Tiré de A l’Encontre
21 juin 2023
Par Luis Vitale
Le Mapu-Lautaro
Un secteur dissident de l’un des courants de l’ancien Mouvement d’action populaire unitaire (Mapu) s’est formé, en 1982, sous le nom de Movimiento Juvenil Lautaro, qui a servi de base aux actions armées de l’organisation connue sous le nom de Mapu-Lautaro [en référence au nom d’un chef Mapuche qui s’opposa aux conquérants espagnols au XVIe siècle]. Lors des marches de protestation, elle a brandi le slogan « Pour un Chili populaire », en expropriant des magasins et des camions, puis en distribuant les marchandises aux habitants des pobladores [37]. En 1988 a eu lieu son premier congrès, au cours duquel a été approuvé le document Tesis de la Victoria Popular, qui définissait comme stratégie politique la construction d’un Bloc populaire révolutionnaire, comme principal instrument d’accumulation des forces. Le Bloc populaire révolutionnaire devait devenir le « peuple en armes qui dispose de la force de millions de personnes comme réalité combattante ».
Son orientation d’ensemble « trouve ses racines et ses références dans la conception de la guerre de tout le peuple, assumée par les pays socialistes et les révolutions triomphantes. De même, nous retrouvons cette conception, présente dans ses formulations de base, dans la résistance héroïque du peuple Mapuche, tant contre l’empire inca que contre l’invasion espagnole » [38].
Au cours des années 1989 et 1990, cette organisation développe la politique des « choses concrètes et utiles pour le peuple », avec des expropriations et des Copamientos Territoriales Armados (CTA), auxquels a participé le gros de ses militants.
La politique du nouveau Parti socialiste
Le processus de transformation socialiste, autoproclamé « rénovation », a commencé au milieu des années 1970. Selon Manuel Antonio Garretón, elle se caractérise par : 1° « l’autocritique du projet et de la politique socialistes au Chili jusqu’en 1973 ; 2° la reformulation et la mise à jour de son héritage intellectuel et politique » [39].
La division du Parti socialiste lors du congrès de 1979, tenu en exil, a été un tournant clé dans le processus de renouvellement. Deux partis socialistes ont alors émergé : l’un, dirigé par Carlos Altamirano, se rapprochant de la social-démocratie européenne, et l’autre, dirigé par Clodomiro Almeyda, réaffirmant le marxisme et pratiquant une politique d’alliances avec le Parti communiste. À l’’intérieur, la tendance révolutionnaire était encore prédominante, regroupée après le coup d’État par Benjamín Cares et, au début des années 1980, par les militants soutenus de l’extérieur par le courant dirigé par Pedro Vuskovic et le Dr Nicolás García [membre de la Commission politique du PS durant l’UP, 17 ans en exil en Argentine, au Mexique et au Nicaragua].
Les idées du socialisme renouvelé, selon Garretón, sont nées de débats intenses qui se sont condensés autour de la revue Chile-America à Rome, et des initiatives de convergence socialiste en Italie, en Espagne et en France, l’Institut pour le nouveau Chili à Rotterdam, ASER à Paris et la revue « Convergencia et d’autres groupes au Mexique » [40]. L’un des principaux documents publiés au début des années 1980 était Convergencia Socialista. Fundamentos de una propuesta, dans lequel on tente d’expliquer la crise de la gauche par « l’épuisement de ses bases programmatiques » et de son « projet politique ». [41]
Les fondements politiques de la « rénovation » (avec une dynamique de droite) non seulement du Parti socialiste mais aussi de secteurs du Mouvement d’action populaire unitaire et de la Gauche chrétienne, regroupés dans les débats de la soi-disant Convergencia Socialista de l’époque, ont été reproduits en grande partie par la meilleure revue en exil : Chile-America, dirigée, entre autres, par Julio Silva Solar, José A. Viera-Gallo et Fernando Murillo Viaña, publiée à Rome à partir de septembre 1974. Dans le numéro d’octobre-novembre 1980, ce magazine a publié le document Convergencia Socialista et, plus tard, des articles tels que « Unidad y Renovación de la Izquierda », de Jorge Arrate [42].
L’un des textes les plus clairs pour comprendre la dimension de cette « refondation » autoproclamée du Parti socialiste est le livre El socialismo renovado de l’ancien sénateur socialiste Hernán Vodanovic, qui remettait en question le marxisme, le programme fondateur du PS et faisait l’apologie de la démocratie occidentale.
L’expression du socialisme rénové prend forme en 1983 au sein du Parti socialiste, dirigé par Carlos Briones, avec la résolution de parvenir à une entente avec la Démocratie chrétienne par le biais de l’Alliance démocratique, en profitant de « l’ouverture Jarpa », ministre de Pinochet, un processus que nous avons déjà évoqué dans les pages précédentes.
Les va-et-vient de la Démocratie chrétienne
En crise aiguë depuis 1972 et, surtout, en raison de la différence de positions entre la majorité du Conseil national, qui s’est prononcée en faveur du coup d’État militaire, et ceux qui, avec Radomiro Tomic et Bernardo Leighton à leur tête, s’y sont opposés, la Démocratie chrétienne a mis longtemps à panser ses plaies internes. Toutefois, leurs répercussions se trouvaient dans la lettre du 8 novembre 1973 d’Eduardo Frei adressée à Mariano Rumor, président de l’Union mondiale démocrate-chrétienne, et dans un article ultérieur dans lequel il déclare : « Les forces armées – nous en sommes convaincus – n’ont pas agi par ambition, en fait, elles ont largement résisté à le faire. Leur échec maintenant serait l’échec du pays » [43]. Deux ans après le coup d’État, Bernardo Leighton déclara que « certains secteurs [de la DC] étaient complaisants, ils pensaient que la dictature serait brève, qu’elle rétablirait bientôt le régime constitutionnel démocratique ».
Les militants démocrates-chrétiens ont commencé à être licenciés de leurs emplois dans le secteur public par la Junte militaire. Après la mort « accidentelle » du général Oscar Bonilla [en mars 1975], ancien conseiller militaire du président Frei, la Démocratie chrétienne ne pouvait plus maintenir des liens avec la Junte que par l’intermédiaire de Juan de Dios Carmona [ancien ministre de Frei, sénateur de 1969 à 1973, ambassadeur en Espagne de 1980 à 1983], qui a ensuite été expulsé en raison de son soutien inconditionnel à Pinochet. La Démocratie chrétienne a essayé de s’impliquer dans le projet d’étatisation des syndicats proposé par la Junte à mi-1974, par l’intermédiaire de son dirigeant syndical Ernesto Ríos, mais le plan a échoué en raison du peu de soutien qu’il a trouvé parmi les travailleurs. Au milieu de l’année 1975, Bernardo Leighton a dénoncé le fait que « lors de la réunion de l’Organisation internationale du travail, il y avait quatre témoins de la Junte militaire, appartenant à la Démocratie chrétienne, et certains d’entre eux, en particulier, ont montré un enthousiasme extraordinaire pour soutenir les points de vue de la dictature devant la Commission » [44].
Entre-temps, Radomiro Tomic, un opposant au coup d’État, évoquait, en août 1974, la possibilité de former éventuellement une junte civilo-militaire. Cinq ans plus tard, il est revenu sur le sujet : « Personnellement, je suis convaincu que nous ne pouvons sortir du gouvernement militaire – celui de Pinochet – que par un second gouvernement majoritairement – mais pas exclusivement – militaire. C’est-à-dire qui ne soit pas issu de la confrontation brutale entre civils et militaires ». [45]
En 1975, un secteur de la Démocratie chrétienne spécule encore sur la possibilité de faire pression sur les militaires « de l’intérieur », comme en témoigne la lettre de Patricio Aylwin à Tomic du 6 mai 1975, « rendue publique par la volonté du destinataire ». À la fin de cette année-là, Eduardo Frei a défini les limites de sa critique de la Junte militaire, esquissant une politique d’alliances avec des secteurs de l’opposition, à l’exception du Parti communiste et de la gauche socialiste. Ce changement a été explicité par Tomic : « Il faut souligner que, à partir de la seconde moitié de 1975, la Démocratie chrétienne a rompu tout contact avec la dictature » [46].
Dès lors, de nombreux militants démocrates-chrétiens, comme Renán Fuentealba et Jaime Castillo Velasco, ont été expulsés du Chili. La nouvelle politique d’alliances de la Démocratie chrétienne a été clarifiée par Aylwin dans une lettre du 18 août 1975, adressée à Fuentealba : « Selon les informations que tu nous envoies, il est clair qu’une tentative a été faite pour établir des bases possibles pour un regroupement de toutes les forces d’opposition. (…) Cette proposition est en contradiction ouverte avec la position adoptée par le parti, qui a définitivement rejeté toute possibilité de front avec les marxistes-léninistes. (…) Je dois te rappeler que le parti a défini ses objectifs : la restructuration de la démocratie au Chili et, en même temps, je t’indique la voie : parvenir à un accord entre les forces politiques et sociales démocratiques et les forces armées pour la restauration de la démocratie ».
Au sujet de cette politique limitée d’alliances, Julio Silva Solar [député de 1965 à 1973] est intervenu dans le débat en 1977 : « La Démocratie chrétienne, qui donne aujourd’hui des leçons de démocratie et pointe du doigt ceux qui pourront rester et ceux qui seront exclus de l’alliance “démocratique et humaniste” et qui prescrit aux autres ce qu’ils doivent faire pour être admis, ne s’est jusqu’à présent pas soumise à l’autocritique pour son importante contribution à l’effondrement de la démocratie et de l’institutionnalité chiliennes » [47].
Peu avant sa mort [assassiné le 22 janvier 1982], Frei s’est chargé de préciser le rôle des Forces armées dans l’éventuelle alternance : « qu’un gouvernement de transition civilo-militaire soit organisé immédiatement. Ses objectifs fondamentaux seront d’établir les conditions pour retrouver le plein exercice du régime démocratique » [48].
Au début des années 1980, les mobilisations populaires – qui ont culminé dans les marches de protestation – ont provoqué un processus de différenciation entre la base du Parti démocrate-chrétien et la direction du parti. De plus, un nouveau dirigeant ouvrier a émergé des profondeurs de la mine d’El Teniente : Rodolfo Seguel [dirigeant syndical dès 1982 dans le secteur minier de la région d’O’Higgins, entre dans la Démocratie chrétienne en 1983 et dirigeant de la Confédération des travailleurs du cuivre jusqu’en 1986], un démocrate-chrétien [présent lors de la réception du Prix Nobel attribué à Lech Walesa en 1983].
Le résultat est venu plus tard, bien qu’il ait été annoncé par Andrés Zaldívar [ministre des gouvernements Frei] : « La sortie de la crise actuelle ne sera pas possible sur la base d’un slogan aussi simple que trompeur : le retour des militaires dans les casernes. (…) Toute politique réaliste en la matière doit commencer par reconnaître que les militaires ont un rôle important dans la grande politique de l’État » [49]. Et dire que l’on ne parlait toujours pas du « poder fáctico » [pouvoir très influent d’une institution dans le champ politique dans un pays].
Phase finale du gouvernement militaire : le plébiscite de 1988
Plus tard, le président désormais « constitutionnel », Augusto Pinochet, a convoqué un plébiscite pour décider s’il devait ou non rester au gouvernement pendant huit années supplémentaires. Le plébiscite a eu lieu le 5 octobre 1988 et s’est soldé par une victoire du NON avec 57% des voix, ce qui a constitué la première grande défaite de la dictature militaire. La Concertación avait été officiellement créée le 2 février 1988 avec plus d’une douzaine de petits et grands partis, groupes et associations civiles [coalition de 1988 à avril 2013, composée initialement du PDC, du Parti pour la démocratie, du PS, du Parti radical].
Pinochet a alors entamé sa tactique d’ajustement des bases politiques et économiques pour la « période de transition », le RN (Renovación Nacional) et l’UDI (Unión Demócrata Independiente) y ont pris une part plus active qu’auparavant. De cette manière, des accords plus précis et délimités ont été élaborés pour être présentés à la Concertación, dont l’« ingénierie politique » était sous la responsabilité de Carlos Cáceres, ministre de l’Intérieur [d’octobre 1988 à mars 1990 ; antérieurement ministre de l’Economie et président de la Banque centrale].
Cette élite qui regroupait des généraux de l’armée, la droite politique et la Concertación a accepté d’approuver, au plus haut niveau, un certain nombre de réformes de la Constitution de 1980, notamment la réduction du mandat présidentiel de huit à quatre ans et la réduction du nombre de sénateurs nommés. De son côté, Pinochet – au nom des Forces armées en tant qu’institution – a imposé de nouvelles conditions, connues plusieurs années plus tard, en plein gouvernement de la Concertación, comme celle de la nécessité d’un « consensus » pour ne pas changer d’un iota le modèle économique néolibéral, pour désigner le président de la Banque centrale, pour le maintien des fonctionnaires nommés par le gouvernement militaire, pour le non-renvoi des enseignants des trois niveaux de l’enseignement, en particulier de l’enseignement universitaire, et, fondamentalement, pour un accord afin de ne pas introduire de réformes constitutionnelles qui affecteraient le système binominal des listes pour les élections, en particulier les élections parlementaires.
Cependant, à ce jour [fin des années 1990] les historiens ne disposent d’aucune preuve documentaire de cet accord. Le seul indice a été donné par Camilo Escalona [député de mars 1990 à mars 1998] qui, après avoir été battu dans sa candidature au poste de sénateur pour Santiago, lors des élections législatives de 1997, a déclaré publiquement qu’il était « le seul à ne pas avoir signé ce document », alors qu’il appartenait au Comité central du Parti socialiste (tendance Almeyda). L’ancien président Patricio Aylwin a répondu indirectement à Escalona et, pour éviter d’autres déclarations, il a affirmé catégoriquement que le document susmentionné n’avait jamais existé.
Il est probable que ce document sera bientôt mis en lumière, suite aux accusations et contre-accusations soulevées par le procès de Pinochet à Londres. Nous aurons alors les preuves nécessaires pour comprendre pleinement les raisons pour lesquelles la « période de transition » n’est pas encore terminée, après 9 ans de « démocratie protégée » ou captive.
Le 14 décembre 1989 ont eu lieu les élections présidentielles. Le candidat de la Concertación, Patricio Aylwin, l’a emporté avec 55% des voix. La droite, avec Hernán Büchi, a obtenu 22% et l’autoproclamé Centro-Centro, dont le candidat était Francisco Javier Errázuriz, a obtenu 15%. En mars 1990, Pinochet a remis l’écharpe présidentielle à Patricio Aylwin, ouvrant ainsi la « période de transition » convenue, qui n’est pas encore terminée. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (A suivre)
Notes
[37] Historia del Mapu-Lautaro, revue Página Abierta, N° 45, Santiago, 22-7-1991, pages 18 et 19.
[38] Partido Mapu, Tesis de la Victoria Popular, Santiago, 1987, p. 18.
[39] Manuel Antonio Garretón, La renovación del socialismo, in Ricardo Núñez, Socialismo, 10 años de Renovación, Ed. Ornitorrinco, Santiago, tome 1, p. 15.
[40] Ibid., p. 19.
[41] Ricardo Núñez, op. cit., pages 53 à 99.
[42] La revue Chile América a été fondé à Rome par Bernardo Leighton, Julio Silva Solar, Esteban Tomic y José Antonio Viera-Gallo, qui faisaient partie de son comité éditorial. La revue a été publiée de 1974 à 1983.
[43] Eduardo Frei M., Opinión sobre el momento actual, dans la revue Chile América, N° 56-57, août-septembre 1979, p. 100.
[44] Revue Chile América, El pensamiento de Bernardo Leighton, N° 16-17-18, mars-avril-mai 1976, p. 65 et 66.
[45] R. Tomic, revue Chile América, N° 52-53, mars-avril 1979, p. 66.
[46] R. Tomic dans une tribune libre de la revue Chile América, N° 52-23, mars-avril 1979.
[47] Julio Silva Solar, Reflexiones sobre las contradicciones internas de la vía chilena, Chile América, N° 64-65, juin-septembre 1977, p. 126.
[48] Discours de Frei, reproduit par la revue Chile América, N° 64-65, juin-septembre 1980.
[49] Andrés Zaldívar, La construcción de un nuevo proyecto social es un proceso de transición gradual, Santiago, décembre 1976, repris par la revue Chile América, N° 37-38, novembre-décembre 1977, p. 126.
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