Édition du 17 décembre 2024

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Amérique du Sud

Chili. « Pour récupérer la mémoire historique » : quelques critères théoriques et méthodologiques (XIII-fin)

Le premier critère consiste à préciser le contexte international et, surtout, latino-américain de l’histoire du Chili au cours des 30 dernières années. […]

Tiré de A l’Encontre
21 juin 2023

Par Luis Vitale

Publié dans Punto Final en 2010.

En étudiant ces influences internationales sur le processus chilien, nous avons essayé d’être rigoureux dans la mise en relation des chaînes causales exogènes et endogènes. Bien que tout phénomène sociétal se développe in situ, des facteurs externes – dans le cas chilien, l’Alliance pour le progrès, les répercussions de la Révolution cubaine et, au milieu des années 1980, la mise en œuvre du modèle néolibéral, en plus de l’impact de la chute du prétendu « socialisme », avec guillemets, réel sans guillemets – concourent à déterminer les phénomènes internes, en faisant très attention à ne pas souligner mécaniquement que la cause prioritaire est exogène ou, à l’inverse, prendre comme seul facteur les causes internes, une appréciation commune à de nombreux historiens de notre pays, avec une vision provinciale qui, généralement, ne tient pas compte du contexte international de la période historique chilienne qu’ils analysent.

Nous avons également travaillé avec la méthodologie de l’Histoire comparée, très utile pour interpréter les tendances générales en Amérique latine et leurs spécificités dans chaque pays, en particulier au Chili, afin d’analyser ce qui se passait dans d’autres nations en ce qui concerne l’application des « solutions » nord-américaines et européennes, la montée, la stagnation ou le recul des mouvements sociaux, les expressions politiques populistes, les processus de démocratisation, les phénomènes d’action-réaction ou de contre-réforme, exprimés au Brésil en 1964 avec le début d’un nouveau type de coups d’État militaires.

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Pour l’analyse spécifique des événements chiliens de 1964 à 1994, nous avons utilisé diverses catégories théoriques et méthodologiques, telles que les périodes de moyenne et de longue durée, en essayant de préciser que celles-ci ne doivent pas être mesurées par un certain nombre d’années, mais par les tendances générales de la société dans une période donnée. Les périodes de moyenne durée peuvent durer environ 5 à 10 ans ; les périodes de longue durée sont plus faciles à détecter et peuvent durer de 20 à 50 ans et évidemment, beaucoup plus longtemps, notamment dans les cycles économiques de longues ondes, comme l’a montré Kondatriev. En revanche, pour des périodes historiques courtes mais pertinentes, nous préférons travailler avec le concept de « conjoncture » au lieu de « temps court », puisque ce dernier ne nous permet pas de préciser le moment de condensation des processus de structure et de conjoncture, où le concret est l’expression de multiples déterminations de l’unité dans la diversité contradictoire des événements historiques.

Bien que la contribution de Braudel ait été pertinente, nous ne sommes pas d’accord avec son évaluation du temps de « l’histoire épisodique », du temps de « l’histoire conjoncturelle » et du temps de « l’histoire structurelle ». De notre point de vue, il n’y a qu’une seule histoire depuis la genèse et ensuite l’évolution d’un processus qui se déroule dans une formation sociale, où la conjoncture condense des processus structurels de longue date, comme cela s’est produit dans la Révolution pour l’indépendance, avec l’impact, par exemple, de l’invasion napoléonienne de l’Espagne et la création des juntes créoles [dans les colonies espagnoles du continent américain].

Nous avons donc dû remettre en question le critère de synchronicité, selon lequel la synchronicité est le moment de confluence des « structures » et la diachronicité n’exprime que le passage des événements historiques dans le temps. À notre avis, la synchronie ne peut être expliquée sans étudier la genèse du processus. Pour ceux d’entre nous qui ont rompu avec les écoles historicistes et structuralistes, les manifestations de la société s’expriment à la fois dans la synchronie et dans la diachronie.

L’historien peut donner une explication de la genèse des processus, qui ne se limite pas à une simple chronologie ou à une énumération de faits, mais qui est le produit de l’interrelation des phénomènes, en essayant d’appliquer la méthode de l’abstraction. C’est-à-dire qu’en partant du concept hégéliano-marxiste selon lequel le plus concret est le plus abstrait, au sens profond de l’abstraction philosophique, et que le plus abstrait est le plus concret, le chercheur peut formuler des généralisations par voie d’abstraction des faits de la réalité, en soulignant les tendances des processus et même la régularité de certains d’entre eux, sans avoir la prétention d’établir des lois historiques.

Bien qu’en tant qu’historiens nous considérions toujours le temps chronologique, qui est continu et linéaire, nous préférons travailler avec la catégorie du temps comme développement, qui est discontinu et multilinéaire, exprimant la continuité-discontinuité, les phénomènes de rupture et de nouvelle continuité-discontinuité dans les processus de moyenne et longue durée, comme nous avons essayé de l’appliquer aux gouvernements de Frei, Allende et Pinochet dans lesquels l’Intensité gravitait, pour reprendre les termes de Sergio Bagú [sociologue et historien mexicain d’origine argentine], comme une autre dimension du temps, reflétée dans la vitesse du changement ; car, en résumé, pour nous, l’histoire est la science sociale qui interprète l’essence du temps, et non la simple description des moments. Cette appréciation est encore plus valable pour l’étude du temps dans la relation entre société humaine-nature-environnement, que nous avons analysée dans le document présenté en mai 1998 au séminaire de la Société géologique, à la Faculté des sciences physiques et mathématiques de l’Université du Chili.

Nous avons traité la catégorie de la continuité historique en gardant toujours à l’esprit la discontinuité et le développement inégal, articulé, combiné et spécifiquement différencié, en insistant davantage sur l’unicité contradictoire des processus – comme ce fut le cas avec les gouvernements Frei et Allende – que sur une prétendue continuité linéaire. C’est le parcours différent des deux gouvernements et, surtout, leurs dénouements, qui détermine leur spécificité.

La dépendance – qui, selon nous, n’est pas une théorie mais une catégorie d’analyse – est la clé pour étudier les relations du Chili avec les grandes puissances et la manière dont les gouvernements des 30 dernières années ont traité cette dépendance structurelle, une question essentielle pour analyser l’application des « modèles » économiques développementistes, monétaristes et néolibéraux dans notre pays.

Pour interpréter pleinement cette période, nous avons essayé d’analyser les conceptions du rôle de l’État qui ont prédominé dans les gouvernements Frei, Allende, et ceux de la dictature militaire et de la Concertación, notamment dans la relation entre l’État et la société civile, l’économie, la culture, l’éducation et la politique agricole et minière.

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Nous avons essayé de faire la distinction entre l’interventionnisme de l’État dans l’économie, qui dicte les politiques économiques, et l’investissement direct du capital de l’État, souvent confondu avec le capitalisme d’État. Au Chili, comme dans le monde (1930-1980), dans le sillon des théories keynésiennes, on a généralisé non seulement l’intervention de l’État dans l’économie, ce qui se faisait déjà depuis la fin du XIXe siècle avec Balmaceda, mais aussi l’investissement direct du capital de l’État qui était complémentaire des investissements de la bourgeoisie, dans l’intérêt du capitalisme et de la classe dominante elle-même.

Ce processus, qui se déroulait depuis les années 1930 dans le Chili « entre les deux Alessandri » [celui de 1932 à 1938 et celui de 1958 à 1964] – quoiqu’en pensent les économistes libéraux et conservateurs – s’est accentué sous le gouvernement Frei et, surtout, sous la présidence d’Allende, comme cela se passait au Venezuela, au Mexique, au Brésil, en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine, qui n’avaient pas vraiment de gouvernements de gauche, car c’était le rôle que le capitalisme de l’époque avait assigné à l’État. À la fin des années 1970, la dictature militaire a commencé à modifier certaines fonctions de l’État selon des règles qui allaient évoluer au milieu des années 1980 vers le modèle néolibéral, mais elle a toujours maintenu la nationalisation du cuivre, qu’elle avait héritée, comme nous l’avons montré précédemment, du gouvernement « marxiste » de Salvador Allende.

Le traitement de la catégorie de l’État, au-delà de la relation schématique structure-superstructure, n’a pas permis de redimensionner le concept du politique, en tant que point de condensation de la lutte des classes, en ne le limitant pas aux partis politiques mais en l’étendant à toutes les manifestations sociales et culturelles qui se politisent dans leurs luttes contre la classe dominante. La compréhension de la catégorie de l’État-nation, importée de l’Europe du XIXe siècle, nous a permis de comprendre que son application mécanique par les gouvernements chiliens susmentionnés n’a fait que perpétuer la tradition discriminatoire, en ignorant la nationalité originelle des Mapuches, des Aymaras et des autres peuples-nations.

Ce critère historiographique nous a permis de mieux comprendre le rôle joué par les normes juridiques, de valeur et morales, qui, comme le dit E.P. Thompson, ne sont pas de simples expressions « super structurelles » mais traversent toute notre histoire de la vie quotidienne, des coutumes et de l’éthique, le tout influencé par l’idéologie de la classe dominante. Il ne s’agit pas de faire une étude séparée de chacun de ces aspects de la société, mais d’appliquer le concept de totalité sociale.

La catégorie de la totalité semble inabordable, mais elle est inévitable si nous voulons comprendre toutes les manifestations de la formation sociale, un concept qui va au-delà de l’économique-social. Selon les mots de Pierre Vilar [Or et monnaie dans l’histoire ; Histoire marxiste, histoire en construction], l’histoire ne consiste pas à dire « tout sur tout », mais à dire que « le tout dépend de ce qui dépend du tout ». Si ce n’était pas le cas dans le travail de recherche, une conception holistique abstraite rendrait impossible la saisie des facteurs déterminants de l’ensemble. Les faits historiques ont généralement un caractère apparent tant qu’ils ne sont pas articulés en tant qu’expressions de la totalité qu’est la formation sociale.

L’application du concept de totalité, le critère historiographique central de notre recherche, a été complexe lors du traitement des informations sur les 30 dernières années de l’histoire du Chili, étant donné la nécessité de mettre en relation les facteurs économiques avec les facteurs sociaux, politiques et culturels, et d’apprécier comment l’économie les conditionne, mais est également influencée de différentes manières par les politiques des gouvernements Frei, Allende, Pinochet et Aylwin.

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Le traitement des classes et des mouvements sociaux n’a pas été une tâche facile, car le discours courant des politiciens et des spécialistes en sciences sociales de l’époque ne soulignait que le rôle du prolétariat, comme étant presque le seul sujet social de changement, à une époque où il était évident – pour quiconque n’avait pas d’œillères – que l’irruption sociale se faisait par le bas : dans les luttes des femmes, des Mapuches, de la paysannerie, des habitants des périphéries urbaines pauvres, des travailleurs indépendants et des marginaux, une catégorie qui augmentait à mesure qu’elle était expulsée des entreprises qui incorporaient des technologies sophistiquées. Et pour ne pas affecter leur schéma idéologique de la force motrice du changement social, ils ont préféré parler, en général, de la « classe moyenne », c’est-à-dire de la petite bourgeoisie, sans comprendre que les couches moyennes salariées ont toujours fait partie de la classe ouvrière.

Avec la nouvelle conception des mouvements sociaux, systématisée depuis les années 1970, nous nous plongeons dans l’étude concrète du rôle au Chili des peuples originaires contemporains, des pobladores, de l’écologie subversive, du féminisme et le protagonisme social de la moitié invisible de l’histoire, ou plutôt, rendue invisible par les historiens.

L’incorporation de nouvelles contributions historiographiques sur le rôle transcendant de la vie quotidienne et de la culture dans la formation sociale nous a permis de les étudier plus facilement comme faisant partie de la totalité historique. Nous préférons parler de vie quotidienne-culture car de nombreux aspects du mode de vie constituent la culture et, à leur tour, diverses expressions culturelles font partie de la vie quotidienne, car la culture n’est pas seulement l’art, la littérature ou l’éducation, mais aussi les manifestations significatives de la vie quotidienne. La musique populaire, en particulier ses paroles, la nourriture élaborée depuis des décennies, ou encore les sports, sont des expressions culturelles d’un peuple, tout comme le sont la façon dont les gens peuvent se divertir dans les bars et toutes les autres manières d’utiliser leur temps libre.

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L’imaginaire social et le mode d’expression des « mentalités » sont aussi des expressions culturelles, un phénomène qui s’est produit dans le Chili de Frei et d’Allende, avec les « barbudos » de Fidel et du Che, avec les Beatles, James Dean, les leaders du Mai 68 français et les attentes suscitées par la Théologie de la libération, une théorie née sur le sol latino-américain. La vie quotidienne reflète les aspects les plus intimes d’un peuple. Bien qu’elle soit conditionnée par les normes imposées par l’État et la classe dirigeante, elle possède une autonomie relative et une dynamique propre, qui déborde parfois sur des mouvements alternatifs ou contre-cultures, comme ceux qui ont eu lieu pendant les 17 années de dictature militaire, malgré les tentatives de cette dernière de les encadrer. La quotidienneté reflète l’aliénation humaine, mais aussi les formes de désaliénation, de protestation et de rébellion qui ont explosé pendant les gouvernements Frei et Allende.

L’intervention des militaires dans la politique – tant par les coups d’État que par leur « poder fáctico » pendant les gouvernements Frei et Allende – est un autre domaine d’interprétation difficile, car il existe peu d’études sur ce sujet avant 1973, hormis celles d’Alain Joxe (Las fuerzas armadas en el sistema político chileno, Santiago, 1970) et quelques essais occasionnels. Après le coup d’État militaire, des contributions ont émergé, comme celles de Hernán Ramírez Necochea, Augusto Varas, Hugo Frühling, Carlos Portales, Maldonado-Quiroga et les contributions du Centro de Estudios « Avance », ainsi que les récents livres de Sergio Vergara et Dauno Tótoro. Nous basons notre analyse du rôle des forces armées au cours des 30 dernières années sur le livre que Marcelo Alvarado et moi-même avons soumis à la presse : La intervención de los militares en la política chilena. 1823-1998.

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Une autre tâche importante consistait à détecter les expressions de sectarisme qui se sont produites parmi les partis de gauche et de droite et la bourgeoisie du centre au cours des processus politiques de 1964 à 1973 et, brutalement, pendant les longues années de dictature militaire.

Pour l’étude de cette question et d’autres, nous avons réalisé que nous avions une faiblesse et, en même temps, une force : assumer le double rôle d’historien et de participant au processus. Ce nouveau rôle de l’historien : être un chercheur-témoin de l’époque, nous a permis de parler par le biais de la « bouche du temps » et a fait de nous des relayeurs des aspects de l’histoire orale, mais tout en étant conscient du peu de distance que nous avions par rapport à la période que nous analysions, un problème complexe pour l’historien qui, en même temps, a participé à certains moments de la vie sociale et politique qu’il décrit. Comme nous ne sommes pas impartial, même si nous aspirons à l’être, nous avons dû essayer de surmonter la terminologie, notamment les qualificatifs et les disqualifications qui découlent d’un contexte que nous avons nous-mêmes vécu. Avec passion, mais sans passion aveugle, nous avons entrepris cette tâche difficile, et les lecteurs jugeront si nous y sommes parvenus.

Dès le premier jour, nous savions que nous devions étudier cette période peu analysée par l’historiographie, ce qui peut s’expliquer pour les années de la dictature militaire et de la Concertación, étant donné la proximité du temps, mais pas pour les gouvernements Frei et Allende, qui ont eu lieu il y a plus de 30 ans, ce qui prouve une fois de plus que la science historique suit son chemin traditionnel, bien qu’elle ait quelque peu progressé car, il n’y a pas si longtemps, les histoires du Chili ne dépassaient pas l’année 1890. Quoi qu’il en soit, bien qu’avec très peu de bibliographie, nous avons parcouru les hémérothèques, les archives institutionnelles, les centres culturels, les archives des mouvements sociaux, les romans, la poésie, les cinémathèques, les vidéothèques, les magazines d’économie, de politique, de culture, l’histoire orale et le traitement des mémoires écrits ou dictés par des personnages d’époque, même si nous avons de sérieuses réserves sur ce type de sources historiques, généralement biaisées par la contrainte de ces auteurs à justifier leur passé afin de projeter leur image aux générations futures et, en particulier, aux historiens.

Sur la relativité de la vérité historique

La nécessité d’écrire les 30 dernières années de l’histoire du Chili, récemment soulevée comme une question d’urgence par le Sénat lui-même, en particulier les périodes Allende et Pinochet, a une fois de plus mis en avant la question très débattue de la vérité absolue et relative de l’histoire en tant que discipline.

Pour Gonzalo Vial, auteur de plusieurs brochures sur le sujet ; Ricardo Krebs, qui a écrit le chapitre sur le régime militaire dans la soi-disant Nueva Historia de Chile de l’Université catholique ; Enrique Campos Menéndez et d’autres représentants de l’historiographie conservatrice traditionnelle, c’est une vérité absolue que les militaires ont « sauvé le Chili du chaos ».

Cependant, le secteur des partisans de la relativité de la vérité historique et du critère selon lequel l’histoire est faite par les historiens, selon des points de vue différents, est plus fréquent et majoritaire.

Une fois encore, il y a confusion entre l’histoire en tant que discipline et l’histoire réelle que les sociétés ont vécue, car dire que l’histoire est faite par les historiens est aussi une conception élitiste, une aberration, puisque l’histoire est faite par les peuples. Sans cette histoire, il n’y aurait pas d’histoire en tant que discipline scientifique. Il est évident que les historiens ont des conceptions historiographiques différentes pour reconstruire le passé, mais le fait de pontifier sur la vérité relative conduit à renoncer à l’analyse objective. Sans le vouloir, le relativisme est « la mère de tous les maux », car il permet à la société dans son ensemble de considérer avec légèreté qu’il y a autant d’histoires qu’il y a d’historiens, un bon terreau pour les idéologues qui veulent retirer au peuple l’élan vital des forces de l’histoire.

Avec cette conception, il serait toujours relatif de dire que Frei et Allende ont ouvert un profond processus de démocratisation et que la junte militaire, présidée par Pinochet, a été la dictature la plus brutale et la plus prolongée de l’histoire du Chili. De même, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il est relatif de dire que les événements de 1810 ont constitué la première grande révolution anticoloniale en Amérique latine dans l’histoire du monde, ou que Balmaceda a été l’un de nos plus grands présidents nationalistes du XIXe siècle, ou que c’est une vérité relative qu’Arturo Alessandri a produit une césure avec la tradition des gouvernements de l’oligarchie des grands propriétaires terriens.

Le relativisme a connu un nouvel essor avec la culture apparemment non conflictuelle et consensuelle du « néolibéralisme », dont les idéologues cherchent à ignorer ou à déclarer obsolètes les interprétations des précurseurs de l’histoire sociale, tels que Julio César Jobet, Hernán Ramírez Necochea, Marcelo Segall, Tulio Lagos et Jorge Barría, entre autres. Plus encore, par la bouche de l’ancien ministre José Joaquim Brunner [secrétaire général du gouvernement Eduardo Frei Ruiz-Tagle 1994-2000], ils ont osé décréter la fin de la sociologie et, bien sûr, la fin de la science historique, pour les remplacer par la « réalité virtuelle » et l’imagination romanesque. Une déclaration qui encourage ceux qui souhaitent tout relativiser – sauf la mondialisation et le marché – et surtout les connaissances accumulées par la science historique, en particulier la science historique non traditionnelle.

Ils peuvent même relativiser le problème de l’identité chilienne et latino-américaine au nom du prétendu « village global » comme un fait indiscutable : la relation intime de la société humaine avec la nature et la détérioration de l’environnement, afin de ne pas engager la responsabilité de la classe dominante mondiale, qui a mis l’humanité au bord de la fin de la vie sur cette planète Terre, qui, comme elle est apparue il y a des millions d’années, peut aussi disparaître si la voracité anthropocentrique de ce capitalisme monopolistique dans sa phase II, déguisé en néolibéral, n’est pas arrêtée.

Pendant plus d’un siècle, la question de la vérité historique a polarisé les courants absolutistes et relativistes de l’histoire. Alors que le premier soutenait que la vérité absolue était atteignable, le second estimait que toute connaissance historique était si relative qu’il n’était pas possible d’atteindre une quelconque vérité. L’histoire, comme statut scientifique, était ainsi réduite à un idéalisme subjectif, n’existant que dans la pensée de l’historien. Les critiques de Croce à l’encontre des positivistes et des historicistes de l’école traditionnelle de Ranke étaient correctes, mais sa conception selon laquelle il peut y avoir autant de versions de l’histoire que de courants historiographiques a conduit, sans qu’il se le soit proposé, à ouvrir la voie au relativisme gnoséologique.

De notre point de vue, il n’y a qu’un processus d’approximations successives dans la reconstruction du passé, qui s’enrichit à mesure que la théorie et la méthodologie progressent et que de nouvelles sources et explications sont confrontées à la vie réelle des sociétés. Les différentes approches de la vérité ne signifient pas le relativisme philosophique, pour lequel le vrai et le faux sont toujours subjectifs, ouvrant ainsi la voie à l’agnosticisme.

Chaque approche de la vérité a un caractère transitoire car, dialectiquement, elle nie l’affirmation précédente, bien que la contenant et la dépassant. Ce voyage n’a pas de fin, car il n’y a pas de vérité absolue à atteindre, ce qui réduirait l’espace ouvert à la perpétuelle créativité intellectuelle.

L’idéologie est intimement liée à la théorie de la connaissance et à la vérité historique. C’est un phénomène mental d’inversion ou de déformation de la réalité au service, délibéré ou non, du travail d’une classe ou de fractions de celle-ci, d’une position philosophique ou partisane, qui conduit à des rationalisations qui déforment la réalité. Bien qu’elle soit imposée par la classe dominante pour masquer ses intérêts, cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’une simple mystification, car, en raison de son degré de cohésion sociale et de son vécu, elle est assumée par la majorité de la société, en raison de ce qu’a dit un jour un homme barbu toujours en bonne santé : l’idéologie prédominante d’une société est l’idéologie de la classe dominante. La soi-disant « fausse conscience » – qui n’est pas moins réelle du fait qu’elle est fausse, dans la mesure où elle imprègne l’existence des opprimés eux-mêmes – est l’une des manifestations les plus déformantes, en raison de son impact sur la praxis cognitive.

En définitive, être objectif, sans tomber dans l’objectivisme, ne signifie pas être impartial, mais essayer d’analyser scientifiquement les faits du passé à l’aide d’une théorie pour étudier la réalité. Une théorie sans étude des faits n’a pas de base solide, mais une enquête sans théorie est une accumulation de données, qui peuvent servir à toutes sortes de postulations relativistes. Il est du devoir de tout historien d’intégrer même les données qui pourraient sembler contredire ses hypothèses initiales, comme nous avons essayé de le faire dans ce livre avec les gouvernements Frei, Allende et Pinochet. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (Ces considérations forment le chapitre V de l’ouvrage Para recuperar la memoria histórica. Frei, Allende y Pinochet, Ediciones ChileAmerica, Santiago, juillet 1999. Pour ce qui est de cet ouvrage et de la place de l’auteur, nous renvoyons à l’introduction publiée le 31 mai)

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