Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

Black Lines. l’art au cœur des luttes sociales

Paris. Mardi, 31 janvier 2023. Manifestations dans les grandes et petites villes françaises contre la réforme de la retraite. L’âge de la retraite reculé à 64 ans. 500 000 manifestants à Paris. 200 000 manifestants à Marseille selon les comptages des syndicats. La révolte est réelle, profonde, générale, contre la paupérisation, la précarité, la hausse des prix, le mépris politique, la répression policière.

PAR MUSTAPHA SAHA

Slogans ravageurs. Tu nous mets 64, on te Mai 68. Les prisonniers du boulot ne font pas de vieux os. Regarde ta Rolex, c’est l’heure de la révolution. Reviennent avec force les aphorismes situationnistes. Ne travaillez jamais. Vivre sans temps morts, jouir sans entraves. La société est une fleur carnivore. Plutôt la vie.

Une banderole du collectif d’artistes Black Lines, On a faim !, claque comme un ultime avertissement. La mémoire collective garde vive la clameur du peuple, deux siècles auparavant, devant le palais de Versailles. La situation intérieure est explosive. A partir du 1er février 2023, la durée d’indemnisation des nouveaux inscrits à Pôle emploi est réduite de 25% en application du décret du 27 janvier 2023. Les cotisations pour les allocations de chômage prélevées sur les salaires ne diminuent pas pour autant. Il s’agit bel et bien d’un détournement public de fonds sociaux. La casse sociale dans le but d’une privatisation généralisée des services publics touche, en premier lieu, les femmes et les pauvres. Le régime de retraite est ébranlé depuis la loi Touraine de 2014, entrée en vigueur en 2020, du nom de Marisol Touraine, ministre socialiste des affaires sociales, qui allonge la durée des cotisations à 43 ans pour l’obtention d’un taux plein. Le choix est clair entre prendre une retraite anticipée et mourir de misère ou travailler jusqu’à épuisement et mourir de surmenage, sans compter les autres manières de pâtir, le stress, la dépression, l’adynamie, le burn out, les pathologies professionnelles aussi cruelles les unes que les autres.

Le cynisme gouvernemental décline ses intentions ouvertement. Dans le Projet de loi de Finances 2023, imposé sans vote du parlement grâce à l’article 49.3, il est spécifié : « La maîtrise de l’évolution des dépenses permise par la réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage, la maîtrise des dépenses de santé permettent de baisser les prélèvements obligatoires », autrement dit, d’alléger les impôts des plus riches. Le gouvernement se vante de la suppression complète de la contribution des patrons sur la valeur ajoutée en 2024. Le budget des retraites était équilibré en 2021. La police voit augmenter sa dotation de 15 milliards d’euros d’ici 2027 par la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, promulguée le 24 janvier 2023. Les dividendes versés par les entreprises du CAC 40 battent le record de 80 milliards d’euros. La fraude fiscale est estimée à 100 milliards d’euros par an. Les aides aux entreprises coûtent 200 milliards d’euros par an aux contribuables d’après les calculs du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques et de l’Institut de recherches économiques et sociales. Les patrimoines des 500 plus grandes fortunes françaises dépassent la barre symbolique des 1000 milliards d’euros en 2022. Ils ont augmenté de 300 milliards d’euros depuis 2021.

Le collectif Black-Lines se constitue pendant le mouvement Nuit Debout en 2016. Des artistes peignent sur un mur du quai Valmy l’insurrection qui se déroule sous leurs yeux. Quelques heures plus tard, la fresque est effacée à la demande de la mairie de Paris. En Mai 2018, à l’occasion du centenaire de Mai 68, un appel est lancé aux graffeurs engagés de réaliser sur des espaces visibles des peintures géantes qui refléteraient l’actualité des mouvements sociaux en temps réel. Cent cinquante artistes, pochoiristes, peintres, plasticiens, street-artistes, affichistes répondent à l’appel. Les graffiti sont indomptables, inexpugnables, irrécupérables. Ils retournent immanquablement leur charge subversive contre les galeristes, les publicitaires, les spéculateurs qui les marchandent. Ils sabordent les normes, désaccordent les règles, débordent les systèmes. Pendant les manifestations des gilets jaunes, les banques, les magasins de luxe obstruent leurs vitrines sous des panneaux de bois, supports inespérés pour leur dénonciation. Tout le monde déteste les banques. Les œuvres investissent les situations révolutionnaires comme des fleurs sauvages, réintroduisent la vie dans les embrasements. L’artiste est réfractaire, traqueur des ombres tyranniques, ou n’est pas.

Les Black Lines peignent des fresques sur les palissades abandonnées, des scènes tumultueuses d’insoumission, de rébellion, de répression, des réalités brutales, virulentes, devenues courantes depuis l’émergence des gilets jaunes en octobre 2018. Une société néolibérale mondialisée, déréglementée, où la bourgeoisie fait table rase de ses propres valeurs, où la loi du marché néantise tout autre considération économique, où l’inassouvissable recherche de profits asservit les pouvoirs politiques. Tout fulmine, tout déflagre dans l’espace urbain. Les autorités municipales procèdent sélectivement au nettoyage, censurent les œuvres révolutionnaires, épargnent les promotions mercantiles. Les fresques Black Lines sont systématiquement effacées, recouvertes d’une sinistre peinture anthracite. Les gardiens surarmés du vieux monde n’ont pas de visage, n’ont pas d’âge, juste un numéro de brigade sur le dos. «  L’art nous apprend que l’être humain ne se résume pas seulement à l’histoire et qu’il trouve aussi une raison d’être dans l’ordre de la nature… Sa révolte la plus instinctive, en même temps qu’elle affirme la valeur, la dignité commune à tous, revendique obstinément, pour en assouvir sa faim d’unité, une part intacte du réel dont le nom est la beauté… En maintenant la beauté, nous préparons ce jour de renaissance où la civilisation mettra au centre de sa réflexion, loin des principes formels et des valeurs dégradées de l’histoire, cette vertu vivante qui fonde la commune dignité du monde et de l’humanité » (Albert Camus, L’Homme révolté, éditions Gallimard, 1951).

Les Black Lines illustrent in vivo les tragédies quotidiennes. Des silhouettes anonymes, en mouvement. Gestuelles suspendues. Les graphiques s’exécutent à chaud. Ephèmères. Invulnérables. Impérissables. La photographie les immortalise. Les mêmes œuvres, vues comme des salissures par les tenants de l’ordre, sont l’objet de spéculations marchandes quand elles sont réalisées sur toile. Tant qu’elles se retrouvent comme des fétiches dans les collections privées ou les pinacothèques, elles n’induisent aucune menace. La dissuasion s’accomplit dans la récupération. Conservation, patrimonialisation, fossilisation. Les musées sont les cimetières de l’art. Le capitalisme s’accommode de toutes les idéologies dès lors qu’elles monnayables. Les trente murs peints, autorisés, commandés, labellisés, font du treizième arrondissement de Paris une attraction touristique.

Manifeste des Black-Lines : « Nous ne sommes pas un collectif mais un lieu où se raconte le monde, où se racontent les événements. Un lieu de création avec toutes les rencontres qui en découlent. Nous sommes un mouvement, un mouvement vêtu d’images. Nous pensons que cet ensemble d’images, par le seul fait d’être représenté, provoque une action directe sur l’esprit du monde. Nous déployons un espace mental et culturel commun révélateur des contradictions de la culture institutionnelle, capable de l’embraser dans toutes ses dimensions. Nous revendiquons l’appel à d’autres lectures du réel. Nous créons des outils pour l’observer, le comprendre, le bouleverser. L’art doit s’immerger dans les préoccupations quotidiennes, les charger d’émotions transformatrices. L’art ressent, pressent, flaire, dans les failles des réalités oppressantes, les frémissements fous d’une culture insoupçonnable. Il n’y a pas de révolution sociale sans révolution culturelle. L’art est une revendication de la vie. Notre présent est en pleine perdition parce qu’il a perdu le sens de la vie. La culture institutionnelle étouffe la vitalité créative. Nous ne sommes pas un collectif, mais un lieu où se raconte l’avenir ». (Itvan Kébadian et Lask pour Black Lines).

Dans le 13ème arrondissement de Paris, sur mur aveugle d’un immeuble, 186, rue Nationale, au cœur d’un musée gigantal à ciel ouvert, trône une imposante fresque de Frank Shepard Fairey, alias Obey Giant, auteur, entre autres, du portrait Hope de Barak Obama. Obey a grandi dans la rue. Maintenant, il y travaille, sur commandes officielles. La fresque est une offrande à Paris, une Marianne psychédélique, power flower, sur fond bleu blanc rouge. Dans la nuit du 14 décembre 2020, des larmes de sang apparaissent sur l’inapprochable déesse républicaine. Un mystérieux groupe dénommé Mouvement Concorde revendique le sacrilège, dénonce « une République en deuil et un état d’urgence devenu la norme », appelle les artiste à partager leurs créations sur le hashtag #mariannepleure. La presse institutionnelle soupçonne immédiatement Black Lines. Se conjuguent dans cette action d’éclat de l’art urbain et la révolte sociale. Un acte artistique, qui ne détruit pas l’œuvre, qui la détourne. « Au XVIIème siècle, Francis Bacon dans les sciences naturelles, René Descartes dans la philosophie à proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l’empire des traditions, renversent l’autorité du maître » (Alexis de Tocqueville écrit déjà dans De la Démocratie en Amérique, 1840). «  Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, le remplace par l’idée juste  » (Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont, Poésies II, 1870). L’on pense nécessairement au détournement situationniste. «  Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours. S’en tenir au cadre d’un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L’interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d’une efficacité supérieure. Tout peut servir. Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une oeuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations » (Guy-Ernest Debord et Gill Joseph Wolman, Les lèvres nues, N°8, Mai 1956). Traîne par terre un tract, un poème anonyme : « Marianne pleure, tout le monde sait pourquoi / La liberté est morte, tout le monde sait pourquoi / L’égalité est morte, tout le monde sait pourquoi / La fraternité est morte, tout le monde sait pourquoi / Le pouvoir va mourir / L’ordre va mourir / Le chaos va mourir / La liberté, l’égalité, la fraternité renaîtront ».

Le même portrait de Marianne d’Obey, en format tableau, est accroché dans le salon d’angle de l’Elysée, comme un symbole iconique du quinquennat. Au niveau du cou, un visage avec des yeux cernés de noir, inséré dans un pentacle, le démon du pouvoir. La symbolique bascule dans l’initiation pythagoricienne, l’occultisme maçonnique, l’initiation scellée de silence. La présidence recourt aux protections talismaniques. Le pentagramme, l’homme-étoile, entre épée de Damoclès et faisceau de licteur. En févier 2021, la fresque est restaurée par son créateur Obey, qui modifie l’original, ajoute une larme bleue, façon subtile de dire qu’il est d’accord avec les protestaires, mais qu’il reste dans un cadre légal : «  A l’ origine, j’ai créé, cette image en réponse aux attentats du Bataclan du 13 novembre 2015. J’ai vu ce qui est arrivé sur mon mur. J’en comprends les raisons. Je suis du côté des gens qui s’opposent aux injustices ».

En avril 2021, pendant l’occupation de l’Odéon, les Back Lines réalisent, en noir et blanc, plusieurs grandes banderoles, apposées sur la façade du théâtre : « Libérez les artistes », une scène rappelant l’humiliation des lycéens de Mantes-la-Jolie par la police, ligotés, agenouillés, têtes tournées vers un mur. Un autre étendard, rouge, célèbre les cent-cinquante ans de la Commune. La mémoire des luttes sociales s’écrit, se dessine sur les murs. Ecrivez partout. Dessinez partout. Les slogans de Mai 68 revivent.

Mustapha Saha
Sociologue, poète, artiste peintre

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