Le socialiste s’empare du micro, prend la pose en glacier d’un jour, rit aux éclats. Dans un pays crispé par la crise de l’euro, où les plans d’aide européens à la Grèce passent mal, Roemer est un feel good candidate, comme il existe des feel good movies (des films qui donnent le moral). Ancien professeur à l’école primaire, élu député depuis 2006, ce vieux routard du parti socialiste joue sans scrupules la carte de la proximité avec les citoyens, contre les candidats de l’« establishment ».
Adversaire bruyant de l’Union européenne, dans sa version Herman Van Rompuy et José Manuel Barroso, il est en passe de réussir un exploit : faire que sa formation dépasse, pour la première fois dans l’histoire du pays, la gauche sociale-démocrate du PvdA, le parti travailliste (lire notre précédent article). La percée des socialistes, si elle se confirme dans les urnes, serait un violent avertissement pour les dirigeants européens.
À quelques mètres de là, Hans Van Wijnen, 60 ans, regarde le spectacle, amusé par la mise en scène. « Je joue dans la même équipe de foot que lui, chez les vétérans », sourit-il. « Roemer joue ailier droit. Il n’a pas l’air comme ça, mais il sait courir… » Il y a deux ans, Wijnen s’est fait licencier d’une entreprise de peinture en bâtiment. Il est toujours au chômage. « J’ai envoyé 350 lettres de motivation depuis, mais il ne se passe rien. C’est la crise. Roemer est le seul candidat qui puisse apporter des réponses à cette crise, des réponses qui soient égalitaires. Il est aussi le seul à parler de la responsabilité des banques. Il a raison : le problème, ce n’est pas l’aide à la Grèce, ce sont les banquiers. »
Le socialiste veut en finir avec les bonus des banques, et propose d’imposer à 65 % les personnes dont l’épargne dépasse 150 000 euros. Il veut repousser de deux ans, à 2015, l’objectif de réduction du déficit public à 3 %, contre l’avis de Bruxelles, afin d’investir trois milliards d’euros dans l’économie d’ici fin 2013. Les partisans du SP comptent aussi geler les salaires des fonctionnaires gagnant au moins deux fois le salaire moyen du pays. Et ils s’opposent à davantage d’intégration européenne, à l’encontre des positions d’Angela Merkel.
A l’origine, un parti maoïste
« Les gens sont plus importants que les règles que l’on s’est fixées il y a vingt ans », assure Emile Roemer à Mediapart (lire l’intégralité de l’entretien en page 4 de cet article). « Avec la crise, la donne a changé. Il faut investir dans l’économie. C’est plus important que le respect de règles que l’on a dictées en 1992 (les contraintes sur le déficit public prévues par le traité de Maastricht). Je suis un homme politique de 2012, pas de 1992. »
Et de mettre en garde : « Si la seule politique que l’on a, en direction de l’Espagne et de l’Italie, c’est de faire des coupes budgétaires, vous formez des générations de sceptiques à l’encontre de l’Europe. » « Avant toute chose, il faut que les pays du nord de l’Europe pratiquent des politiques de relance, qui profiteront à tout le monde, au Nord comme au Sud », affirme-t-il. Quant au désaccord avec Berlin, il assume : « Nous aurons des discussions musclées avec Angela Merkel. »
Autant de positions qui effraient certains observateurs. « Autrefois paria dans le paysage politique néerlandais, le SP a désormais le vent en poupe, porté par une batterie d’idées qui nous ramènent aux années 1970, exactement comme ces chaussures à semelles compensées qui sont à la mode à Amsterdam », raille l’hebdo The Economist dans sa dernière édition.
De l’autre côté de la rue, Mark Janssen, 27 ans, polo vert aux couleurs du CDA, un parti chrétien-démocrate, assiste, un peu dépité, au happening socialiste. Il agite une petite tirelire en plastique vert devant les yeux des militants socialistes : « Je veux leur rappeler l’on ne peut pas faire n’importe quoi avec l’argent des citoyens », explique-t-il. « Roemer est un type sympa, ça ne fait aucun doute, mais il n’est pas capable d’apporter une seule réponse correcte, structurelle, aux problèmes du pays. » Le CDA fait partie des cinq partis qui ont voté, en avril, un plan d’austérité extrêmement rigoureux.
À moins de dix jours du scrutin, le SP serait en train de perdre un peu de son avance, dans les sondages, depuis la performance ratée d’Emile Roemer lors d’un débat télévisé. Au même moment, son concurrent travailliste, Diederick Samsom, un ancien de Greenpeace, solide sur les dossiers, rattraperait son retard. Mais les socialistes continuent d’être portés par un élan. Dans ce contexte euphorique, leur positionnement n’est, lui, pas toujours limpide.
D’où vient le SP ? Aux origines, c’est une formation d’obédience maoïste, confidentielle, lancée dans les années 1970 sous l’appellation de « parti communiste marxiste-léniniste ». Le basculement vers le « socialisme » n’intervient officiellement qu’en 1991. Mais le collectif n’a jamais été membre de l’internationale socialiste pour autant. Au parlement européen, ses deux députés sont rattachés à la Gauche verte nordique (NGL), associée à la Gauche unitaire européenne (GUE) où figurent des élus, par exemple du Front de gauche ou de Syriza, le parti grec anti-austérité.
« Syriza est un espoir en Grèce »
La formation socialiste, qui pourrait devenir la première force politique des Pays-Bas, reste toutefois assez floue dans le choix de ses alliés. « Nous considérons que le parti socialiste français, comme le Front de gauche, peuvent être des partenaires. À vrai dire, au Parlement européen, je me sens même plus en phase avec la socialiste Pervenche Berès qu’avec Jean-Luc Mélenchon du Front de gauche », explique sans ciller Cornelis de Jong, un élu SP à Bruxelles, qui accompagne Emile Roemer à Boxmeer.
L’année 2006 a marqué un tournant pour ce parti : il obtient 26 députés à l’assemblée, sa meilleure performance à ce jour. Quatre ans plus tard, il connaît un tassement (dix sièges), alors que la formation du populiste Geert Wilders focalise l’attention. Au fil des années 2000, les socialistes néerlandais ont surtout profité du repositionnement au centre des travaillistes, pris dans le sillon de la « troisième voie » blairiste. Aujourd’hui, socialistes et travaillistes se retrouvent pour plaider pour davantage de croissance en Europe.
« Monsieur Hollande a raison lorsqu’il plaide pour une politique de croissance en Europe », continue Cornelis de Jond. « Mais cela ne peut pas être d’un côté, l’austérité à l’échelle nationale, et de l’autre, la relance à l’échelle européenne, depuis Bruxelles. C’est impossible. Beaucoup de politiques sont assurées à l’échelle locale, et la Commission européenne n’a rien à voir avec cela. Il faut de la relance au niveau des deux échelons. »
Quant à Syriza, ce parti grec passé devant les sociaux-démocrates du Pasok aux dernières élections, il ne fait pas figure de modèle, mais représente un « espoir » pour les Européens : « Nous avons des contacts, mais aucun lien institutionnel. Les partis en Grèce, y compris les sociaux-démocrates, sont ravagés par le clientélisme. C’est donc évidemment un espoir de voir émerger un parti comme Syriza, doté d’une nouvelle culture politique, pour changer ce pays. »
Autre inconnue, pour les socialistes néerlandais : leur degré d’ouverture au compromis, indispensable pour former une coalition dans la foulée de l’élection (les législatives se déroulent à la proportionnelle quasi intégrale aux Pays-Bas). Certains doutent de la capacité de Roemer à arrondir les angles, rappelant certaines expériences locales délicates, en particulier dans la province du Brabant (où se situe Boxmeer). Beaucoup, à l’inverse, estiment que le socialiste est déjà en train de perdre son âme, dans l’espoir d’obtenir le poste de chef du gouvernement, en multipliant les concessions à l’approche du scrutin. Les négociations pour la composition du gouvernement seront ardues.
« Je veux avant tout constituer un bloc de gauche solide au pouvoir, pour m’assurer que l’agenda social soit respecté. Si une alliance avec les travaillistes et les écologistes reste insuffisante, alors nous irons trouver d’autres partis », affirme Emile Roemer. « Mark Rutte (libéral de droite, actuel chef du gouvernement) a dit qu’il ne voulait pas venir ? Très bien. Nous en trouverons d’autres. »
Entretien avec Emile Roemer
En complément du reportage, nous publions des extraits de l’entretien réalisé avec Emile Roemer à Boxmeer.
Vous voulez que les Pays-Bas restent dans la zone euro. Beaucoup d’économistes estiment qu’il faudra renforcer l’intégration européenne, pour que l’euro survive. Êtes-vous prêt, si vous remportez les élections, à défendre davantage l’intégration en Europe ?
L’intégration de l’Europe aurait dû être une priorité, au moment du lancement de l’euro. C’est donc une erreur qui remonte à 1998. Maintenant, il nous faut faire avec. Sortir de la zone euro, je ne crois pas que ce soit la solution. Cela ne serait pas sage. Cela coûterait beaucoup d’argent, et poserait beaucoup d’autres problèmes. Maintenant, les différences, sur le plan économique, entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud sont gigantesques. Il sera très difficile de remédier à cela, et de construire une Europe plus intégrée.
Mais il y a une chose qu’il ne faut certainement pas faire : procéder à des coupes trop sévères dans les budgets, que ce soit aux Pays-Bas ou dans le sud de l’Europe. Parce que les problèmes s’aggraveront. Plus de récession, plus de chômage. C’est désormais un fait démontré : l’austérité n’est pas la solution.
Quelle est la solution, alors ?
Avant toute chose, il faut que les pays du nord de l’Europe pratiquent des politiques de relance, qui profiteront à tout le monde, au Nord comme au Sud. Ensuite, il faut nettoyer une fois pour toutes le bilan des banques. Enfin, s’attaquer à la spéculation, en particulier celle sur les taux (de refinancement des États) de l’Espagne et de l’Italie. La Banque centrale européenne (BCE) doit racheter des obligations d’État, ou au moins dire qu’elle est prête à le faire – cela peut être suffisant pour faire baisser la spéculation. C’est l’horizon des deux prochaines années.
Est-ce que vous diriez, pour l’Espagne, ce que vous avez dit pour la Grèce : il faut plus de temps, mais pas d’argent supplémentaire des Européens ?
La situation de la Grèce est totalement différente de celle de l’Espagne. L’économie en Espagne est bien plus solide que celle de la Grèce. En Grèce, c’est un problème de confiance pour toute l’économie. En Espagne, c’est d’abord une crise bancaire qu’il faut régler. La BCE doit aussi racheter les titres espagnols pour calmer les marchés. Ce n’est pas une solution durable, mais cela permet de tenir quelques années.
Vous souhaitez repousser de deux ans le retour à 3 % du déficit public aux Pays-Bas. Vous risquez de braquer, entre autres, la chancelière allemande, Angela Merkel.
Nous aurons des discussions musclées avec l’Allemagne. Mais même le Fonds monétaire international estime que c’est un scénario sage. Même le directeur de la BCE dit que c’est une possibilité. Et des économistes reconnus, des prix Nobel, comme Joseph Stiglitz et Paul Krugman, le pensent aussi. Bref, je suis en bonne compagnie.
Mais vous n’avez pas peur d’ouvrir une brèche, et que tous les pays se mettent à renégocier leur calendrier budgétaire avec Bruxelles ?
Pour les Pays-Bas, ces 3 % ne sont pas un problème. Tous les partis reconnaissent cette barre des 3 %, et comptent l’atteindre, à plus ou moins court terme. Mais en Espagne, en Italie ou en Grèce, c’est très différent : les difficultés pour ces pays vont s’aggraver, et je veux être solidaire avec eux. Il faut leur donner davantage de temps. Je l’ai déjà dit : les gens sont plus importants que les règles que l’on s’est fixées il y a vingt ans.
Avec la crise, la donne a changé. Il faut investir dans l’économie. C’est plus important que le respect de règles que l’on a dictées en 1992 (avec le traité de Maastricht). Je suis un homme politique de 2012, pas de 1992. Regardez le taux de chômage chez les jeunes en Espagne. C’est un problème énorme, auquel il faut répondre tout de suite. Si la seule politique que l’on a, en direction de l’Espagne et de l’Italie, c’est de faire des coupes budgétaires, vous formez des générations de sceptiques à l’encontre de l’Europe.