indéfinis ; plus de 800 unités d’habitation, dont quelques 600 toutes construites pareil grâce au génie architectural de Samcon ; des rues, des parcs, des égouts et leurs contrats associés... et la cession gratuite du Bâtiment 7 à la communauté. Cet accord est un colosse de bureaucratie et d’investissements stratégiques, un baume aussi pour nous qui l’attendions depuis si longtemps.
Fourmis au travail
Depuis le Casino, le commun des mortels n’a plus entendu parlé des immobilistes, ce qui colle bien à leur image d’immobilistes, on en conviendra. Et pourtant. Le « nous », celui qui s’exprime à l’échelle micro et emprunte les canaux réels de la communication entre pairs, se sera fait fourmilière. Charrettes d’aménagement, chorale à la mairie d’arrondissement, soupes populaires, porte-à-porte ; chaque poteau du quartier aura été placardé de 300 affiches différentes et 100 fois sur le métier le clou des besoins collectifs aura été martelé : logements sociaux, espaces verts, un bâtiment pour la communauté.
De mon côté, j’aurai mis mes énergies de fourmi avec celles et ceux qui ont revendiqué la cession du Bâtiment 7. Pendant 5 ans, ma vie a tourné dans l’orbite des réunions d’urgence, de l’écriture à 5 têtes de lettres au maire et des conversations de trottoir avec les voisin.es sur l’avancement du projet. Plus d’un dimanche soir j’aurai tapé des procès-verbaux pendant que m’attendait ma pile de vaisselle sale et plus d’une fois j’aurai allaité en apprenant sur la tas à animer une assemblée (une idée anti-glamour pour les compagnes pro-allaitement). Plus d’une fourmi en aura fait autant, mettant sur la table des négos nos souffles, nos familles, nos santés mentales, aussi.
Les fourmis contre les cowboys
C’est la première fois que je prends ma plume de fourmi pour écrire en mon nom propre mon excédent d’émotions. Curieux que cela au moment où tout est enfin adopté, comme si le désir était devenu plus fort que la peur. J’ai envie de pleurer tout mon saoule le vécu évacué des communiqués de presse, je suis une petite fille de 3 ans qui veut crier à la face de toutes ces « avancées majeures pour la communauté », ces verbes creux et ces tapes dans le dos qui aplanissent l’histoire.
Samcon et Mach ont eu accès à la Table des négos, aux plans des ingénieurs de la Ville, ont pu lire et commenter l’accord moult fois avant son adoption. Pour notre part, je ne peux que penser à tous les appels non-retournés, à cette place obtenue à l’arrache au comité de suivi, à l’opacité administrative et au sentiment désagréable d’être le portefaix des luttes de partis. « Normal qu’il soit au centre des discussions, c’est le propriétaire », ont statué telle une évidence les pouvoirs publics. Son acte de propriété me semble aussi absurde que celui du premier cowboy d’Amérique sur les terres autochtones.
Au lieu d’être perçu tels ceux et celles qui défendent les droits et les besoins du plus grand nombre, plus souvent qu’autrement nous avons été vus tels des... fourmis. Mais qui sont-il ? Qu’est-ce qu’ils ont à revendiquer ce bâtiment pour des « activités culturelles, communautaires » ? Sont-ils enregistrés, ont-ils des gros noms dans leur CV ? Ah ! Quartier Éphémère en fait partie ! Ah ! Phyllis Lambert aurait donné son appui ! Ah ! tel architecte de renom les accompagne ! Qu’on vive dans un désert alimentaire et qu’on veuille un espace pour faire des marchés publics, ça, ça n’émeut pas. Que 300 personnes du quartier se soient déplacés au Bâtiment 7 un samedi d’hiver pour le réclamer, ça aussi, on s’en fout. À l’heure où tous se gargarisent de participation citoyenne, j’ai mal à ma fourmi de savoir les milliards d’écueils qui se dressent pour quiconque veut vraiment prendre sa place. Oui, des gens nous ont aidé. Mais le Bâtiment 7, « les fous de Pointe-Saint-Charles » l’ont arraché... il n’a pas été donné de bon cœur.
De la fourmi au géant
Au Bâtiment 7, on y rêve d’une microbrasserie, avec une houblonnière sur le flanc. On y veut des poules, des outils pour réparer son vélo, des ateliers pour de l’art situé et débridé. On veut participer à un théâtre d’intervention avec un sandwich aux tomates à la main, puis revenir à la maison avec une poche de linge échangée et un sac de légumes. On veut une fourmilière. Et celle-ci sera assurément micro-locale, un peu tout croche, authentiquement nous, une antithèse du Quartier des spectacles.
Le 22 octobre, je n’ai pas été au Conseil de Ville assister à l’adoption de l’Accord de développement des Terrains du CN. Je n’ai pas été piger un numéro, espérer anxieusement qu’il soit tiré, faire fouiller mon sac et regarder les élus sur écran géant en attendant mon tour dans un grand hall pompeux. Je n’ai pas été passer trois contrôles de sécurité pour me faire allouer 2 minutes à me faire interrompre 3 fois par le président du Conseil pour, ouf, enfin, exercer mon droit de citoyenne.
C’est entre fourmis qu’on en a débouché une, avec nos enfants, nos amis, nos besaces encore pleines de rêve. Par moments, on a aussi regardé en ligne le Conseil de Ville et exulté en rires, en larmes, en libération, toutes nos frustrations nées de l’expérience concrète de ces simulacres de démocratie et de la terrible loi du Far West. C’est dans les lieux mêmes de nos pouvoirs réels qu’on a fêté l’exploit d’avoir réussi à égratigner le plus illustre des cowboys... et à s’être réapproprié un espace pour que les fourmis puissent enfin devenir des géants.
« Nous sommes arrivés à ce qui commence » G. Miron
Judith Cayer
Militante pour le Bâtiment 7 et résidente de Pointe-Saint-Charles