Édition du 18 février 2025

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États-Unis

Comment la CIA a torturé et menti

New York, de notre correspondante.-(tiré de Mediapart.fr) Le rapport tant attendu sur les techniques d’interrogatoires et de torture de la CIA a enfin été publié le 9 décembre. C’est une synthèse de 525 pages résumant quatre ans d’enquête sur les pratiques adoptées par la CIA à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Si ce rapport n’est qu’un résumé d’un document de plus de 6 700 pages, s’il a été expurgé de noms et de nombreux détails, son contenu n’en est pas moins passionnant, dérangeant et accablant. Il est une nouvelle illustration des errements de la guerre contre le terrorisme.

La commission du Sénat chargée du renseignement en est l’auteur. De 2009 à 2013, elle a enquêté sur les méthodes d’interrogatoire adoptées par la CIA. La commission se fixait comme objectif de déterminer si ce « programme de détention et d’interrogatoire » avait été d’une quelconque utilité pour obtenir des renseignements. Ces méthodes, incluant la simulation de noyade ou la privation de sommeil, ont notamment été utilisées dans des prisons secrètes ou « black sites », ouverts dans plusieurs pays sous l’administration de George W. Bush, entre 2002 et 2006. Les prisonniers y étaient tous soupçonnés d’appartenir à Al-Qaïda. Selon le décompte de la CIA, 119 détenus ont fait les frais de ce programme secret, qui sera interdit en janvier 2009.

Le résultat du travail de la commission est un document à charge. Il détaille la brutalité des méthodes utilisées, dépassant ce qui avait déjà pu être révélé ailleurs, notamment dans des rapports d’ONG. Il dénonce l’inefficacité de ces méthodes, en racontant précisément quels types d’informations ont pu être obtenus. Il montre que ces interrogatoires renforcés ont rarement permis d’obtenir des résultats, par exemple lors de la traque d’Oussama Ben Laden. Il se penche enfin sur les discours qu’a tenus la CIA pendant cette période afin de justifier le recours à ces méthodes, auprès des médias, du département de la Justice ou encore du Congrès. Le rapport conclut que l’agence a menti au public et aux autorités, jusqu’au président.

De telles conclusions sont loin d’être anodines. Beaucoup était déjà connu des agissements et mensonges de la CIA. Un rapport de Dick Marty, à l’Assemblée parlementaire du conseil de l’Europe, avait révélé les « vols secrets de la CIA » et les lieux d’interrogatoire installés en Europe. Des auditions au Congrès avaient permis de comprendre comment l’administration Bush s’était délibérément engagée dans la voie d’une torture systématisée. Mais ce rapport du Sénat, par la qualité de l’enquête effectuée, donne une nouvelle dimension à l’affaire. Et c’est la raison pour laquelle cela fait plusieurs années que ce document fait l’objet de débats et de disputes. La CIA s’est toujours opposée à sa publication, en revenant sur les efforts de l’administration Obama pour mettre au jour les abus des années Bush).

Elle s’est finalement fendue d’un communiqué, attaché au rapport, dans lequel on lit : « Nous ne pouvons pas nous porter garant pour chaque déclaration individuelle qui a été faite au sujet de ce programme au cours des années, et nous reconnaissons que certaines de ces déclarations étaient fausses. Mais cette étude fait le portrait d’une organisation qui a – à un niveau institutionnel – intentionnellement induit en erreur et rejeté la supervision de la Maison blanche, du Congrès, du département de la justice, et même du bureau de son propre inspecteur général. Cela ne correspond pas à la réalité. »

Du côté républicain, l’accueil est tout aussi glacial. À commencer par les élus républicains de la commission sénatoriale au renseignement. Car si celle-ci est bipartisane – elle compte sept démocrates, sept républicains et un indépendant –, tous les membres républicains à l’exception d’une sénatrice se sont finalement retirés et n’ont pas signé le rapport. De nombreux élus républicains l’ont jugé imprudent, insistant sur les risques de représailles auxquels allaient être exposés les soldats et le personnel américain en poste à l’étranger. Certains rejettent avec véhémence ses conclusions.

Dick Cheney, vice-président sous George W. Bush, s’est exprimé lundi dans le New York Times pour défendre bec et ongles la CIA. Dans les colonnes du Washington Post, c’est l’un des anciens responsables du programme secret de la CIA qui prend la plume (ici). « Ce programme a apporté des renseignements à l’importance critique sur les opérations et la hiérarchie d’Al-Qaïda », assure Jose Rodriguez Jr. Il insiste sur la légalité du programme et sur le fait que les autorités en connaissaient parfaitement l’existence. Il note qu’il n’a pas été consulté, et qu’il n’a pas encore lu le rapport.

Dianne Feinstein, la sénatrice démocrate présidant la commission du renseignement, n’a quant à elle cessé d’insister sur l’importance de cette enquête afin que les États-Unis évitent de répéter leurs erreurs. Lundi, elle déclarait que sa publication était « salutaire pour une société juste qui s’appuie sur le droit ». Barack Obama a lui aussi salué, mardi, la capacité des États-Unis à « affronter ouvertement leur passé ».

Mais de mise en cause ou de poursuites à l’encontre des responsables de ce programme à différents niveaux, il n’est pas question. Au grand dam de journalistes militants tels que Glen Greenwald, qui écrit avec cynisme : « Si les révélations d’aujourd’hui vous rendent malades et vous mettent en colère, écoutez seulement le président : cessez de regarder en arrière et d’être moralisateur, et puis oubliez toutes ces histoires désagréables de torture, comme lui. »

Le feu vert de George Bush

Nous avons donc parcouru ce rapport. Ses conclusions y sont résumées en 20 points dès les premières pages. Nous les avons à notre tour résumées et traduites. Plusieurs chapitres viennent ensuite étayer l’ensemble. Le premier est dédié au travail de la commission. Le deuxième porte sur l’histoire du programme secret de la CIA. Il rappelle qu’en 2002, le président George W. Bush a signé un mémo autorisant la CIA à capturer et interroger – mais aussi à tuer – de hauts responsables d’Al-Qaïda.

Un premier détenu fut arrêté au Pakistan, c’est Abu Zubaydah (militant islamiste palestinien, aujourd’hui détenu à Guantanamo). L’agence du renseignement se met alors en quête de méthodes d’interrogatoire et de torture de plus en plus radicales afin de le faire parler. Des techniques qu’elle viendra à généraliser sur les « black sites », des centres de détention progressivement ouverts dans des pays tiers, dont les noms ont été expurgés du rapport. En 2003, 99 détenus en font les frais. Mais en 2005, toujours selon ce rapport, les problèmes politiques et légaux s’accumulent et compliquent l’existence des black sites.

Le troisième chapitre propose ensuite une analyse critique de ces programmes et met sérieusement en doute leur efficacité. Enfin, les chapitres suivants portent sur les discours qu’a tenus la CIA face aux médias, au département de la Justice, au Congrès et même au président pendant toutes ces années. Les rapporteurs démontrent que l’agence a menti sur la nature de ses techniques de torture et sur les résultats ainsi obtenus.

Dès la première page du rapport, la commission commence par souligner que les « méthodes d’interrogatoires renforcés » de la CIA n’ont pas été efficaces pour obtenir des informations justes ou permettre la coopération du détenu. « Par exemple, 39 d’entre eux ayant été soumis aux méthodes d’interrogatoires renforcés n’ont donné aucun renseignement lorsqu’ils étaient détenus par la CIA. »

La commission insiste sur le fait que la CIA a menti, puisque l’agence a justifié l’existence de ces méthodes en prétendant qu’elles étaient efficaces. « La commission a passé en revue 20 exemples connus de prétendus succès du contre-terrorisme que la CIA a attribué à l’utilisation de techniques d’interrogatoires renforcés ; et elle conclut que ceux-ci se révèlent faux à plusieurs égards. Dans certains cas, il n’y aucun lien entre les succès du contre-terrorisme et les informations qui ont pu être fournies par les détenus pendant ou après qu’ils ont été soumis aux techniques d’interrogatoires renforcés de la CIA. (…) » (p. 2 et 3).

La commission établit ensuite que les techniques dites « d’interrogatoires renforcés » se sont avérées plus brutales que ce qui a été précédemment exposé dans d’autres rapports. « Des techniques comme les claques et les ‘wallings’ (le fait de frapper la tête d’un détenu contre un mur) furent combinées, fréquemment associées avec la privation de sommeil et la nudité (…). »

Le rapport nous apprend plus loin que les officiers ont pu infliger jusqu’à 180 heures de privation de sommeil d’affilée. Ils ont en outre, contrairement à ce qu’a souvent avancé la CIA, infligé ces tortures dès l’arrivée des détenus et non en dernier recours.

On lit, en page 4 : « La technique du ‘waterboarding’ (simulation de noyade) était physiquement nuisible, provoquant des convulsions et des vomissements. Abu Zubaydah, par exemple, ne réagissait plus du tout, il avait des bulles s’échappant de sa bouche grande ouverte (…) Des rapports internes à la CIA décrivent le ‘waterboarding’ de Khalid Shaykh Mohammad comme se transformant en une série de quasi-noyades (…) »

« Au moins cinq détenus furent soumis à une "réhydratation rectale" ou "alimentation par voie rectale" (…). La CIA a placé des détenus dans des "bains" d’eau glacée. La CIA a laissé penser à certains détenus qu’ils ne seraient jamais autorités à quitter la prison de leur vivant, suggérant à l’un d’eux qu’il n’en sortirait que dans une boîte en forme de cercueil. (…) »

Selon ce rapport, la CIA a encore fourni « des informations fausses au département de la Justice, de manière répétée, empêchant une véritable analyse juridique du programme de détention et d’interrogation de la CIA ».

« De 2002 à 2007, le Bureau du conseil juridique à l’intérieur du département de la Justice a reposé sur les explications de la CIA en matière de condition de détention, d’application des techniques d’interrogatoires renforcés, des effets de ces techniques sur les détenus, d’efficacité de ces techniques. Ces présentations étaient inexactes. Le département de la Justice n’a pas mené d’analyse indépendante ou vérifié les informations qu’il recevait de la CIA (…) », lit-on page 5.

La CIA aurait encore à plusieurs reprises évité ou empêché la surveillance du Congrès, en refusant par exemple de répondre aux requêtes d’élus demandant plus de détails sur ses pratiques. Et elle aurait également tout fait pour échapper à la supervision de la Maison Blanche (p. 6). « Selon les rapports internes de la CIA, aucun officier de la CIA, jusqu’à ses directeurs George Tenet et Porter Goss, n’a averti le président de l’existence de techniques d’interrogatoires renforcés spécifiques avant avril 2006. »

Le rapport explique encore que la CIA était mal préparée, voire pas préparée quand elle a commencé son programme de détention et d’interrogatoire, en 2002. Elle a ensuite continué de travailler avec un personnel sans expérience suffisante et mal formé, et n’a obtenu que des renseignements jugés « médiocres, inutiles ».

« La CIA a recruté des individus sans expérience ni formation pour des rôles d’interrogateurs seniors et ne leur a pas fourni le soutien linguistique ou analytique pour mener des interrogatoires efficaces, ce qui a abouti à des renseignements pauvres. L’inspecteur général de la CIA a fait référence au manque de personnel disponible afin d’interroger les détenus comme à un "problème persistant tout au long du programme". »

« En 2005, le chef du site de détention BLACK, où de nombreux détenus dits de grande valeur étaient détenus, s’est plaint que les managers du quartier général de la CIA semblaient ne sélectionner que des officiers étant soit nouveaux, soit mauvais, soit manquant totalement d’expérience (…). Le résultat étant la "production de renseignements médiocres ou, devrais-je dire, inutiles". » (page11).

L’agence du renseignement américaine a en outre fait confiance à une équipe de psychologues n’ayant aucune expérience de terrain.

« La CIA a signé un contrat avec deux psychologues pour qu’ils développent et évaluent les techniques d’interrogatoires de l’agence. Ces psychologues étaient auparavant passés par l’école "SERE" de l’US Air Force (l’acronyme désignant en anglais la survie, l’évasion, la résistance et la fuite - ndlr). Aucun des deux n’avait d’expérience d’interrogateurs, ni de connaissances spécifiques d’Al-Qaïda, de connaissances en contre-terrorisme, ni aucune expertise culturelle ou linguistique pertinente. »

(…) « En 2005, les psychologues ont créé une entreprise spécifiquement pour pouvoir mener leur travail avec la CIA. Très peu de temps après, la CIA a commencé à sous-traiter tous les aspects de son programme. »

L’agence est encore critiquée pour ne pas avoir fait de rapport complet et précis de ces activités au département de la Justice, pour ne jamais avoir entrepris une évaluation critique de ses méthodes, pour avoir refusé d’écouter les critiques faites en interne. Elle est enfin critiquée pour avoir ainsi dépensé des sommes faramineuses et avoir associé à sa démarche des pays tiers, acceptant de collaborer. Cet édifice devenant de plus en plus instable et intenable au fil du temps.

« Les documents de la CIA indiquent que le programme de détention et d’interrogatoire de l’agence a coûté bien plus de 300 millions de dollars de frais hors les coûts de personnel. Cela inclut le financement des centres de détention, dont deux centres coûtant près d’un million de dollars et qui ne furent jamais utilisés, notamment en raison des inquiétudes politiques du pays hôte. »

« Pour encourager des gouvernements à accueillir clandestinement des sites de détention de la CIA, ou pour que les sites existants soient mieux soutenus, la CIA a payé en cash des millions de dollars à des représentants de gouvernement étrangers. Les quartiers généraux de la CIA ont encouragé les bureaux locaux ("stations") à établir des "listes de souhaits" résumant différentes formes d’aides financières proposées à des gouvernements étrangers. Ils encourageaient ces bureaux à "voir les choses en grand", en matière d’aide. »

À l’heure où nous résumons ces conclusions, le rapport continue d’être lu, décortiqué et commenté aux États-Unis..

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