Édition du 17 décembre 2024

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Moshe Lewin et le « siècle soviétique »

Décès de l'historien Moshe Lewin

L’historien Moshe Lewin est mort à Paris le 14 août 2010. Né en 1921 à Vilnius, à l’époque sous contrôle polonais, il a grandi dans une famille juive et a subi très jeune l’ostracisme antisémite.

L’historien Moshe Lewin est mort à Paris le 14 août 2010. Né en 1921 à Vilnius, à l’époque sous contrôle polonais, il a grandi dans une famille juive et a subi très jeune l’ostracisme antisémite. Membre d’une organisation de jeunesse sioniste d’extrême gauche, il fuit l’arrivée des troupes nazies en juin 1941 et est sauvé par des soldats de l’Armée rouge qui se replient devant l’avancée allemande – ses parents seront massacrés, comme des milliers d’autres juifs, par des milices d’extrême droite, avant même l’arrivée de la Wehrmacht. Il resta pourtant attaché à Vilnius où il est retourné durant l’ère Gorbatchev (lire « Une histoire oubliée », Le Monde diplomatique, août 1993).

Il vécut en URSS durant toute la seconde guerre mondiale, occupant différents emplois ouvriers dans des fermes agricoles, avant d’entrer dans une école de sous-officiers. Il défile le 9 mai 1945 à Moscou pour la fête de la victoire. Ce séjour en URSS lui donna non seulement une connaissance intime de la langue russe – qu’il parlait couramment, comme le yiddish, le polonais, l’allemand, l’hébreu, l’anglais et le français – mais aussi de la société et du « petit peuple » pour qui il a toujours gardé une profonde affection.

Ayant retrouvé sa citoyenneté polonaise, il s’installe à Paris, d’où il organise l’émigration juive clandestine en Palestine. Il est membre de Hachomer Hatzaïr, un parti sioniste marxiste, qui deviendra le Mapam en janvier 1948. C’est dans cette organisation qu’il fait la connaissance de Moshe Sneh, qui dirige le département de l’immigration illégale de l’Agence juive. Il travaille avec lui en Israël pour le journal du Mapam Al-Hamishmar, avant de le suivre, non sans réticences, quand il décide de rejoindre le Parti communiste, seul parti judéo-arabe israélien.

Moshe ne cachait pas les désillusions de son expérience israélienne, ses réactions indignées quand il apprit comment, le 12 octobre 1953, un jeune officier encore inconnu, Ariel Sharon, avait conduit une expédition punitive contre le village de Qibia, en Cisjordanie, tuant femmes, vieillards et enfants. Il y voyait une trahison des idéaux pour lesquels il s’était battu. Il fut enrôlé dans la guerre de 1956 contre l’Egypte de Nasser, campagne qu’il désapprouvait, ce qui lui valut de passer en conseil de guerre ; mais il fut délivré par ses camarades soldats qui, bien que ne partageant pas ses idées, l’estimaient.
Ces déceptions lui firent changer de voie et entamer des études à l’université de Tel-Aviv ; son professeur, impressionné par son mémoire consacré à Rabelais, obtint pour lui une bourse française.

Moshe débarque à Paris et prépare à la Sorbonne une thèse d’histoire sur la paysannerie soviétique, soutenue en 1964 : elle sera publiée sous le titre La Paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930 (Mouton, Paris-La Haye, 1966). Après avoir été directeur d’études associé à l’Ecole pratique des hautes études, il obtient un poste d’enseignant à l’université de Birmingham (1968-1978), puis une chaire d’histoire à l’université de Pennsylvanie, l’une des plus prestigieuses des Etats-Unis. Il prendra sa retraite en 1995 et viendra finalement s’installer en France, pays dont il avait la nationalité et auquel il était profondément attaché.

Son œuvre a porté essentiellement sur l’Union soviétique, même si, dans les dernières années de sa vie, il a voulu approfondir son étude des racines russes de l’histoire soviétique (il faisait des recherches sur la bureaucratie depuis le XVIIe siècle). Il s’intéressait aussi à l’histoire comparative. Opposé à la thèse d’un seul totalitarisme, il estimait pourtant fructueuse l’étude parallèle de la Russie et de l’Allemagne, et aussi celle du stalinisme et du nazisme. Il organisa plusieurs colloques avec l’historien britannique Ian Kershaw, dont l’un des résultats fut Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, 1997.

Le premier livre qui le fit connaître en France, Le Dernier combat de Lénine (Minuit, 1967), revient sur les derniers mois d’activités du fondateur de l’Etat soviétique, sur sa critique des dérives du système, sur la nécessité de ménager la paysannerie et de se concilier les minorités nationales et enfin sur son affrontement avec Staline. Tout en expliquant pourquoi il était impossible de construire le socialisme sur les ruines de la Russie tsariste, Lewin montrait que diverses voies s’offraient aux bolcheviques et que la victoire de Staline dans les luttes internes du parti n’avait rien d’inéluctable.

Ferrailler contre les vérités convenues

Il n’est évidemment pas possible de résumer son œuvre en quelques lignes. Moshe Lewin a développé une analyse originale de la révolution d’Octobre (1917), de la prise du pouvoir par les bolcheviques qui étaient, à l’époque, selon lui, la seule force capable d’éviter la désintégration du pays et d’entamer la modernisation de la Russie (lire « Octobre 1917 à l’épreuve de l’histoire », Le Monde diplomatique, novembre 2007).

Il a surtout insisté sur l’importance de l’étude du système social soviétique et s’est toujours refusé à pratiquer une « kremlinologie » qui réduisait l’histoire du pays à quelques dirigeants. Il a mis en lumière les transformations profondes de l’URSS au cours de ce « siècle soviétique », notamment la transition d’une société paysanne à une société urbaine, réfutant la thèse d’un « immobilisme totalitaire » (La transformation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux guerres, Gallimard, 1987).
Une partie de son travail, dans la deuxième moitié des années 1980, a porté sur le décryptage du « phénomène Gorbatchev » dont il a montré, justement, qu’il ne devait rien au hasard, mais reflétait les mutations de la société. Il raillait volontiers ceux qui, aveuglés par leurs œillères idéologique, ne voyaient dans l’URSS qu’un système figé, le modèle d’un totalitarisme indestructible.

Historien, homme de gauche, humaniste, internationaliste, chercheur passionné, Moshe n’hésitait pas à aller « contre le courant », à ferrailler contre les vérités convenues, à déconstruire les mythes propagés par les auteurs du Livre noir du communisme (« Pourquoi l’Union soviétique a fasciné le monde », Le Monde diplomatique, novembre 1997). Il s’intéressait à ceux qui l’entouraient, et d’abord à ses étudiants, qu’il avait formés et profondément marqués, et avec qui il a maintenu jusqu’à la fin des relations chaleureuses. Il suivait la politique internationale et se passionnait pour les Etats-Unis où il avait vécu vingt ans. S’il n’hésitait pas à comparer le pays de Reagan et Bush à l’URSS de la période de « stagnation » brejnévienne, il appelait de ses vœux des changements et s’était réjoui de la victoire de Barack Obama à l’élection présidentielle.
Moshe collaborait depuis vingt ans au Monde diplomatique : son premier article dans notre mensuel, « Avec ou sans M. Gorbatchev », date de juin 1990. Il avait, à plusieurs reprises, discuté avec l’ensemble de la rédaction de l’URSS, de l’histoire, du monde.

Le Monde diplomatique a publié son dernier ouvrage, écrit directement en français, Le Siècle soviétique (avec les éditions Fayard, 2003

Article tiré de la section Valise diplomatique du site Internet du mensuel

Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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