Combien en connaissez-vous qui vous racontent le bien fou que ça leur fait de dépenser, de s’offrir des gadgets inutiles, que ça leur donne l’impression d’exister. Nous en sommes là de l’effet délétère du capitalisme sur la psyché, la liberté étant devenue pour reprendre un grognon célèbre et monomaniaque (Falardeau) une marque de yogourt et l’art de la décision complexe, celui de choisir entre deux saveurs de dentifrice.
Comme si la fréquentation de nos camarades humaines et humains n’était pas satisfaisante. Comme si la chaleur de la vie ne suffisait plus à allumer nos sourires. Comme si nos mains n’arrivaient plus à se toucher. Quand j’explique au quidam que l’une des mes joies suprêmes est de me bercer dans ma cuisine en prenant une tasse de thé dans le silence, j’obtiens au mieux des sourires condescendants, au pire des yeux exorbités par l’horreur.
Tout cela pour dire que la valeur d’échange a sucé toute la moelle de la valeur d’usage et que les boussoles individuelles ne sont désormais aimantées que par les cours du marché. Je n’apprends rien à personne, mais je cumule les illustrations dont en voici trois.
1. Les livres qu’on met dans son panier
Du 14 au 19 novembre 2018, c’était la Foire du livre de Montréal. Ici-Radio-Canada (la peste soit de ce nom ridicule) avait installé un studio sur les lieux et en diffusait nombre de ses émissions quotidiennes. Dans l’émission du samedi après-midi, on pouvait entendre l’animateur demander aux personnes invitées « Quel genre de consommateur de livres êtes-vous ? » « Quel genre de livres consommez-vous ? »
Mes poils se sont hérissés sur toute la surface de ma peau. Mais, à mon grand désarroi, il ne s’est trouvé personne pour corriger le tir. On ne consomme pas des livres. On n’est pas un consommateur de livres, on est une lectrice, un lecteur. Mais, visiblement, là, les livres sont des objets qu’on place dans le panier d’achats. Vous comprenez pourquoi j’ai référé à cet événement comme la Foire du livre.
2. La liberté de consommer passe la dignité
Les travailleuses et travailleurs des postes sont en négociation depuis près d’un an. Des moyens de pression très raisonnables, comme une grève tournante localisée, sont employés depuis à peine un mois. Mais le gouvernement de monsieur Trudeau, ce pantin sucré de l’oligarchie cool et instagrammisable, soumet à la vapeur un projet de loi répressif pour mettre fin à la grève, seul moyen légal permettant aux employéEs d’exercer un rapport de force. À quoi sert le droit de grève si on ne peut pas l’exercer ?
Comme par hasard, cette loi tombe juste en même temps que le fameux « vendredi fou » (appelé Black Friday en France), cette absurde importation états-unienne qui fait suite à la Fête de la dinde (Thanksgiving), la fête suprême (c’est le cas de le dire), car tout est fermé, même les commerces, d’où le véritable délire commerçant du lendemain. En effet, l’États-unien moyen n’existe que par le geste d’acheter. Il ne fallait surtout pas que la Société canadienne des postes se prive des revenus importants que représentent les livraisons consécutives à l’extrême boursuflure des ventes et des achats en ligne qui se poursuivraient jusqu’au cyber-lundi, sorte de prolongation des Grandes Fêtes chrétiennes qui s’étalaient autrefois sur trois jours, car elles comportaient en plus de la journée même, la veille (vigile) et le lendemain. D’ailleurs le congé du lundi de Pâques est un résidu de cette coutume ancienne. Comme quoi capitalisme et monothéisme font bon ménage. Cela m’amène tout naturellement à ma troisième illustration.
3. Civiliser, évangéliser, commercer
Tout le monde aura entendu parler de ce malheureux missionnaire chrétien qui a été tué par les habitants d’une île de l’océan Indien. La tribu qui occupe cette île n’accepte pas les visiteurs. L’Inde, qui tient l’île comme étant de sa juridiction, interdit qu’on s’y rende.
De quelle manie faut-il être pris pour se croire supérieur aux autres qui n’ont pas eu « la chance » de partager vos croyances et hallucinations ? Sans doute de la même manie qui fait croire que l’échange commerçant est le degré ultime de la civilisation.
En écoutant un reportage télévisuel du réseau québécois TVA sur le sujet, on pouvait entendre le journaliste conclure que la tribu habitant l’île n’avait encore jamais pris contact avec la civilisation. En voilà un qui mériterait, à défaut d’une volée de flèches, une bonne volée de bois vert. Mais, de quel droit peut-on prétendre qu’une civilisation différente de la nôtre n’est pas une civilisation ? En quoi sommes-nous supérieurs à ces personnes dont, en tout point anatomique et du point de vue de l’évolution, le cerveau est très certainement identique au nôtre ?
S’ils sont heureux tranquilles loin de nos centres commerciaux, de nos cosmétiques et de nos tupperwares, qu’avons-nous donc à leur apporter ? Ni Jésus, ni Bouddha, ni la Grande Licorne arc-en-ciel n’ont jamais demandé à ce qu’on importune les peuples isolés. Et, si vous me démontrez que si, alors c’est Jésus, Bouddha et la Grande Licorne arc-en-ciel qui méritent une volée de bois vert. L’incroyable prétention des Occidentaux à posséder la vérité en opposant leur croyance farfelue (religions) et leurs perversions morbides (commerce) à celles de peuples qu’ils ne comprennent pas est effarante.
Notre civilisation, celle de la consommation, n’a pas à donner de leçon à qui que ce soit. Pour aller à la rencontre de l’autre, il faut, comme l’écrit Achille Mbembe, que le dépaysement mutuel soit possible. Cela ne s’impose pas par force, bien que l’Histoire s’y soit trop souvent livrée.
LAGACÉ, Francis
http://www.francislagace.org
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