11 septembre 2020 Alencontre
Jair Bolsonaro, lors du défilé du 7 septembre 2020
Par Valerio Arcary
Le mois dernier a été décevant : 1° la pandémie nous place aux premiers rangs mondiaux, proportionnellement à la population, en nombre de victimes ; 2° le chômage a atteint neuf millions de travailleurs supplémentaires en six mois ; 3° le retour de l’inflation au-dessus de 20% – dans le « panier de la ménagère » – aggrave le drame sanitaire [1] ; 4° les plaintes hebdomadaires de jeunes Noirs discriminés, persécutés, arrêtés et assassinés à cause d’un racisme féroce et endémique qui, à l’échelle nationale, s’est accru cette année ; 5° l’insolite mobilisation de groupes d’extrême droite contre le droit à l’avortement d’une fillette de dix ans, violée depuis l’âge de six ans par son oncle lui-même ; 6° une offensive de la classe dirigeante pour imposer une réforme de la Constitution qui permettra la précarisation de l’emploi de la fonction publique, la réduction nominale des salaires, en plus des privatisations éclairs : les restructurations de base sont effectuées et se poursuivent avec la privatisation de la Poste et d’Electrobás [compagnie publique d’électricité] ; 7° un agencement chronique de la corruption dans tous les domaines, dans les mairies, les gouvernements des Etats – avec des procédures de destitution – et des enquêtes portant sur des proches de Jair Bolsonaro avec l’arrestation de Fabrício Queiroz [conseiller de Flavio Borsonaro, sénateur de l’Etat de Rio de Janeiro], tout cela dessine le contexte d’un Brésil malheureux.
***
Mais, paradoxalement, les sondages indiquent que seul un tiers, soit 33% de la population brésilienne, considèrent le président Jair Bolsonaro comme le principal responsable des décès causés par le nouveau coronavirus [2].
La prévision selon laquelle l’usure constante de Bolsonaro est la tendance qui prévaudra inexorablement constitue un pari dangereux. L’impact sur l’opinion [en faveur de Bolsonaro] de l’aide d’urgence [106 euros par mois], même si cette dernière est transitoire, doit servir d’avertissement. Il serait donc dramatique que la gauche brésilienne accepte que l’horizon de la lutte contre Bolsonaro se situe en 2022, date des élections.
Les rivières ne coulent pas toujours vers la mer. Le respect des limites de l’alternance politique qu’imposerait le calendrier électoral peut être fatal. Parce que le gouvernement Bolsonaro n’est pas seulement un gouvernement d’extrême droite. Le courant bolsonariste est néofasciste. Il a un projet stratégique et entend infliger une défaite historique aux organisations de travailleurs/travailleuses et aux divers mouvements sociaux populaires.
Une longue stagnation avec une tendance pour la dépression.
La dépression économique a déjà entraîné la perte d’une décennie. Dix ans, ce n’est pas dix mois. Le PIB ne devrait pas revenir au niveau de 2014 avant 2024, pour autant que cela se produise. Le gouvernement Bolsonaro bénéficie d’un large soutien majoritaire au sein de la classe dirigeante. Ce soutien est ancré dans une stratégie économique et sociale.
Le changement présent de la conjoncture économique a pris appui sur le budget « guerre » qui a garanti la distribution de 250 milliards de R$ (reais) à 65 millions de personnes démunies. Mais cela a provoqué une hausse de l’endettement public – de 72% à au moins 95% du PIB – qui a été, jusqu’à présent, rendue possible par la réduction du coût (à un taux annuel de 2%) du refinancement des titres de la dette.
Mais le profil de la dette intérieure se transforme en dette à court terme, ce qui est dangereux. Pour les obligations à cinq ans, le taux est déjà de 7%. La loi sur le plafonnement des dépenses, approuvée en 2017 [sous le gouvernement de Michel Temer], alimente l’espoir qu’une réduction de ce profil dette/PIB prévaudra dans les années à venir afin de rassurer les capitalistes.
Mais la clé est l’accord stratégique avec le projet de Paulo Guedes [ministre de l’Economie] d’un repositionnement subalterne du capitalisme brésilien sur le marché mondial. Le qualificatif de cette réinsertion, en accord étroit avec le gouvernement Trump, est celui d’une dépendance à l’égard des investissements étrangers afin de sortir de la dépression ce qui implique une recolonisation. La recolonisation est une régression historique de la place du Brésil sur le marché mondial et aussi dans le système international des États.
Elle obéit à un plan et s’appuie sur un pari. Il est prévu qu’une croissance supérieure à 3% par an entre 2021 et 2022 – stimulée par une augmentation massive des investissements étrangers – suffirait à contenir le malaise social résultant de l’accroissement des inégalités sociales. Le pari est que la demande du marché intérieur sera élevée lorsque la pandémie sera mieux maîtrisée, et que le niveau des exportations fera un bond : une solution asiatique au « piège de la stagnation des pays à revenu intermédiaire ».
Mais la recolonisation exige une hausse des conditions, bien que déjà détériorées, de surexploitation de la force de travail. Nous ne pouvons pas savoir si cette contre-révolution sociale peut ou non être menée dans le cadre du régime libéral-démocrate mis en place depuis la fin de la dictature (1985). Cela ne peut être possible qu’en imposant une défaite historique à la classe laborieuse. C’est pourquoi Bolsonaro cherche à obtenir un second mandat. Une défaite historique annule la capacité de résistance pendant de nombreuses années, l’intervalle d’une génération, comme cela s’est produit après 1964 par la dictature militaire. C’est le plus grand de tous les dangers.
La dépendance extérieure s’accroît
Le gigantisme du PIB brésilien ne peut pas nous tromper. Nous devons comprendre que le Brésil est toujours un pays périphérique dans l’ensemble. Mais comme expression d’un développement inégal et combiné, l’économie brésilienne possède toujours le plus grand parc industriel du monde, au sud de l’équateur. Ses multinationales sont les plus puissantes du continent. Cependant, la longue stagnation des six dernières années indique sans équivoque qu’un processus de recolonisation économique est en cours.
Il existe une hiérarchie dans les degrés de dépendance extérieure. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Brésil est une semi-colonie privilégiée et une sous-métropole régionale. C’est la particularité de l’hybride brésilien.
Le capitalisme brésilien a toujours été et reste un grand importateur de capitaux [3]. Sa place sur le marché mondial a également été celle d’un pays qui exporte des produits primaires et importe des produits manufacturés intégrant davantage de technologie. Historiquement, elle a subi un transfert de richesse en raison des désavantages des termes de l’échange. Néanmoins, elle a conservé une position de sous-métropole régionale, donc aussi une plate-forme pour les exportations de capitaux en direction de l’Uruguay, du Pérou, de la Bolivie et du Paraguay.
Le schéma historique clair de dépendance de l’économie brésilienne s’exprime dans le besoin irremplaçable d’accès aux investissements étrangers afin de ne pas tomber dans la stagnation. Paulo Guedes parie qu’il sera possible de faire « pleuvoir des dollars » à la fin de la pandémie. Bolsonaro, et la fraction bourgeoise qui le soutient, est conscient du danger de la stagnation économique. La décadence s’est historiquement traduite par une crise sociale, qui a toujours été une antithèse de la crise politique.
La vulnérabilité extérieure est le talon d’Achille du capitalisme brésilien
Cette vulnérabilité extérieure a nécessairement imposé, à maintes reprises, de mettre un pied sur le frein : un ajustement provoqué par la fragilité des transactions courantes, d’où le danger d’une forte dévaluation de la monnaie nationale. En cette année 2020, elle a déjà dépassé les 40%. Elle fut non seulement plus importante en raison de réserves de change supérieures à 300 milliards de dollars, mais aussi en raison d’une tendance à la baisse. En conséquence, les pressions inflationnistes sont déjà revenues, frappant le revenu de base des ménages.
Cela explique, en partie, les cycles de poussée inflationniste, également chroniques, comme le dernier, qui a culminé en 2015 avec un taux supérieur à 10%. Le déficit budgétaire nominal – donc le déficit primaire plus le refinancement des intérêts sur la dette intérieure, en pourcentage du PIB, a évolué ainsi : de 4,8% en 2001 à 2,7% en 2004 ; 2,4 % en 2007 à 6,1% en 2014 et à 10,3% en 2015. Mais cette année 2020, avec l’approbation du budget dit « de guerre » pour faire face à la pandémie, il sera proche de 30% du PIB.
Le taux de change s’est fortement déprécié, passant de 2,20 R$ pour 1 dollar à la mi-2014 à des niveaux proches de 3,50 R$ pour 1 dollar à la mi-2016, pour atteindre 4,30 R$ en 2019 et grimper à 5,30 R$ en 2020. La contraction du PIB de 2014 à 2016 a été de 7%, une destruction vertigineuse [4]. Mais elle sera dépassée cette année par une contraction prévue toujours supérieure à 5% du PIB, par rapport à 2019.
La destitution de Dilma Rousseff (31 août 2016) et le mandat de Michel Temer (31 août 2016-31 décembre 2018) ont ouvert la voie à des contre-réformes structurelles, à commencer par un ajustement budgétaire sans précédent dans l’histoire. L’arrestation de Lula a ouvert la voie à l’élection de Bolsonaro. Et Bolsonaro ouvre la voie à la régression historique. Le Brésil, en ce 7 septembre 2020, connaît un retour au modèle de pays périphérique spécialisé dans les exportations alimentaires et l’extraction minière. Une recolonisation. Un pays triste. Une nation malheureuse. (Article publié sur le site brésilien Forum, le 6 septembre 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Valério Arcary est l’un des animateurs du courant Resistencia dans le PSOL.
[1] https://www.redebrasilatual.com.br/economia/2020/09/precos-cesta-basica-acima-inflacao/
[3] Le Brésil est le pays qui a reçu le troisième plus grand volume d’investissements directs étrangers (IDE) en 2012 parmi les économies de la périphérie, soit un total de 65 milliards de dollars, juste derrière la Chine (120 milliards de dollars) et Hong Kong (72 milliards de dollars). Ce volume important d’IDE au Brésil a permis de couvrir le déficit des comptes courants la même année. Il a atteint 54,2 milliards de dollars, soit 2,4% du PIB. Ce volume d’IDE, d’environ 60 milliards de dollars, est resté stable au cours des deux années précédentes et suivantes. Mais il a dépassé les 80 milliards de dollars en 2017.
[4] Carta de conjuntura do IPEA : Nota técnica Reavaliando a vulnerabilidade externa da economia brasileira, indicadores e simulações. Julho/Setembro 2016.
http://www.ipea.gov.br/portal/index.php?option=com_content&view=article&id=28349 Consulta em 12/12/2016.
Un message, un commentaire ?