Pierre Guerlain est professeur de civilisation américaine à l’université de Pari Ouest, Nanterre.
Ce qui ne s’était pas passé dans les années 30 car Roosevelt bénéficiait d’un fort soutien populaire est en passe d’arriver aujourd’hui. Donald Trump n’est pas un fasciste en tant que tel mais un autoritaire raciste, sexiste soutenu par le Ku Klux Klan. Ce que les sondages n’avaient pas vu venir, comme avec le Brexit, est arrivé. Clinton n’avait pas beaucoup de soutien dans les classes populaires.
L’élection présidentielle américaine est une forme de numéro de cirque ou un grand show que les Américains critiques appellent « extravaganza » qui s’inscrit parfaitement dans la société du spectacle analysée par Debord dans les années 60. Ce spectacle a un lointain rapport avec les programmes politiques qui sont eux mêmes des feuilles de route rarement suivies lorsque les présidents arrivent au pouvoir.
La campagne de 2016 qui a, comme toutes les autres depuis 1960, battu des records en termes financiers, a intensifié des phénomènes déjà connus mais aussi présenté des innovations. Dans la guerre de propagande entre les deux camps ou la guerre des images on utilise souvent l’expression « surprise d’octobre » pour évoquer une révélation ou une attaque cinglante de dernière minute. Souvent cette surprise d’octobre est une campagne malhonnête qui cherche à salir un candidat. Ainsi, en 1988, Dukakis qui menait dans les sondages a-t-il été démoli par une campagne raciste laissant croire qu’il libérait les criminels, noirs bien sûr, dans son État et qu’il s’apprêtait à le faire partout aux États-Unis.
Cette année il y eut deux surprises d’octobre : la vidéo de Trump dans laquelle il déployait sa rhétorique de violeur et affirmait que les stars ont un droit de cuissage et l’affaire des emails investiguée par le FBI qui a rebondi deux fois durant la campagne. La vidéo qui visait Trump n’était pas fondée sur des mensonges mais soulignait ce qui était déjà connu : sa goujaterie phallocratique. L’affaire des emails renvoyait à une pratique de dissimulation typique de Clinton.
Cette bataille des images et les débats qui s’y rattachent ne permettent pas de discussions sérieuses, discussions qui n’auraient pas beaucoup de succès auprès d’un public façonné par ses habitudes télévisuelles et médiatiques. Le triomphe de la société du spectacle dans les campagnes politiques américaines où depuis l’arrêt de la Cour suprême, Citizens United en 2010, il n’y a quasiment plus de limites pour les dépenses, a cette année favorisé le candidat Trump, un pro de la TV réalité, c’est à dire de l’irréalité télévisuelle. Il a réussi à transformer d’abord les primaires républicaines puis l’élection elle-même en grand show. Comme un Jean-Marie Le Pen ou un Dieudonné, Trump veut être adulé par un public spécifique et ses meetings sont des ovations pour le showman plutôt que des rassemblements sur des idées.
Très tôt, Trump a identifié la souffrance d’une grande partie de la population, celle qui est composée des perdants de la mondialisation, des dominés donc, et a cyniquement instrumentalisé les peurs et les rancœurs légitimes de gens qui sont les victimes du fonctionnement du capitalisme néolibéral. Ils ont perdu leurs emplois qui ont été délocalisés et vivent dans des zones dévastées. Dans la Silicon Valley les clivages sociaux sont criants : les employés des firmes de la high tech d’un bon niveau d’études vivent dans de belles maisons ou appartements très chers à l’achat ou la location ce qui oblige les plus démunis à vivre soit dans des caravanes soit même dans leur voiture.
Il est saisissant qu’un capitaliste ordinaire, qui délocalise, ne paie pas ses employés correctement ou même les vole, qui est donc un membre de l’élite économique, c’est à dire des classes dominantes, soit devenu le héraut et le héros des classes défavorisées. Il y a des équivalents ailleurs où d’autres démagogues cyniques surfent sur la misère. Le milliardaire qui se vante de ne pas payer ses impôts se présente en Robin des bois et sa supercherie fonctionne surtout auprès d’un groupe de la population américaine : les hommes blancs de la classe ouvrière. Le capitaliste qui profite de la mondialisation dans ses affaires a capitalisé sur les dégâts du néolibéralisme.
On a beaucoup insisté, à juste titre, sur le fait que le racisme a toujours servi à obtenir les voix des ouvriers blancs. Trump est l’héritier d’une longue tradition républicaine que Nixon a utilisé, la « stratégie sudiste », et que Reagan et les deux Bush ont poursuivi : créer l’hostilité entre victimes blanches du capitalisme et victimes noires du racisme et du capitalisme. Bill Clinton lui aussi a joué cette carte raciale en réformant l’aide sociale et favorisant l’incarcération, principalement des Noirs qu’Hillary Clinton avait appelé « super-prédateurs ». (Lire l’ouvrage de Sylvie Laurent, La Couleur du marché, racisme et néolibéralisme aux États-Unis).
L’instrumentalisation du racisme de ceux que l’on appelle les petits blancs a une longue histoire qui remonte à la période de l’esclavage lorsque le plus défavorisé des Blancs pouvait quand même se sentir supérieur aux Noirs et bénéficier du « privilège de la blancheur ».
La vénération d’un capitaliste milliardaire ordinaire se comprend aussi lorsque l’on connaît la prégnance du « rêve américain », la croyance, tout à fait erronée, que l’on peut passer du statut de pauvre à celui de riche (rags to riches) car la société américaine est une société ouverte d’égalité des chances.
Néanmoins, comme l’ont montré certains ouvrages les Américains blancs pauvres ou déclassés sont lassés d’un système politique qui ne les voit pas ou plus. On pourra lire, par exemple, l’ouvrage de J. D. Vance Hillbilly Elegy A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Comme le dit une sociologue de Berkeley, Arlie Russell Hochschild, qui n’a aucune attirance pour Trump, cela va sans dire, ils se sentent « étrangers dans leur propre pays » (Strangers in Their Own Land, Anger and Mourning on the American Right).
Le parti démocrate qui était le parti des démunis depuis Franklin Roosevelt est progressivement devenu le parti des classes favorisées passées par l’université. Les déclassés n’ont donc plus de parti qui défend leurs intérêts, comme le passage au pouvoir de Bill Clinton l’a illustré. On pourra lire le livre de Thomas Frank sur ce sujet : Listen, Liberal : Or, What Ever Happened to the Party of the People ? qui analyse cet abandon des classes populaires par les Démocrates.
Le terme grec de thymos renvoie à la fois à la colère et au désir de reconnaissance et est fort utile pour appréhender le succès paradoxal d’un milliardaire, sexiste, raciste et capitaliste tricheur auprès d’un groupe que, par ailleurs, il méprise. Les démagogues de Mussolini à Hitler en passant par Berlusconi ou Trump savent instrumentaliser le désir de reconnaissance de populations humiliées.
Des millions d’Américains ne se sentent plus représentés par le système politique ; 82 % des Américains se disent dégoûtés par leur système politique1. Un homme vient leur parler, dans une langue qui leur est familière, de leurs peurs et problèmes, il s’oppose à la langue des journalistes et intellectuels qui habituellement domine les débat et dicte les termes de ce débat, la fameuse « political correctness ». Cet homme est un menteur patenté et un capitaliste banal mais il sait que ce qui compte dans la société du spectacle ce n’est ni la connaissance, dont il est dépourvu sur le plan politique, ni la cohérence mais plutôt la posture. Trump a donc vendu une posture de rebelle antisystème à des gens qui voient le monde et leur monde s’écrouler et qui, par ailleurs, ont été façonnés par des décennies de racisme maquillé sous de belles paroles politiques. Le livre de Trump, The Art of the Deal, écrit en 1987 par Tony Schwartz (un « nègre »), énonçait déjà la passion de Trump pour l’autopromotion. Trump est une publicité de lui-même sans substance mais il faut analyser sociologiquement pourquoi il a eu un tel écho et non seulement sur le plan psychologique.
Hillary Clinton n’aurait jamais dû autant peiner face à un bouffon sexiste, raciste, violent et exhortant à la violence extrême allant jusqu’à l’apologie du meurtre—notamment de Clinton elle-même. Elle s’est présentée en candidate des minorités, de l’égalité hommes-femmes, du progressisme, de l’inclusion, de la justice sociale mais sa trajectoire politique dit une tout autre histoire. Elle a soutenu son mari lorsqu’il a fait passer des lois antisociales ou racistes, elle l’a soutenu en salissant les femmes qui l’accusaient de violences sexuelles, elle s’est montrée plus guerrière qu’Obama en politique étrangère en poussant pour l’intervention en Libye en 2011 par exemple. Elle n’a pas hésité à montrer son racisme social en dénonçant les électeurs de Trump comme étant « un ramassis de minables » (a basket of deplorables).
Surtout, elle est un pilier du néolibéralisme, proche du monde de la finance, ce qui était aussi le cas d’Obama, elle a constamment cherché à cacher ses amitiés avec Wall Street, elle est soutenue par des lobbys importants et dépend de la générosité de Haim Saban, un lobbyiste pro-Israël qui n’est pas exactement mesuré dans ses positions politiques sur le Moyen Orient2. http://www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.747162 Clinton a par ailleurs avec l’aide de l’appareil du parti démocrate torpillé la campagne de Bernie Sanders, en bénéficiant de complicités dans les médias et en cherchant à le salir par des campagnes mensongères (par exemple en faisant croire que ses partisans étaient des machos, les Bernie bros, alors que Sanders n’a cessé d’obtenir plus de voix chez les jeunes femmes que Clinton).
Au moment où la colère gronde aux États-Unis, où les inégalités grimpent et les revenus du 0,1 % s’envolent alors que les pauvres ne peuvent plus payer leur logement, Clinton a été, à juste titre, perçue comme la candidate de l’Establishment.
La gauche radicale, fort critique vis à vis des Clinton, s’est divisée sur l’élection américaine, certains voulant voir des effets positifs dans les déclarations chaotiques de Trump sur l’OTAN par exemple mais les grands noms de cette gauche, comme Chomsky ou Juan Cole, ont rejoint Sanders ou Elizabeth Warren à la gauche de Clinton chez les démocrates pour appeler à voter pour elle, « en se pinçant le nez »3.
Nancy Fraser avait déclaré au Monde qu’elle souhaitait voir une femme arriver au pouvoir mais pas forcément Clinton4. Le système politique américain, compliqué et gangréné par l’argent, a produit un choix minimal entre un milliardaire affabulateur et porté sur toutes les formes de violence et de harcèlement et une néolibérale guerrière faite dans le moule bien connu depuis Reagan.
On voit maintenant qu’elle n’était pas la candidate optimum pour canaliser la colère des dominés. Voter pour elle était pourtant le choix le plus rationnel aussi parce que Clinton avait une dette vis à vis de Sanders. Une présidence Clinton aurait ouvert des possibles ; un président Trump est la porte ouverte à la flambée du racisme et du sexisme ordinaire et une dérive narcissique autoritaire à la Erdogan.
Les États-Unis plongent dans l’incertitude et la nuit noire du quasi-fascisme favorisé par les dégâts du néolibéralisme. Ce n’est une bonne nouvelle pour personne. Les vraies luttes politiques vont s’intensifier et les deux façons de gérer le thymos restent incarnées, d’une part, par Trump qui encourage violence et division dans tous les domaines et, d’autre part, Sanders pour qui la colère s’accompagne toujours de respect pour l’autre et d’inclusion sur les plans économique, social racial et sexuel. Avec un Congrès aux mains des Républicains, la résistance des institutions américaines risque d’être faible. Les minorités et les femmes sont dans le viseur mais aussi tous les dominés qui ont voté pour Trump. Ils vont voir les promesses s’évanouir et les lois du capitalisme s’appliquer à eux avec la dureté habituelle. Il faudra une vraie gauche pour les récupérer après le réveil de leur nuit utopique.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
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