Tiré de Médiapart.
Beyrouth (Liban).– « Nous avons la chance de ne pas avoir vécu la guerre civile [1975-1990 – ndlr] comme nos parents, nous nous devons de ne pas reproduire leurs erreurs, en refusant cette classe politique. » À 25 ans, Nay Abi Samra, une Franco-Libanaise de la diaspora , vote pour la première fois. La jeune femme a bon espoir que les élections législatives, dimanche 15 mai, constituent le premier pas d’un « long processus vers le changement ».
Ce rendez-vous électoral intervient dans un contexte de profonde crise de légitimité du pouvoir, qu’une frange des Libanais·es tient pour responsable de l’effondrement économique dans lequel s’enfonce le pays depuis 2019, et de l’explosion meurtrière du port de Beyrouth survenue le 4 août 2020.
Comme Nay, une partie de ces jeunes électrices et électeurs de plus 21 ans appelés aux urnes espèrent encore faire aboutir un activisme commencé durant la thawra - « révolution » en arabe, par référence au mouvement de contestation populaire né le 17 octobre 2019. Cette aspiration au changement s’est d’ailleurs matérialisée lors des élections des conseils étudiants en 2020 et 2021. Les listes progressistes proposées par les différentes associations « alternatives » avaient alors réalisé un raz-de-marée inédit au sein des principales universités privées du pays, contre les listes traditionnelles confessionnelles.
Leurs revendications s’étaient notamment centrées sur la crise économique, qui affecte particulièrement la jeunesse, comme l’explosion des frais de scolarité, liée à l’effondrement de la monnaie locale, qui a perdu plus de 90 % de sa valeur sur le marché parallèle. Environ quatre jeunes de 15 à 24 ans sur dix ont ainsi réduit leurs dépenses d’éducation pour pouvoir acheter des produits de première nécessité, dont de la nourriture et des médicaments, alertait l’Unicef en septembre.
Aujourd’hui, pour cette jeunesse engagée, la lutte est plus globale et passe par une participation active à la campagne électorale. « Notre mobilisation, sans précédent, va au-delà des questions étudiantes : nous soutenons dans chaque circonscription des listes et candidats d’opposition, et nous participons régulièrement à leurs campagnes sur le terrain », dit Jade Hani, qui vient de terminer son mandat en tant que président du club laïque à l’université américaine de Beyrouth (AUB), une association estudiantine non confessionnelle fondée en 2008, ayant depuis essaimé dans d’autres universités.
- Je me présente pour montrer que la jeunesse est capable d’affronter le système traditionnel, et que la politique n’est pas uniquement l’apanage de l’ancienne garde.
- - Verena El Amil, 25 ans, benjamine du scrutin
Certains sont même allés jusqu’à se lancer dans la bataille électorale. Sur les 212 candidates et candidats considérés comme « alternatifs », au moins 30 % ont moins de 40 ans, selon les calculs de Sawti, une initiative électorale soutenue par l’ONG Impact Lebanon, et du journal L’Orient-Today. L’initiative définit les candidats alternatifs comme « non sectaires et laïques », sans lien avec « l’establishment politique actuel », et n’ayant pas participé à la guerre civile. Chez les candidats et candidates ne répondant pas à ces critères, cette proportion chute à 13 %.
« Je me présente pour montrer que la jeunesse est capable d’affronter le système traditionnel, et que la politique n’est pas uniquement l’apanage de l’ancienne garde », affirme ainsi Verena El Amil, qui, à 25 ans, est la benjamine du scrutin.
Militante pendant des années dans le mouvement estudiantin et ancienne présidente du club laïque de l’université Saint-Joseph, elle a partagé avec des centaines de milliers d’autres jeunes l’euphorie des journées révolutionnaires d’octobre 2019, dont les élections incarnent, selon elle, la continuité.
« La “thawra” a créé un éveil politique chez les jeunes. Ce scrutin offre l’occasion de concrétiser la confrontation sur le terrain politique, dans laquelle il faudra persévérer bien après le jour des résultats », ajoute-t-elle. La liste dans laquelle se présente cette titulaire d’un master de droit propose une transition vers un État civil, contre le système confessionnel en place, qui répartit le pouvoir politique selon un système de quotas religieux.
« Malgré les déceptions liées à l’absence des réformes et l’impunité des forces au pouvoir, une partie de la jeunesse a conservé, au contraire de ses aînés, cette fraîcheur exprimée lors du soulèvement populaire », estime le politologue Ziad Majed.
La forte participation de la diaspora au scrutin - 63 % des inscrit·es, d’après les chiffres du ministère des affaires étrangères –, appelée à voter avec une semaine d’avance, a été reçue avec enthousiasme par ces jeunes mobilisé·es. Les photos de jeunes à Paris ou encore à Dubaï exhibant fièrement un doigt marqué à l’encre violette, avec le mot-clic #FaitesLesDégager ont défilé sur les réseaux sociaux.
« C’est un signal très positif ; ce vote devrait bénéficier aux listes d’opposition », espère Jade Hani. « Il y avait énormément de jeunes parmi les votants et tous m’ont dit qu’ils votaient pour le changement », témoigne Nay Abi Samra, bénévole dans son bureau de vote, à la mairie du Ve arrondissement de Paris.
De l’euphorie à l’apathie
« Pour la jeunesse de la diaspora, cet intérêt marqué pour le scrutin vient aussi d’une forte culpabilité d’avoir quitté un pays en plein effondrement », note toutefois Ziad Majed. Les jeunes resté·es au Liban ne partagent en effet pas toutes et tous cet entrain. La violence de la crise qui les frappe contribue à alimenter une profonde détresse.
Le taux de chômage des jeunes actifs et actives atteint aujourd’hui plus de 49 %, soit deux fois plus qu’en 2020, d’après un sondage conduit en janvier par l’Administration centrale de la statistique, en partenariat avec l’Organisation internationale du travail (OIT). Près de trois jeunes sur 10 pensaient ainsi en septembre que leur vie allait empirer au cours de l’année prochaine, selon un sondage de l’Unicef. « Cette partie de la jeunesse, engourdie par la brutalité de la chute, pourrait être tentée par l’abstention », analyse Ziad Majed.
Un désarroi qui se traduit par un fort désir des jeunes d’émigrer et qui va de pair, pour certain·es, avec un désintérêt envers les questions locales. Plus de 75,5 % des 18 à 29 ans souhaitent ainsi quitter le pays, d’après une étude dirigée par Suzanne Menhem, professeure adjointe et chercheuse à l’Institut des sciences sociales de l’université libanaise.
« Beaucoup de jeunes sont en colère et certains ont perdu espoir en la possibilité de sortir de l’impasse politique », confirme Obeida Takriti, 31 ans, candidat pour le parti Citoyens Citoyennes dans un État dans la circonscription Tripoli-Minié-Denniyé, au Liban-Nord.
Une frange de la jeunesse reste enfin encore accrochée aux figures traditionnelles. « Les jeunesses du Hezbollah et des Forces libanaises, deux forces assez ancrées, ont en commun un certain militantisme », dit Ziad Majed. « Les familles jouent un grand rôle dans la construction de ce sentiment d’allégeance au chef communautaire, bien que les choses aient commencé à changer », observe Amal el Akoumi, qui travaille pour une ONG de développement à Tripoli.
Voir la vidéo "Au Liban, la liste Nahou El Dawleh conteste le système politique"
Ainsi, alors que le nombre de jeunes affilié·es au parti chrétien des Forces libanaises avait chuté en 2020, à environ 2 200 militantes et militants actifs, il est finalement remonté en 2021 à environ 3 500. « Nous sommes finalement parvenus à nous adapter à la crise sanitaire et économique qui avait rendu les contacts plus difficiles avec nos partisans », justifie Tony Bader, 35 ans, à la tête de l’association des étudiant·es des Forces libanaises et militant du parti depuis 20 ans.
Aux élections estudiantines du campus des sciences sociales de l’USJ, célèbre pour ses joutes électorales acharnées, le parti est même parvenu en novembre à doubler ses sièges. « Nous ne faisons pas partie du système. Nos ministres ont fait du bon travail et ont été transparents, et c’est ce que traduiront les résultats du scrutin dimanche. »
Justine Babin et Nada Maucourant Atallah
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