Les manifestations portent des voeux de révolution en profondeur de la politique. Elles expriment comme revendications principales la dénonciation de la corruption généralisée qui gangrène le système, l’exigence d’un système non confessionnel plutôt que le système confessionnel des quotas actuel et de faire passer les intérêts de la population, notamment les réformes politiques, sociales et économiques nécessaires pour les classes populaires, avant les objectifs des puissances étrangères, les États-Unis et Iran en tête, et ainsi mettre fin aux relations entre milices, partis politiques et États étrangers qui portent atteinte à la souveraineté irakienne.
La pression populaire contre un gouvernement impopulaire se maintient et le premier ministre, Adel Abdul-Mahdi, remet sa démission deux mois après l’éclatement du mouvement, le 29 novembre. Fin décembre, le Parlement adopte une nouvelle loi électorale selon des principes pluralistes. Les électeurs pourront pour la première fois élire des candidats individuellement plutôt que des listes partisanes, ce qui pourra réduire la domination des grands partis politiques. Or cette nouvelle loi électorale est critiquée et jugée insuffisante par les manifestants pour répondre à leurs demandes de renouvellement de la classe politique et d’un prochain premier ministre indépendant.
Un mouvement populaire inédit en Irak et dans le monde arabe
Sous le slogan « Silmiyeh ! » (pacifique), la mobilisation populaire pourtant se heurte à une répression extrêmement brutale de la part des forces de l’ordre (l’on signale également des groupes armés non identifiés et des snipers), une répression qui a fait plus de 500 morts et 20 000 blessés selon le ministère irakien de la Santé de même que d’innombrables enlèvements, disparitions et arrestations arbitraires. Cette répression a été qualifiée de « tentative totale visant à écraser les protestations en Irak par une stratégie de peur », par Lynn Maalouf, directrice de la recherche sur le Moyen-Orient d’Amnistie internationale.
Parmi les formes de violence visant à mater le mouvement, la Haute commission indépendante irakienne des droits de l’homme (IHCHR – Iraq High Commission for Human Rights) a documenté des atteintes aux droits des journalistes, notamment des arrestations. Le 10 janvier dernier, l’assassinat de journalistes de la chaîne Dijlah TV, Ahmed Abdul Samad et le caméraman Safaa Ghali qui couvraient les manifestations de Bassora, a créé une onde de choc. Des dizaines de journalistes de la ville de Bassora, ont répondu en lançant une campagne pour mettre en lumière les dangers pour le plein exercice des droits des journalistes dans le contexte de l’utilisation d’une force excessive et des assassinats qui touchent les manifestants et les journalistes. Selon les informations compilées par le Comité pour la protection des journalistes (Committee to Protect Journalist – CIJ), au moins deux autres journalistes irakiens ont été tués depuis le début des manifestations en Irak en octobre.
Une géopolitique qui nuit à une sortie de crise
Le 3 janvier 2020, l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani à Bagdad vient tout bouleverser. Les manifestants ont condamné la frappe américaine comme une attaque contre la souveraineté irakienne tout en refusant de prendre une position pro-iranienne. Mais cette position à la fois anti-iranienne et anti-américaine apparaît difficilement soutenable. L’Iraq pourrait redevenir un champ de bataille pour les organisations armées hostiles aux États-Unis, les milices chiites pro-iraniennes, comme la puissante Kataeb Hezbollah, qui était dirigée par Abu Mahdi al-Mohandis, autre victime de la frappe de drone américain.
Aux yeux de Téhéran, le mouvement populaire irakien est préoccupant, car il peut changer les conditions actuelles du mode de gouvernance et donc signifier la perte de relais politico-militaires locaux, essentiels à la politique d’influence iranienne. Le mouvement est vu comme faisant partie d’un complot piloté par les États-Unis et ses alliés (Israël et États du Golfe) visant à renverser le système politique existant en Irak. N’étant pas en mesure de venger l’assassinat de Soleimani, les organisations pro-iraniennes en Irak, pourront diriger désormais leur colère contre ceux qu’ils considèrent comme les « alliés de l’Amérique », soit les manifestants anti-gouvernement. La frappe ciblée sur le sol irakien ordonnée par Trump viendra servir de justificatif pour viser les manifestants et instrumentaliser ainsi la crise politique.
L’élite dirigeante irakienne, qui considère à juste titre le mouvement révolutionnaire comme le plus grand défi interne auquel elle est confrontée, pourrait également en profiter pour devenir plus répressive. Comme les dirigeants rejettent actuellement une véritable réforme, ils pourraient intensifier leurs efforts visant à éliminer toute opposition. De plus, en raison de l’escalade de tensions, au lieu d’être à l’écoute des demandes des manifestants, l’attention du gouvernement est accaparée par la gestion de crise découlant des actions des États-Unis et de l’Iran. Or il est important que le gouvernement irakien et la communauté internationale prennent en compte les demandes du mouvement de protestation, véritable gage de transformation pacifique et démocratique.
L’Irak ne doit pas redevenir un champ de bataille
Le mouvement révolutionnaire en Irak fait donc face à davantage d’hostilité maintenant qu’en 2019 avec cette escalade de tensions en raison du bras de fer entre Téhéran et Washington.
Le Canada maintient une bonne réputation diplomatique à Bagdad et doit user de son influence pour rejeter les tentatives de transformer l’Irak en champ de bataille de règlement de compte entre les puissances internationales. Il doit aussi dénoncer publiquement les violations flagrantes du droit à la vie, à la sécurité, à la sûreté, à la liberté d’opinion et d’expression qui touchent les citoyens irakiens et faire pression pour que ses auteurs soient poursuivis en justice. Du même coup, il doit rappeler l’importance des requêtes du mouvement populaire et soutenir les luttes pour un Irak pluraliste et démocratique, construit et façonné par son propre peuple.
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