Édition du 25 mars 2025

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Économie

Crise de l’industrie automobile

Big Three : le piège de la « libéralisation » salariale et financière

Les constructeurs automobiles américains vont s’effondrer comme les tours jumelles du World Trade Center, à moins d’une rapide, vigoureuse et coûteuse intervention étatique.

Leur faillite serait à « l’économie réelle » ce que la faillite de Lehman Bothers a été récemment à la finance. Ils représentent en effet encore le quart de la production automobile mondiale, qu’ils réalisent au deux-tiers en Amérique du Nord. Leurs fournisseurs et certains de leurs concurrents qui s’approvisionnent auprès de ces derniers seraient emportés dans la tourmente, créant des centaines de milliers de chômeurs supplémentaires. Ils ont, en outre, multiplié ces dernières années les ventes à crédit et en leasing [1] et transformé leurs créances en produits dérivés. Le secteur immobilier n’a pas eu l’apanage des subprimes.

Les conditions qui ont conduit les firmes automobiles américaines dans l’état où elles sont remontent à loin, même si à plusieurs reprises elles auraient pu sortir du piège tendu par la forme de capitalisme qui s’est progressivement imposée aux États-Unis, après la décision de Richard Nixon de faire flotter le dollar en 1971.

Depuis les années soixante-dix, General Motors, Ford et Chrysler alternent les périodes de profit et de perte, comme tous les autres constructeurs de par le monde, à l’exception toutefois de Toyota, Honda et Volkswagen qui sont restés constamment profitables, grâce à des modèles productifs différents, mais cohérents et pertinents. Mais autant les autres constructeurs européens et japonais ont réussi à chaque fois à assainir leur situation financière, autant les constructeurs américains s’enfoncent inexorablement dans un océan de déficits depuis 5 ans.

Le flottement du dollar devait permettre de relancer la croissance des États-Unis en facilitant les exportations et en limitant les importations. Il a eu pour conséquence inattendue, on le sait, les deux chocs pétroliers de 1974 et de 1980. Une décision qui devait rendre difficile la concurrence étrangère, notamment en matière automobile, a eu l’effet inverse. Les voitures européennes et surtout japonaises, beaucoup moins gourmandes en carburant, trouvèrent alors une clientèle affolée par l’augmentation du prix du baril et de l’ensemble des biens.

L’administration Reagan tenta dans les années quatre-vingt d’endiguer le flot en dérégulant le marché du travail, en réduisant la protection sociale et en diminuant le pouvoir syndical, tout en élevant quelques barrières, malgré son libéralisme affiché, allant de l’obligation faite aux constructeurs étrangers de produire localement, s’ils voulaient continuer à accroître leurs ventes, à la taxation pure et simple de certaines catégories de véhicules importés. [2]

Les constructeurs japonais relevèrent le défi. Ils s’implantèrent de préférence dans les États sans syndicat, voire au Mexique, comme avaient commencé à le faire avant eux les Big Three [3]. Bien que ralentie, leur progression commerciale n’en continua pas moins. Il devint évident que leur supériorité ne venait plus des différences salariales. On l’attribua alors à leurs méthodes de production. Toute honte bue, General Motrs, Ford et Chrysler déclarèrent se mettre à leur école. De fait leurs résultats s’améliorèrent, faisant écrire aux théoriciens américains (MIT) d’un « modèle japonais » qui n’a jamais existé qu’ils en étaient devenus les meilleurs élèves. C’est en fait tout autre chose qui s’était jouée.

La demande automobile avait été profondément modifiée par deux évolutions majeures : d’une part le contre-choc pétrolier de 1986, d’autre part le remplacement d’une distribution régulée du revenu national, au fondement des « trente glorieuses », par une distribution « concurrentielle » privilégiant le « mérite », les rapports de force locaux et catégoriels et les opportunités financières. Les inégalités de revenus et surtout de perspectives d’emploi et de carrière commencèrent à croître. Les couches sociales favorisées par la dérèglementation se ruèrent sur un nouveau type de véhicule aussi socialement ostentatoire qu’écologiquement désastreux : les lights trucks (minivans, 4x4, pick up, sport utility vehicles, et.), dont ils firent le symbole de leur bonne fortune et de leur prétention sociale. Les ventes de ces véhicules représentent aujourd’hui aux États-Unis, 54% du marché du neuf, contre 22% seulement en 1980. Chrysler, qui avait renoué avec la stratégie d’innovation conceptuelle de ses origines, révéla ce nouveau segment de marché, dans lequel s’engouffrèrent ensuite Ford puis General Motors. Les light trucks, plus simples à fabriquer, sans concurrence directe immédiate, protégés par des droits de douane, vendus chers et donc très rémunérateurs permirent au Big Three de renaître et d’engranger des profits considérables. America was back. À vrai dire, pas pour tous. L’autre Amérique, au pouvoir d’achat stagnant, déclinant ou incertain, obligée parfois de cumuler deux emplois, voire plus, fit un mauvais rêve. Les conséquences de cette fracture sociale furent une croissance continue de la part de marché des marques étrangères et une stagnation du marché intérieur autour de 16 millions de véhicules neufs depuis vingt ans, en dépit de fortes embardées à la hausse ou à la baisse.

Le dopage aux light trucks se transforma en addiction et en hallucinations. Les Big Three parièrent sur l’exploitation de nouveaux champs pétroliers pour contenir durablement le prix du baril et satisfaire la boulimie des nouveaux riches et de ceux qui pensaient être en train de le devenir. Peu d’efforts d’investissement furent faits pour concevoir des véhicules compacts et des motorisations plus sobres ou alternatives, en prévision d’un retournement pourtant probable du marché pétrolier. Trois-quart des véhicules produits dans l’ALENA (Canada, États-Unis, Mexique) par les constructeurs américains et deux modèles sur trois qu’ils commercialisent sont aujourd’hui des lights trucks.

Étant redevenus bénéficiaires dans les années quatre vingt-dix, Ford et General Motors rêvèrent de « mondialisation », au grand dam de leurs filiales étrangères, européennes en particulier, dont l’autonomie fut réduite. Ils prirent le contrôle de petits constructeurs européens, japonais et coréen pour être présents partout et sur tous les segments de marché. Chrysler crût pouvoir faire de même en fusionnant avec Daimler.

L’accord se révéla être un marché de dupes.

Les résultats de ces initiatives brouillonnes et dispendieuses furent décevants comparativement aux succès spectaculaires des start-up californiennes et du secteur financier, au fondement du cycle de croissance américain de 1993 à 2000. General Motors et Ford cédèrent alors au mirage de la « nouvelle économie », point d’orgue de la vague et de la pensée néolibérales. Selon cette dernière, les entreprises qui voulaient rester dominantes devaient se séparer des activités manufacturières jugées définitivement trop peu rentables, pour se concentrer sur la conception, la commercialisation et les services, notamment financiers, seuls capables de générer les gains à deux chiffres exigés par les fonds communs de placement, dont le poids a alors atteint le tiers du capital de General Motors et de Ford. Ils vendirent leurs filiales équipementières, externalisèrent le plus possible leurs fabrications, soumirent leurs fournisseurs à la règle du moins-disant, et développèrent leurs services après ventes (entretien, réparation rapide, location courte durée et longue durée, ventes d’occasion, etc.) et financiers (crédit, assurance, leasing). allant même bien au-delà du crédit automobile, vers l’immobilier en particulier. Ils comptèrent sur une gestion « dynamique » des fonds de pension et d’assurance-maladie de leurs salariés, grâce à des placements plus risqués et des va-et-vient boursiers juteux, pour faire face aux charges sociales toujours plus lourdes induites par l’externalisation : baisse brutale des effectifs et vieillissement du personnel (2,8 retraités pour un actif chez General Motors, 1,2 chez Ford, 1 chez Chrysler en 2002, et une moyenne d’âge variant entre 44 et 48 ans).

L’éclatement de la bulle internet en mars 2000 porte un premier coup à cet échafaudage fragile. Le ralentissement économique de l’année 2001 entraîne une perte avant impôt de 9 milliards de dollars pour Ford tandis que General Motors maintient un profit réduit grâce à sa filiale financière. Le poids des charges (retraites et assurance maladie) explose : 61% du passif de General Motors, 47% de Ford en 2002. Par ailleurs, le marché s’essouffle. Le « travailler plus » ne suffit plus pour maintenir la consommation. Les vannes du crédit sont alors grandes ouvertes. De nouvelles facilités sont accordées aux ménages de moins en moins solvables. Ce ne sont plus des automobiles qui sont vendues, mais du « rêve américain ». Les ventes aux particuliers en leasing montent à 20% des ventes totales. Depuis lors, les événements se précipitent.

En 2005, General Motors enregistre une perte colossale (avant impôt) de près de 17 milliards de dollars, suivie par une perte de 5 milliards en 2006 et 6 milliards en 2007. Les bons résultats en Amérique du Sud et en Chine, l’accroissement des économies d’échelle par la réduction du nombre de plates-formes, la renégociation des salaires avec le syndicat UAW et de nouvelles fermetures d’usines n’ont pu enrayer la dégringolade.

2008, le piège se referme. Défauts de paiement, restriction du crédit automobile, envolée du prix du baril, crise des subprimes, montée du chômage, contagion planétaire. Les ventes automobiles s’effondrent brutalement, particulièrement celles des light trucks. 21 miliards de pertes à la date du 30 septembre pour General Motors. Ford ne fait pas mieux. Après une perte avant impôt de 15 milliards de dollars en 2006, les 10 milliards de perte seront atteints en 2008. Leurs filiales financières, qui jusqu’alors limitaient leurs déficits, sont tombées à leur tour dans le rouge : 2,2 milliards de pertes pour les services financiers de Ford et 5,7 milliards pour General Motors au 30 septembre 2008.

Que peuvent faire maintenant les Big Three ? Ils n’ont pas dans leurs cartons les modèles d’automobiles moins chers et plus sobres qu’exige la période qui s’ouvre. Une mobilisation de capitaux et de savoir-faire sans précédent leur est nécessaire pour être en mesure d’offrir rapidement des motorisations alternatives. Ils ont tardé à vendre leurs petites marques et leurs actifs immobiliers, en en exigeant un prix trop élevé.

Maintenant ils vont devoir le faire vite dans les pires conditions, à supposer qu’ils trouvent des acquéreurs. S’ils y parviennent, cela les aidera à payer leurs factures de fin de mois, pas à repartir. Il est peu probable que l’administration Obama puisse politiquement leur apporter toute l’aide nécessaire. Ils devront vendre des actifs importants et recomposer leur gamme en coopérant avec d’autres constructeurs. Ford a déjà cédé Mazda. Volvo devrait suivre rapidement. Ford Europe, GM Europe (Opel, Vauxhall) et GM Daewoo seront-ils prochainement sur la liste ? Cerberus, le fonds de placement aujourd’hui le propriétaire de Chrysler, lui, cherche vainement un allié ou un repreneur. Le mieux qui puissent arriver aux Big Three, c’est un retrait ordonné sur le territoire américain. En auront-ils le temps ?

Le paysage de l’industrie automobile mondiale va prochainement être profondément transformé. Un bouleversement encore plus profond devrait suivre immédiatement après : celui de la « seconde révolution automobile » qui s’annonce déjà, portée par de nouvelles alliances entre constructeurs, anciens et nouveaux, et producteurs d’énergies alternatives au pétrole. La crise qui commence n’est pas une crise de régulation, mais bien la crise d’un modèle de capitalisme et de société que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont cru naïvement pouvoir imposer au monde.


Michel Freyssenet et Bruno Jetin sont membres du réseau international GERPISA (Groupe d’Étude et de Recherche Permanent sur l’Industrie et les Salariés de l’Automobile, EHESS, Université d’Évry).
Freyssenet Michel, Directeur de Recherche, CNRS, sociologie
Jetin Bruno, Maître de Conférence, Paris XIII, économie

Livre à paraître : The Second Automobile Revolution, Londres, New York : Palgrave Macmillan. Sites consultables :

http://freyssenet.com

http://gerpisa.univ-evry.fr


[1Technique de crédit comportant un contrat de louage assorti d’une promesse de vente au profit du locataire, d’après le Vocabulaire économique et financier, de Bernard Et colli, Seuil, 1976

[2Freyssenet M., Jetin B., « Big Three : le piège de la « libéralisation » salariale et financière se referme », 4 p. Édition numérique : freyssenet.com, 2008, 100 Ko, ISSN 7116-0941.

[3Les Trois Grands, GM, Ford et Chrysler

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