Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

De l’air ; ouvrons les frontières !

Tandis que certains sont libres de voyager, de se déplacer, avec la sécurité qui va avec, d’autres sont suspectés s’ils le font et livrés à une mort probable lorsqu’ils ou elles franchissent la mer méditerranée ; route migratoire la plus dangereuse et meurtrière au monde.

Ces morts ne passent pas. On ne dispose pas des noms, juste quelques chiffres aléatoires, quelques numéros pour quelques vies, qu’on porte comme une croix. Lampedusa n’évoque plus le tourisme mais la catastrophe de 2013 qui a fait 366 morts. La méditerranée ne fait plus rêver, elle recueille en son sein les catastrophes en chaîne qui, mises bout à bout, prennent une dimension industrielle. En 2015, par l’indifférence, un nouveau seuil est franchi : le naufrage d’un chalutier chargé de migrant(e)s au large des côtes libyennes fait 700 morts, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés (Nations Unies). Et il y a ceux et celles, non comptabilisés, qui finissent dans des fosses communes en Libye lorsque les cadavres sont repêchés, tandis que les autres, les survivants, ne sont pas au bout de leur peine. C’est que l’Union Européenne délègue à d’autres, à des gouvernements autoritaires et corrompus le soin de gérer les flux migratoires. On sait de quoi il en ressort dans les centres de rétention en Libye. Dans son rapport, Amnesty International évoquait les homicides, les tortures, les disparitions forcées, les viols, les enlèvements…pourtant les accords se renouvellent. On sait que les personnes secourues ne seront pas protégées, qu’elles subiront après le sauvetage un autre danger de mort, mais on laisse faire. Les accords tiennent. Sauver des dents de la mer pour finir dans la gueule du loup, dans la gueule de la rétention où il en résulte, de l’isolement, de la violence, des abus, voilà l’histoire des migrant(e)s, telle qu’elle peut se produire, et telle qu’elle se produit souvent. Comment c’est possible ?

La mise à mort des êtres humains s’installe avec la mise à mort de la philosophie, de la pensée. C’est par le langage que la violence commence. Il faut d’abord tuer avec des mots avant de pouvoir tuer par notre indifférence et nos politiques migratoires. Par le langage, tout commence, et c’est par lui que les pires crimes ont pu être commis au XX ième siècle. La réification dans le capitalisme transforme les relations humaines en choses. Ce qui est dynamique, devient statique. Avec la circulation des marchandises, les achats, les ventes, les acquisitions, les transformations, ce n’est pas seulement le mode de production qui s’en trouve changé, chamboulé, mais aussi le mode de penser. On peut parler d’idéalisme bourgeois pour nommer le mode de pensée de la société capitaliste. Il consiste à légitimer l’ordre des choses et à considérer comme naturelles les catégories constitutives de la société moderne. La violence est dans l’oblitération. Le prolétariat, les femmes, les racisés, ne sont pas considérés comme des groupes sociaux mais pensés depuis la biologie ou la nature ; c’est-à-dire, toujours indépendamment du contexte de domination qui les a vu naître. Comme si ce n’était pas le blanc qui avait créée le noir, le bourgeois, le prolétaire, et l’homme la femme. Tout ça est effacé. Ce qui est de l’ordre du culturel et de l’historique se transforme en ordre naturel. C’est un grand renversement. Une vision figée des choses. Une négation de la réalité, et en ça, une violence faite aux autres. Avec cette forme de pensée, la domination vécue n’apparaît plus comme un rapport social aux racines historiques, une construction pouvant être déconstruite, arrêtée, mais comme quelque chose d’immuable échappant à nos choix et à nos décisions. Il ne reste donc qu’un ordre bourgeois sans passé ni futur, et contre lequel on ne pourrait rien (de par la naturalisation de sa domination). Le Capital produit des hommes (et une vision du monde) en même temps qu’il produit des marchandises ; s’extraire de son discours c’est déjà commencer à prendre ses distances avec l’ordre marchand. Que dit l’idéalisme bourgeois (pensée bourgeoise) de la migration ? C’est un problème ; juste un problème technique à résoudre, qu’on appelle aussi crise migratoire. Les autorités ne traitent pas un problème humain mais un problème technique avec le détachement comme stratégie. Le langage témoigne du rapport à l’autre et lorsque notre semblable est traité comme une chose, un capital ou une ressource humaine, l’autre est nié dans son humanité.

Problème d’immigration ou de racisme ?

Depuis de nombreuses années l’immigration est traitée comme un problème et il est vu comme une évidence que certains ne puissent pas se déplacer librement, franchir une frontière, quand d’autres le font allègrement car ayant la loi de leur côté. L’évènement de l’Ocean Viking et sa réception médiatique est tributaire de tout ce qu’on a dit ou pu dire sur l’immigration ; et tout ce qu’on a pu en dire influe sur notre regard et nos actes à l’égard des migrant(e)s. Les craintes ne viennent pas de la réalité, mais de l’image qu’on a créée, laissée se créer, celle d’un immigré étranger à nos valeurs, profiteur et voleur. Les services de fact cheking doivent être en grève car il est possible de dire les pires choses sans être arrêté. Alors qu’il n’y a pas de catégorie statistique sur la “délinquance de rue” Marine Le Pen affirmait sur CNews (29 octobre 2021) que “95% de la délinquance de rue est le fait de personnes immigrées ou issues de l’immigration.” Il n’est pas possible d’obtenir des données à propos des personnes “issues de l’immigration”, mais peu importe. Quel sens ça aurait d’ailleurs ? Après quelques années, on est français. Il n’y a pas de barème pour savoir qui l’est plus que l’autre. Quand des chiffres sont dits par Bardella, ça va dans le même sens. L’étranger est l’agresseur. Pas de mise en contexte, de mise à distance : on condamne, on exclut, voilà tout. Et c’est rare, dans ces moments-là, d’obtenir la contradiction ou une demande de précision du journaliste (voir le débat des législatives). Ces discours laissent croire qu’il y aurait une communauté nationale homogène et une autre, étrangère, perçue comme une menace, sans que la moindre importance ne soit accordée aux diverses oppressions et discriminations qui touchent plus durement les groupes racisés. Les balles racistes fusent et ces mots nous touchent, et cela ne date pas d’aujourd’hui. Le racisme est au moins aussi vieux que le colonialisme et l’impérialisme et il est dur de s’attaquer à des poisons tenaces qui n’ont comme seul fondement que la peur et la haine de l’autre. D’ailleurs, cela porte un nom. L’anthropologue Michel Agier parle d’encampement du monde pour nommer le fait d’avoir peur de l’autre sans le connaître. Et ce qui est clair, et triste, c’est que les gouvernants accélèrent cette défiance qui se retrouve amplifiée sur les médias. Cette défiance se traduit en acte et en discours depuis de nombreuses années :

“Nous devons agir avec fermeté contre les étrangers qui, par leurs agissements, constituent une menace pour l’ordre public.” (Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, 29 septembre 2020)
“Je veux être intraitable : toutes celles et ceux qui, étant étranger en situation irrégulière, commettent un acte délictueux, quel qu’il soit, seront expulsés.” (15 octobre 2017, Macron)
“Il y a un taux de délinquance parmi la population étrangère qui est entre deux et trois fois supérieur à la moyenne. “ (Claude Guéant, 10 janvier 2012, ministre de l’intérieur)
“C’est un fait que les vols à la tire sont à 70% le fait d’étrangers. Ils seront expulsés automatiquement.
” (Michel Poniatowski, ministre de l’intérieur, 21 juillet 1976)

Bien souvent le racisme est dilué à travers un chiffre choc qui est censé tout expliquer de lui-même, et justifier la crainte première qui ne tarde pas à se transformer en mépris et en indifférence pour le sort réservé à ceux qu’on catégorise comme “étranger”. On est là dans une vision bourgeoise des choses où se mêle parfois la confusion entre un statut temporaire (être migrant) et un statut permanent (nationalité étrangère) mais surtout, c’est une vision qui consiste à rendre statique et définitive la réalité. Ce qui permet de renvoyer l’autre à la frontière de l’humanité ; étranger à ce que nous sommes, et pour tout le temps. Je est un autre disait Rimbaud, mais ces porte-paroles du racisme considèrent le français imperméable à l’altérité. Alors qu’en fait, d’ailleurs nous sommes d’ici. Il n’y a pas de catégorie nationale homogène mais un grand mélange de pays, de visages et d’histoires, et on a parfois bien plus en commun avec un étranger qui partage nos peines et nos sueurs qu’avec un homme d’affaire pourtant bien français qui lui s’approprie le travail des autres. Michel Augier qui s’intéresse à ces sujets disait en 2016 dans un entretien accordé à l’Humanité (16 juin 2016) que, “pointant du doigt les migrants des pays du Sud comme source de problème, de délinquance ou d’on ne sait quoi, de tous les maux, en entretenant la peur à leur égard, le gouvernement légitimise et même suscite des discours et les comportements xénophobes.” Cette réflexion est très juste et on est dans le même cas de figure aujourd’hui, et cela fait des décennies que ça dure. Le nouveau visage du racisme (peut-être pas si nouveau finalement) est celui du réalisme et du détachement.

Les Droits de l’Homme coulent avec les migrant(e)s

Lors de l’accostage du bateau, les fachos étaient présents. Les énergies pourraient être mises au service de combats utiles, défendre la vie sur terre, les zones humides, l’eau comme bien commun, mais non : Zemmour et sa bande étaient à Toulon pour parler des migrants de l’Ocean Viking comme un paquet servant de caution à leur idéologie du grand remplacement. Voilà ce qui les mobilise, la peur et le rejet de l’autre dont ils ignorent tout. Mais la vérité, c’est que ce gouvernement n’est pas à la hauteur et n’a guère plus de compassion pour ces gens qui ne sont pas vus dans leur humanité mais par le prisme de l’opinion publique et de ce qui est rentable politiquement. Comme on l’a dit, la novlangue néolibérale qui est la leur ne permet pas de se connecter à l’Autre (qu’il soit migrant ou qu’elle soit précaire, surexploitée ou au chômage). Leur langage qui se décline en lois, en décrets et ordonnances annule totalement la vie des autres. Nos vies à nous. L’Autre est réduit à une chose, un coût, un problème, et tout est fait pour ne jamais voir le visage, connaitre le prénom et l’histoire de ceux et de celles que leur voix et leur vote condamne. Leur langage s’érige comme un mur ; il est celui d’un pouvoir impersonnel. Ainsi, il a fallu une semaine pour que le gouvernement français daigne autoriser l’Ocean Viking à accoster à Toulon. On se rappelle que le bateau Aquarius, lui, n’avait pas été accepté par les autorités françaises. Mais ne nous réjouissons pas trop vite. Alors que les personnes se trouvent dans un état psychologique dégradé, après un long parcours au cours duquel elles auraient pu se noyer, et juste après avoir été débarquées d’un bateau de sauvetage sur lequel elles avaient passé 21 jours, elles se retrouvent enfermées dans une zone de triage. Privés de liberté. Aucun dispositif n’est mis en place comme ce fut le cas avec les ressortissants d’Afghanistan ou d’Ukraine. Dans la zone de tri, les personnes enfermées perdent toute marge de manœuvre et tout contrôle sur ce qui se passe. L’Etat aurait pu choisir la voie hospitalière, prévoir des mesures d’hébergement et un accès à la procédure de demande d’asile depuis le territoire, mais non. Après l’épreuve de la traversée, l’épreuve administrative en version accélérée. Il s’avère que la procédure d’asile à la frontière est une procédure d’asile « au rabais » car réalisée dans l’urgence. C’est donc l’état de droit au rabais qui leur est proposé. L’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) explique que des entretiens se sont déroulés dans des tentes, dont certaines laissent une visibilité depuis l’extérieur et sans respect de la confidentialité des échanges. Les conversations étaient même audibles depuis l’extérieur. Les entretiens ont été faits dans des locaux où avaient été réalisés des entretiens avec les services de police, ce qui ajoute à la confusion des interlocuteurs et des rôles. “Rien, hormis le petit badge porté par les officiers de protection, ne pouvait les distinguer des policiers en civil ou des associations présents dans le camp.” Dans son communiqué de presse du 15 novembre l’association a fait remarquer qu’une fois débarqués, il était impossible pour les personnes d’avoir des contacts avec l’extérieur, contrairement à la législation régissant les zones d’attente. Les numéros utiles ne sont pas affichés et le wifi installé par la Croix-Rouge ne fonctionne pas correctement. “Si huit téléphones portables sont disponibles toute la journée, les conversations sont limitées à 5 minutes et jusqu’à 18h environ. Il n’est pas possible d’être appelé sur ces numéros et ils ne servent que dans le cadre du rétablissement des liens familiaux. Hormis ces téléphones, aucune cabine téléphonique n’est prévue sur le site de la zone d’attente. Il n’est donc pas possible pour les personnes maintenues de s’entretenir de manière confidentielle, notamment avec un avocat, une association ou leurs proches.” Dans le communiqué de presse on apprend également que les personnes maintenues n’avaient aucune connaissance de leur droit à contacter un avocat et qu’aucun numéro de téléphone ne leur avait été communiqué, là encore, contrairement à la législation applicable. Les personnes étaient d’autant plus désorientées qu’elles n’avaient pas accès à des interprètes : hormis deux interprètes, l’ensemble des entretiens se sont effectués via un interprétariat téléphonique assuré par un prestataire, y compris pour les entretiens Ofpra. Enfin, “après la visite de la Bâtonnière de l’Ordre des avocats de Toulon et des élus, les avocats se sont vu attribuer deux chambres faisant office de bureau qui ne sont équipées ni d’ordinateur, ni de fax, ni d’internet pour transmettre les recours.” Comme le dit très bien Anafé, dans ces conditions,“les personnes ne sont pas en mesure de comprendre la procédure de maintien en zone d’attente, leurs droits, la procédure spécifique d’asile à la frontière et ses tenants et aboutissants.” Paroxysme de la déshumanisation, les personnes sont identifiées par des bracelets de couleurs au poignet portant un numéro. Autant dire qu’on se soucie assez peu de leur futur, de leur individualité et de leur identité.

La déshumanisation dans les mots et dans les actes

Au XXème siècle, les nazis parlèrent de "ressources humaines" (Menschenmaterial) au sens littéral : “l’homme est une chose, un matériel, et son objectif est de devenir un facteur de croissance et de prospérité pour l’ensemble du peuple allemand.” L’homme est une chose : on peut donc l’organiser à sa guise. La langue du troisième Reich est la pierre de voûte du nazisme comme la langue néolibérale actuelle est centrale dans la déshumanisation des rapports humains, ouvrant à l’indifférence et à la lecture technique du monde et des événements. Alors que se produisent des situations humainement dramatiques, s’éteint la compassion et la pensée depuis la position de l’autre. Il s’avère que le traitement du sort réservé aux migrant(e)s est de cet ordre. Attrapé par la langue du pouvoir et son réalisme, ils deviennent un stock au service du Capital et des idéologies racistes qui sévissent en Europe, à gérer depuis cette vue, depuis l’intérêt économique et l’intérêt national. Le pouvoir peut “relocaliser” certains dans un autre pays de l’Union Européenne sans que les concernés ne donnent leur avis, et expulser les autres, ceux qui se voient refuser le droit d’asile. Contraint d’agir à la chaîne, et face à l’impossibilité de statuer dans les 24 heures, les juges des libertés et de la rétention ont ordonné la mise en liberté de la majorité d’entre eux. La liberté, c’est mieux que d’être enfermé dans une base navale cachée, militarisée, « sécurisée », mais que vaut cette liberté lorsqu’on n’est pas régularisé ? Alors ou l’Ofpra n’a émis que 66 avis favorables à une admission sur le territoire et que 123 personnes (sur les 234 rescapés) ont reçu un avis défavorable, on est en droit de se demander ce que cette mise en liberté signifie. C’est plutôt une condamnation : condamnation à l’expulsion (rebaptisé éloignement) pour certains, et pour les autres, condamnation à survivre dans l’illégalité. Que fait-on lorsqu’on est illégal dans le pays, et donc exclu de tout ? Face à la militarisation du pays et à un État policier qui s’affirme, être libre en France pour un sans papier est un vrai calvaire. C’est une condition humiliante où l’on est susceptible d’endurer toutes les oppressions (racisme, sexisme, exploitation) et l’une d’entre elles est l’indifférence.

Agression économique et non assistance à personne en danger

La venue des hommes et des femmes dans le cadre des migrations est à la fois un choix et une conséquence. L’Etat français a maintenu des liens étroits avec les plus grands bandits de la planète, ce qui explique ce décalage : ceux et celles qui aujourd’hui devraient être accueillis dignement ne le sont pas, tandis que les hommes de pouvoir les plus réactionnaires ont pu être invités en grande pompe ; recevoir honneurs et légion d’honneur. Lorsqu’on allume le feu en Afrique et qu’on met en place un régime néo-colonial fondé sur la domination et l’exploitation, il faut être prêt à en affronter les conséquences. Et l’immigration est l’une d’entre elles. Total, pour ne prendre que l’exemple le plus caricatural, a tout pris et n’a rien laissé en Afrique, et il continue de vouloir saccager l’écosystème comme en Ouganda, pour transformer des réserves communes en bénéfices privés. Le système ne tient pas et il faut le voir sur ces deux bouts : voir les entrées et les sorties, les rapports nord-sud, les expulsions ici, et les pillages là-bas, l’agression (qui peut prendre la forme de l’expropriation de ses terres ou de son avenir) et la non assistance à personne en danger. En effet, laisser des personnes rescapées plusieurs jours sur un bateau sans leur permettre de rejoindre la côte, c’est de la non assistance à personne en danger. Cette non assistance, c’est la non reconnaissance de l’autre, de son humanité. Il y a un an, 27 migrants sont morts dans le naufrage de leur bateau dans la Manche alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Angleterre. Ce n’est pas un accident. L’état les a laissé mourir délibérément. Encore une fois. À leurs cris de détresse, les secours ont répondu : « T’entends pas ! Tu ne seras pas sauvé ». Autre échange : « Je suis dans l’eau »… « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises ». Jusqu’où doit-on aller dans la déshumanisation ? Une fois sur le territoire, la non assistance à personne en danger se poursuit : sur Paris, plusieurs pères sans papiers se voient privés de l’hébergement d’urgence. Une situation qui n’est pas une exception selon Gurvan Kristanadjaja, journaliste à Libération. Par ailleurs, des abris de fortune peuvent être détruits ou des tentes lacérées. C’est une pratique ancienne mais jamais assumée, mise en lumière notamment par le journaliste Louis Witter. On passe là de non assistance à personne en danger à mise en danger de la vie d’autrui. La vie de celles, de ceux, qui sont déjà en forte détresse et avec très peu de choses. Enfermer les migrant(e)s de l’Ocean Viking en les privant de leur droit, puis les laisser aller sans leur accorder de légalité c’est clairement les mettre en danger. En refusant l’accueil et les régularisations, l’Etat fabrique des sans papiers à la chaîne, ce qui fait que des êtres humains ont sur le territoire plus de chance d’être soumis à toutes sortes de trafic, toutes sortes de chantage et d’exploitation. Et les autres qui ont eu moins de chance lors de la traversée finissent bien vite recouverts par les vagues et l’oubli. Parmi les tentatives avortées, évoquons le crime du 24 juin 2022 commis dans l’Union Européenne, sur l’enclave espagnole de Melilla qui se trouve au Maroc. On a de façon nette une atteinte à la vie d’autrui suivie de non assistance à personne en danger. Encore une fois. Des milliers de migrant(e)s tentaient de rejoindre Melilla, pensant y parvenir, elles ont été poussées délibérément dans un traquenard. Melilla est composé de quatre clôtures grillagées surplombées de barbelés coupants et d’une tranchée profonde. Difficile d’y avoir accès donc. Après une chasse à l’homme dans la montagne marocaine, les forces de l’ordre perdent de l’avance puis laissent le groupe se rapprocher du poste frontière alors qu’à ce moment-là il y a suffisamment de renfort pour les en empêcher. Il n’en font rien. Les forces de l’ordre arrivent après coup, par derrière ; le groupe se retrouve ainsi bloqué, pris au piège. Encerclés, certains grimpent et d’autres essaient de déverrouiller la porte avec des outils ; pendant ce temps les bombes lacrymogènes pleuvent. Environ une vingtaine de grenades sont lancées par les policiers marocains en moins de huit minutes. Les gens étouffent. Alors que la porte s’ouvre et que les bombes continuent de tomber, le groupe se précipite au niveau de la porte qui permet le passage en zone espagnole. Beaucoup mourront piétinés, écrasés, asphyxiés. Une fois de l’autre côté, le groupe est de nouveau bloqué, par la police espagnole cette fois, tandis qu’en zone marocaine et espagnole des hommes et des femmes se font toujours piétiner en raison des jets répétés de grenades lacrymogènes et du mouvement de foule. Des deux côtés les gens furent battus et gazés. Certains furent jetés pêle-mêle à côté des cadavres. Côté espagnol, après les coups, les forces de l’ordre ont attaché les mains des personnes et les ont ramené du côté marocain sans leur permettre de demander l’asile. C’est ce qu’on appelle le pushback. Plusieurs centaines furent refoulées (470) hors du poste frontière. Fatigués, fragiles, gisant au sol les mains liées, les forces de l’ordre ont continué de les frapper à coup de pied et de matraque. Les migrant(e)s sont restés trois heures sous un soleil de plomb à recevoir les coups. Dans le reportage effectué par Le Monde avec d’autres médias européens on peut voir une masse informe, des gens entassés sans dessus-dessous où se mélangent les blessés, les morts et ceux qui essaient de survivre. On comptabilise 23 morts, des centaines de blessés et 77 personnes portées disparues. Dans ces histoires de migration il y a beaucoup de tentatives avortées. Ceux qui réussissent à embarquer n’arrivent pas forcément à bon port (et par forcément pour très longtemps). Depuis 2014, la mer méditerranéenne a englouti plus de 20 000 personnes. On sait qu’au moins 1 220 femmes, enfants et hommes ont perdu la vie en Méditerranée centrale en 2022. La politique migratoire est clairement criminelle.

Construire une résistance de classe, antiraciste et internationaliste

L’Etat n’assume rien, ni les agressions économiques ni les agressions policières, militaires, puis la non assistance à personne en danger. L’Etat laisse faire les pillages (bien qu’il y participe lui-même), les accords de libre échanges, mais pour les êtres humains, la liberté de circulation est en suspens. Les frontières se renforcent, et beaucoup meurent juste pour vouloir la franchir. Rien n’est assumé par le pouvoir en place. On dit toujours, "on ne peut pas". On ne peut pas accueillir (la phrase est connue). En revanche, qu’est-ce que ça veut dire ? En quelques jours on a pu recevoir 100 000 ukrainiens. Ça montre bien que l’accueil est possible, l’hospitalité est possible, le respect des Droits de l’Homme, la liberté de circulation et d’installation, c’est possible. Si ça ne s’est pas fait plus tôt, c’est pas que le gouvernement ne pouvait pas, mais bien parce qu’il ne voulait pas ! Comme il refuse aujourd’hui de simplifier la vie des personnes débarquées en procédant à leur régularisation.

Pourtant, en France, sans les immigrés, rien ne tient. Ehpad, hôpital, chantier, usine, restauration, etc, ils sont en première ligne pour la production essentielle mais en dernière ligne pour le salaire et la considération. En plus de l’exploitation capitaliste, ces personnes peuvent subir des oppressions diverses à commencer par le racisme et l’obstruction administrative. Pour le pouvoir, les choses sont claires : avec le Capital, c’est le laisser faire qui domine, déréglementer, libéraliser, mais pour les personnes c’est son pôle opposé : réglementer, intervenir, surveiller, punir, expulser. La politique autoritaire pose problème lorsqu’elle concerne le Capital mais lorsqu’elle est dirigée contre des migrant(e)s, les êtres humains, c’est beaucoup moins problématique.

Le racisme prospère et on remarque que l’écran médiatique ne sert pas de bouclier ; c’est même tout l’inverse…une impulsion est donnée aux fantasmes et à la bêtise pendant que les vrais sujets (ceux qui sont non rentables médiatiquement) sont occultés. Il est devenu un lieu commun de parler de crise migratoire mais jamais on n’évoque ce qui finalement pourrait s’appeler une crise de l’hospitalité. Comme le dit Greta Thunberg, il n’y a pas seulement une crise écologique, climatique, mais également une crise de l’information (pour rappel, le temps de parole pour le climat lors de la campagne présidentielle fut seulement de 2.7%) et on la perçoit également avec cette thématique des migrations.

Face à l’encampement du monde qu’on a évoqué, son effondrement, et en raison des remises en cause permanentes du droit à l’existence, du droit au logement, du droit à la circulation, à l’installation, etc, il va falloir se serrer les coudes, s’organiser dans la lutte pour défier l’Etat et l’ordre marchand. L’Etat qui n’assume rien devra rendre des comptes et seul un soulèvement social d’ampleur sera à même de juger ceux qui pourrissent la vie des autres et condamnent les générations futures. Seule une mobilisation insurrectionnelle pourrait mettre un coup d’arrêt à l’accélération du monde ; sa précipitation dans le fascisme et l’écocide. On meurt des politiques migratoires et de leur politique anti sociale, anti ouvrière, anti syndicale, anti paysanne, anti écologique ; et le racisme du quotidien nous asphyxie, fragilisant les mouvements sociaux. Il faut renverser la vapeur, penser depuis le point de vue de l’autre, se fédérer, faire bloc, mettre de l’air, ouvrir les frontières, laisser les gens respirer, circuler, c’est-à-dire, mettre l’Etat et le Capital hors d’état de nuire.
Maxime Motard

Notes
1.Voir le rapport « Between life and death : Refugees and migrants trapped in Libya’s cycle of abuse », d’ Amnesty International.
2. Le bateau de sauvetage Aquarius comptait 629 migrants, 123 mineurs et onze enfants (9 juin 2018). L’Italie refuse d’accueillir le bateau, la France également, c’est finalement l’Espagne qui permet à l’Aquarius d’accoster. Ce qui se traduit pour les personnes secourues par des jours supplémentaires passés en mer dans la précarité et un racisme qui en ressort gagnant en France comme en Italie.
3. “Zone d’attente de Toulon : violations des droits des personnes sauvées par l’Ocean Viking”, 15 novembre 2022.
http://www.anafe.org/spip.php?article656
4. http://www.anafe.org/spip.php?article656
5. Johann Chapoutot, “Quand les nazis s’intéressaient aux ressources humaines”, 31 janvier 2020
https://www.lecho.be/actualite/tablet/quand-les-nazis-s-interessaient-aux-ressources-humaines/10204643.html
6. Voir l’ouvrage de Stéphane Bikialo et Julien Rault, Au nom du réalisme, usage(s) politique(s) d’un mot d’ordre, Edition Utopia, 2018.
7. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides est un établissement public administratif, sous tutelle du ministère de l’Intérieur depuis le décret du 25 novembre 2010.
8. Parmi les nombreux parcours qui entrent dans cette catégorie de non assistance à personne en danger, mentionnons l’histoire de Babacar : demandeur d’asile originaire de Guinée Conakry, il a été détenu en rétention dans l’attente de son expulsion vers son pays d’origine. L’expulsion a eu lieu le 7 novembre 2022. Pourtant, le jeune homme avait fui en 2017 pour échapper aux persécutions liées à son orientation sexuelle.
9. “Hébergements d’urgence : A Paris, les pères sans papiers et sans abri laissés de côté lors des évacuations”, par Gurvan Kristanadjaja, 20 novembre 2022. https://www.liberation.fr/societe/a-paris-les-peres-sans-papiers-et-sans-abri-laisses-de-cote-lors-des-evacuations-20221120_POEFWXRV2NH6RMVWQ54CEGCHTM/
10. “Morts de dizaines de migrants à Melilla : ce qu’il s’est vraiment passé à la frontière entre l’Espagne et le Maroc”
Par Lighthouse Reports, El Pais, Der Spiegel, Enass, Alain Mbouche(Montage), Arthur Weil-Rabaud et la cellule enquête vidéo, publié le 29 novembre 2022 https://www.lemonde.fr/international/video/2022/11/29/morts-de-dizaines-de-migrants-a-melilla-ce-qu-il-s-est-vraiment-passe-a-la-frontiere-entre-l-espagne-et-le-maroc_6152186_3210.html
11.“Le seuil tragique de 20 000 morts en méditéranée centrale depuis 2014 dépassé” SOS méditérannée, 20 octobre 2022.https://sosmediterranee.fr/regards-sur-la-mediterranee-centrale/49-le-seuil-tragique-de-20-000-deces-en-mediterranee-centrale-depuis-2014-a-ete-depasse/

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