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Brésil

Brésil : derrière la corruption, un « coup d'Etat à froid » ?

21 mars 2016 | tiré de mediapart.fr |Rio de Janeiro, de notre correspondante Lamia Oualalou

Le Brésil s’enfonce dans une crise politique inédite. Mais derrière le scandale de corruption qui touche le pouvoir et l’ancien président Lula apparaît un autre agenda qui est directement politique. Des juges engagés, des dirigeants de l’opposition déchaînés, une presse en campagne… Une partie de l’électorat de gauche, même critique du pouvoir, dénonce le risque d’un « coup d’État à froid », tandis que la destitution de Dilma Rousseff se précise.

Comment faire face à un déjeuner de famille ce dimanche sans décider, à son issue, de claquer la porte et couper les ponts ? C’est une des préoccupations qui dominaient les réseaux sociaux ce week-end, dans un Brésil plus polarisé que jamais. Faut-il respirer à fond quand un beau-frère convaincu d’avoir réussi vous traite de « petralha », un jeu de mots sous forme d’insulte désignant les militants du Parti des travailleurs (PT) ? Ou ronger son frein quand une tante estime que vous n’êtes qu’une « coxinha », une friture brésilienne à base de poulet, dont l’assise suggère l’accommodation de la bourgeoisie conservatrice ?

Le Brésil se déchire autour de l’entrée au gouvernement de l’ex-président Luiz Inacio Lula da Silva. Sa nomination comme chef de la Maison civile, l’équivalent brésilien de premier ministre, est-elle légitime ou s’agit-il d’une simple manœuvre pour le soustraire à la justice ? À la tête d’un portefeuille, le sort de Lula relèverait en effet de la Cour suprême et non plus d’un tribunal de première instance. Il échapperait notamment au juge Sergio Moro, celui-là même qui envisage de l’inculper dans le cadre de « Lava-Jato » (littéralement, « Kärcher »), l’enquête qui depuis deux ans dévoile la corruption au sein de l’entreprise d’hydrocarbures nationale Petrobras.

La présidente Dilma Rousseff et Lula. © Lula Marques/ Agência PT

On se déchire d’autant plus que c’est la divulgation à la presse par le juge Moro d’une conversation téléphonique interceptée entre Dilma Rousseff et Lula qui a mis le feu aux poudres. Lors de cet appel, la présidente informe son mentor qu’elle va lui faire parvenir son « décret officiel » de nomination. « Ne t’en sers qu’en cas de nécessité », ajoute-t-elle alors. L’échange, qui a été perçu comme la preuve que l’entrée au gouvernement de Lula est un sauf-conduit chargé de lui éviter la prison, a jeté des centaines de milliers de manifestants de l’opposition dans la rue. Dans la foulée, des juges ont d’ailleurs suspendu cette nomination.

Autre sujet de dispute : le juge Sergio Moro, « sauveur de la patrie », ou « juge œuvrant pour le coup d’État » ? Jusqu’à la semaine dernière, le magistrat bénéficiait, y compris au sein du camp progressiste, du bénéfice du doute. Certes, il utilisait des méthodes discutables, et inédites au Brésil – prisons préventives à l’excès, incitation à la dénonciation et instrumentalisation de la presse. Certes, il fait part d’une sélectivité troublante, n’inquiétant que les proches du gouvernement en épargnant les leaders d’opposition, pourtant cités comme corrompus dans l’instruction. Mais c’était, espérait-on, une stratégie temporaire, et rapidement, les partis de droite verraient également nombre des leurs impliqués.

La divulgation des enregistrements a changé la donne, tant elle démontre que Sergio Moro est prêt à tout pour fragiliser Lula et Dilma Rousseff. L’enregistrement a en effet été obtenu en début d’après-midi, juste après l’annonce de la nomination de l’ex-président. Or, le juge lui-même avait ordonné l’arrêt des écoutes deux heures auparavant, ce qui devrait rendre l’échange inexploitable.

Reconnaissant agir aux limites de la loi, le magistrat de Curitiba, une ville de province du sud du pays d’où il conduit l’investigation, s’estime toutefois dans son droit. « La démocratie dans une société libre exige que les gouvernés sachent ce que font les gouvernants, même quand ils cherchent à se protéger », a-t-il dit. Il a aussitôt comparé son action à celle des juges à l’époque du Watergate, qui avait conduit le président Richard Nixon à la démission pour éviter la destitution. Pourtant, pour des centaines de juristes réunis à l’université de droit de Sao Paulo, le juge Moro « ouvre le chemin vers la fin de l’État démocratique de droit au Brésil » au profit d’un « État policier ».

Et qu’en est-il des magistrats qui ont, par la suite, suspendu la nomination de l’ex-président ? Itagiba Catta Preta Neto, le premier, un juge fédéral de Brasilia, avait, avant son référé, publié sur son compte Facebook des photos de lui dans les manifestations contre la présidente, les sous-titrant « Fora Dilma », « dehors Dilma ». L’ensemble est agrémenté d’une photo du drapeau français barré de la devise : « Liberté, égalité, fraternité, e… Fora Pété » (dehors le PT) et d’un commentaire destiné à séduire la classe moyenne : « Aidez à faire tomber Dilma et vous pourrez retourner à Miami et Orlando. Si elle tombe, le dollar baisse », assure-t-il en référence à la dévaluation du real face au billet vert, rendant exorbitant tout voyage aux États-Unis.

Quant à Gilmar Mendes, le juge de la Cour suprême qui a ratifié cette suspension, rendant improbable l’entrée de Lula au gouvernement, il est connu pour ses liens avec l’opposition et ses discours virulents contre la chef d’État.

La folle semaine qui vient de s’écouler a également été marquée par l’intervention répétée de la rue. Or contrairement à ses voisins latino-américains, le Brésil n’est pas un habitué des grandes mobilisations, sauf dans des épisodes de grande convulsion, comme en 1964, à la veille du coup d’État militaire, ou en 1992 quand le président Fernando Collor a préféré démissionner pour éviter la destitution. Dimanche 13 mars, ils étaient trois millions vêtus de vert et jaune, les couleurs du drapeau national, à battre le pavé pour exiger le départ de la présidente, l’emprisonnement de Lula et à encenser Sergio Moro, présent sur pancartes et t-shirts. Le tout généreusement relayé par la grande presse, qui a pris fait et cause contre la présidente.

La lutte des classes s’est invitée dans les débats

Dans la manifestation du 13 mars contre le pouvoir. © André Tambucci/ Fotos Públicas

Il était alors pratiquement impossible d’imaginer que cinq jours plus tard, des centaines de milliers de manifestants, le 18 mars, investiraient les principales métropoles du pays pour dire leur refus de ce qui est de plus en plus ressenti comme un « coup d’État civil ». Certains ont longuement hésité à ressortir leur t-shirt rouge du placard, tant le gouvernement, le PT et Lula les ont déçus, donnant l’impression de briser le rêve de toute une génération. Mais à voir s’aligner face à eux leaders d’opposition au discours revanchard, juges missionnaires et engagés, médias sans scrupule et jusqu’au patronat – la Fiesp, principale institution patronale du pays, a distribué des repas aux manifestants anti-Dilma, tout en exigeant publiquement sa démission –, une partie du Brésil a resserré les rangs.

Cette foule, bien moins nombreuse que celle qui se mobilisait le 13 mars, n’était pas pro-Dilma, ni même pro-Lula, qui a longtemps semblé un symbole intouchable et qui s’est rendu au principal rassemblement, celui de Sao Paulo. Parmi les manifestants on trouvait certes des militants de gauche et des mouvements sociaux, mais aussi des électeurs de la droite refusant la rhétorique de “la fin justifiant les moyens” pour revenir au pouvoir. On y trouvait surtout un autre visage du Brésil, des manifestations dans lesquels les Noirs, les ouvriers et la jeunesse étaient présents en masse.

La manifestation du 18 mars contre l’instrumentalisation politique du scandale de
corruption. © Jornalistas Livres e Mídia NINJA

La lutte des classes s’est invitée dans les débats. Le 13 mars, les protestataires exigeaient le départ de Dilma Rousseff. Une partie en profitait pour réclamer la fin de la discrimination positive envers les Noirs dans les universités, des allocations sociales pour les plus pauvres et de la hausse systématique du salaire minimum.
Le 18 mars, la rue demandait « plus de droits et moins de haine », la solidarité, l’inclusion sociale, la culture et les opportunités pour tous. Parfois contre Dilma Rousseff, dont le deuxième mandat est marqué par les mesures conservatrices, parfois rétrogrades. « Un gouvernement indéfendable », murmurent les manifestants, entre rage et résignation. Dans les regards qui se reconnaissaient dans la rue, on ne sentait d’ailleurs nulle allégresse. Mais une bouffée d’oxygène, le soulagement de ne plus être seul.

Car les manifestations « contre le coup d’État » ont réussi à briser une narration, volontiers reprise par une presse internationale, selon laquelle la chute du gouvernement serait le résultat d’un soulèvement de la rue et des élites contre la corruption. L’enquête Lava-Jato aura certes eu le mérite historique de faire trembler hauts cadres politiques et PDG d’entreprises jusqu’alors confortés dans une impunité réelle. Mais elle est aujourd’hui dénaturée par ses propres promoteurs, et récupérée par des institutions pour lesquelles la lutte contre la corruption n’est en rien une préoccupation.

Les dénonciations ont démontré aux plus ingénus que le PT a été incapable d’inventer une autre façon de faire de la politique, et notamment de financer ses campagnes électorales. Même si elles n’ont pas été prouvées pour l’instant, les accusations portées contre Lula – avoir bénéficié de faveurs d’entreprises mouillées dans la corruption de Petrobras – doivent faire l’objet d’une véritable investigation. Cette dernière aura lieu, qu’elle soit ordonnée par un juge de première instance ou, s’il devenait ministre, par une Cour suprême qui a démontré ces dernières années être au moins aussi rigoureuse.

De la même façon, si les accusations contre Dilma Rousseff récemment faites par un ex-sénateur du PT, Delcidio Amaral, en échange d’une promesse de réduction de peines étaient avérées – financement de campagne illégal et tentative d’obstruction de la justice –, sa destitution serait pratiquement inévitable. Le problème est que le processus a déjà pris des allures de farce.

Le président de l’Assemblée Eduardo Cunha a en effet profité du chaos juridico-institutionnel dans lequel était plongé le pays pour accélérer la mise en place de la commission parlementaire chargée d’examiner les éventuels « crimes de responsabilité » de la présidente. Il a même décidé que les sessions seraient quotidiennes, y compris lundi et vendredi, ce qui est exceptionnel à Brasilia. L’objectif serait que la commission recommande d’ici la fin avril à l’Assemblée plénière la destitution, celle-ci devant par la suite réunir les deux tiers des votes au parlement et au Sénat pour qu’elle soit effective.

Il faut toutefois rappeler qu’Eduardo Cunha est inculpé de corruption – et non pas l’objet de soupçons comme Lula et Dilma – et au centre de plusieurs investigations après la découverte de 5 millions de dollars dans des comptes secrets en Suisse. La commission parlementaire, où il a réussi à faire nommer l’un des siens comme rapporteur, est loin d’être un modèle d’éthique. Des 65 députés y siégeant choisis, 36 font l’objet d’investigations pour crimes et corruption devant la Cour suprême.

On y retrouve notamment Paulo Maluf qui, sous le coup d’un mandat d’arrêt d’Interpol, n’a pas quitté le pays depuis des années – il a d’ailleurs été condamné en France pour blanchiment d’argent. Le président du Sénat, Renan Calheiros, dont le rôle sera central dans l’éventuelle destitution – c’est la chambre haute qui a le dernier mot sur la décision – est lui-même cité à plusieurs reprises dans l’enquête Lava-Jato.

Renan Calheiros est à peine mieux loti que le sénateur Aécio Neves, président du PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne, de droite) et candidat malheureux face à Dilma Rousseff en octobre 2014. Ce dernier revient au moins à cinq reprises dans le scandale de corruption de Petrobras, notamment dans les confessions du « repenti » Delcidio Amaral. Lequel a aussi clairement impliqué le vice-président Michel Temer, celui-là même qui serait chargé de terminer le mandat de Dilma Rousseff si elle était forcée de quitter le pouvoir.

Le panorama est bien plus ambigu, et pour la population, angoissant, que ce qu’il paraît donc de prime abord. En prétendant faire justice, quitte à sortir du cadre de la loi, en instrumentalisant la police et les médias, les magistrats conduits par Sergio Moro endossent un rôle politique dont la conséquence pratiquement inévitable sera de ramener au pouvoir des personnes et des partis au moins aussi corrompus que ceux qu’on en chasse. On connaît déjà les perdants. La démocratie brésilienne, et les classes populaires, dont les droits, déjà malmenés, seront remis en cause dès la chute du gouvernement.

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