Dans Film socialisme, Jean-Luc Godard avait utilisé l’image du Costa Concordia, ce paquebot de croisière qui a fait naufrage en 2012, pour représenter l’impasse du projet européen. Au Royaume-Uni, c’est le spectre du Titanic qui vient de resurgir, dans un clip potache montrant un pays au bord du gouffre gouverné par une dangereuse tribu de Brexiteers (partisans du Brexit) cyniques :
Parmi les riches croisiéristes qui tentent de fuir le bateau à temps, on reconnaît Jim Ratcliffe, l’homme le plus riche du Royaume-Uni. Ce fervent défenseur du divorce avec l’UE lors de la campagne de 2016 a décidé durant l’été de s’installer… à Monaco, où les étrangers sont exemptés d’impôt sur le revenu, comme l’a révélé le Daily Telegraph. Il n’est pas le seul, semble-t-il, à assurer ses arrières. Autre figure de proue du Brexit, le député ultraréactionnaire Jacob Rees-Mogg (lire son portrait dans Mediapart) vient de lancer deux fonds d’investissement… en Irlande, un membre de l’UE.
Plus de deux ans après la victoire du Brexit, le paysage politique du Royaume-Uni ne cesse de se décomposer. Les coups bas pleuvent. La cheffe du gouvernement Theresa May est tout à la fois très affaiblie et inamovible (« comme ces bouts de bois qui flottent sur l’eau », écrit The Economist). Le scénario catastrophe d’un « no deal » (“pas d’accord”) avec l’UE se renforce. Comme si cela ne suffisait pas, Nigel Farage, l’allié de Donald Trump, a annoncé le 18 août son retour sur le devant de la scène. L’ancien patron du UKIP, grand vainqueur du référendum de 2016, repart en campagne, avec la plateforme Leave means Leave (“La sortie, c’est la sortie”), pour durcir un Brexit qui s’annonce trop doux à ses yeux.
Avant une rentrée décisive pour l’avenir du Brexit à Londres, Mediapart revient, en trois temps, sur un marasme dont le Royaume-Uni n’est pas près de sortir.
1 - Le chaos à droite, ou « comment les Brexiteers ont perdu le contrôle »
Un élu de droite, partisan du Brexit, résumait la donne il y a quelques semaines auprès de l’hebdo New Statesman, sous le sceau de l’anonymat : « On a gagné la bataille du référendum, et l’on a presque tout perdu depuis. » Pour le blairiste Peter Mandelson, pilier du défunt New Labour, qui n’est pas pour rien dans le marasme actuel, c’est le même constat catastrophiste : « Le Brexit provoque une combustion interne au sein de la politique britannique. »
C’est peu dire que les promesses des partisans du Brexit tardent à se concrétiser. Le secrétaire d’État au commerce international, Liam Fox, avait par exemple lancé à l’été 2017 que négocier un accord de libre-échange avec l’UE après le Brexit serait « l’une des choses les plus faciles à faire de l’histoire ». À ce stade, Londres s’est vu imposer un calendrier qui repousse à l’après-négociations sur le Brexit le début des discussions sur un futur accord de libre-échange… « Les Brexiteers ressemblent de plus en plus aux critiques marxistes de l’Union soviétique : le problème n’est pas la théorie, mais la pratique », ironisele journaliste George Eaton.
À l’été 2016, Mediapart notait déjà les accents shakespeariens des règlements de comptes au sein des Tories, les conservateurs au pouvoir. La tendance ne s’est pas améliorée depuis. L’omniprésence médiatique de l’ambitieux leaver Boris Johnson, ex-maire de Londres et ex-ministre des affaires étrangères, ainsi que dans une moindre mesure de Nigel Farage, soutien de Donald Trump, confirme une « trumpisation » du débat public à Londres depuis deux ans. Par ricochet, cela fragilise les positions de Londres pour négocier à Bruxelles et obtenir gain de cause. Non sans ironie, le Brexit, qui devait permettre aux Britanniques de « reprendre le contrôle » (« take back control »), a abouti jusqu’à présent à une réaffirmation de la capacité de négociation de l’UE…
Dans une chronique mi-juillet, The Economist résumait l’étendue des dégâts : « Un gouvernement particulièrement sensé aurait mis au point un plan pour sortir de l’UE avant même d’organiser un référendum sur la sortie. Un gouvernement sain d’esprit aurait mis au point sa stratégie avant de déclencher formellement les négociations de sortie. Mais le Royaume-Uni, lui, a annoncé son plan de départ le 6 juillet 2018, soit après avoir utilisé les trois quarts du temps imparti pour les négociations avec Bruxelles. »
L’hebdomadaire fait référence aux annonces du 6 juillet lorsque May a défendu, dans le cadre d’un séminaire gouvernemental organisé dans la résidence de Chequers, un « Brexit doux » (connu sous le nom de « compromis de Chequers »). Elle a plaidé en particulier pour une organisation proche d’une union douanière, mais aussi pour le respect partiel des décisions de la Cour de justice européenne.
C’est un changement de cap pour May qui, jusqu’à présent, défendait un Brexit dur sous la pression de l’aile droitière de son gouvernement, alors même que la conservatrice avait fait campagne en 2016 pour le maintien dans l’UE… Ce réalignement de May ne s’est pas fait sans heurts : son ministre des affaires étrangères Boris Johnson a démissionné avec fracas, écrivant à l’époque que « le rêve du Brexit dépérit ». Johnson rêve bien sûr du poste de May.
En défendant un Brexit « doux » (“soft”), May a fini par écouter les inquiétudes des secteurs économiques britanniques. Elle a aussi pris acte de l’échec de sa stratégie jusqu’à présent à Bruxelles. À ce stade, Londres a perdu tous ses arbitrages, face à Michel Barnier et son équipe, à commencer par la très sensible « facture du Brexit », vécue à Londres comme une humiliation.
Ce choix d’un Brexit doux pourrait permettre aux Britanniques d’obtenir enfin des avancées dans la dernière ligne droite des négociations. Mais il réduit aussi un peu plus l’assise de May à domicile, au Parlement : elle se trouve désormais contestée, non seulement par les partisans du maintien dans l’UE (les remainers, à droite comme à gauche), mais aussi par les conservateurs défenseurs d’un Brexit dur.
Comme le notait récemment l’influent chroniqueur du Financial Times Wolfgang Münchau, « un accord avec l’UE reste de loin l’option la plus probable », écartant ainsi le scénario catastrophe d’un « no deal » (ce que les Britanniques appellent le « saut de la falaise » – photo ci-contre). Mais même en cas d’accord à Bruxelles, rien ne dit que Theresa May, qui est censée lancer le débat sur le résultat des négociations à partir de l’automne aux Communes, trouvera une majorité pour soutenir le deal.
2 - Corbyn en sursis, sans voix sur le Brexit
Jeremy Corbyn est loin de capitaliser autant qu’il l’espérait sur la crise qui emporte les Tories. Mediapart a déjà raconté ici comment les accusations de complaisance vis-à-vis de l’antisémitisme avaient fragilisé Corbyn. Les polémiques des derniers jours l’ont un peu plus malmené. À tel point que Corbyn pourrait être mis en minorité lors d’une réunion début septembre du comité exécutif du Labour.
Corbyn est désormais mis en cause pour avoir déposé en 2014 une couronne de fleurs sur la tombe de membres d’un groupe palestinien, qui avait organisé la prise d’otages d’athlètes et entraîneurs israéliens aux JO de Munich, en 1972. Douze d’entre eux étaient morts. Après cette révélation du Daily Mail (photos à l’appui), le leader travailliste a reconnu avoir été « présent », mais a ajouté qu’il ne « pense pas avoir été impliqué » dans la cérémonie proprement dite (voir la une ci-contre).
En tant que député spécialiste des questions internationales, il était présent ce jour-là à Tunis pour une conférence, à l’invitation du président tunisien de l’époque. Plus tard, il a expliqué avoir bien déposé une gerbe, mais c’était pour les victimes d’une frappe d’Israël contre les bureaux tunisiens de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
L’affaire du wreathgate (wreath signifie couronne) lui a valu un tweet spectaculaire du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, l’exhortant à exprimer une « condamnation sans équivoque » de l’antisémitisme. Corbyn s’y est refusé, préférant condamner les manifestants tués à Gazaces dernières semaines sous les tirs de l’armée israélienne.
Afin d’éteindre ces polémiques incessantes sur l’antisémitisme au sein du parti travailliste, le député londonien a décidé dans l’été d’intégrer au règlement du parti une définition de l’antisémitisme fixée par l’International Holocaust Remembrance Alliance. Mais il a finalement proposé d’amender cette définition en refusant d’intégrer l’ensemble des sous-exemples avancés, en particulier celui qui précise qu’accuser les juifs d’être« plus loyaux envers Israël que leurs propres nations » est un comportement antisémite.
L’affaire a déclenché l’ire de députés travaillistes de premier plan, tout comme la réprobation de certains des proches soutiens de Corbyn, y compris au sein de syndicats et de Momentum, le mouvement grassroots auquel Corbyn doit son élection à la tête du parti. Les semaines qui viennent s’annoncent donc clés pour le chef du parti. Au-delà de ces accusations de complaisance, Corbyn peine aussi, selon ses adversaires, à se faire entendre sur le Brexit. « Il n’a rien à dire d’utile sur le plus grand défi du pays », râle l’éditorialiste Rafael Behr, dans le Guardian.
Comme Corbyn l’a fait pendant la campagne électorale de 2017, le parti travailliste continue de défendre un Brexit soft, c’est-à-dire une sortie de l’UE en douceur, qui préserve l’union douanière et des traits du fonctionnement du marché unique. Mais son leader ne peut pas dire beaucoup plus. Son succès dans les urnes s’explique par sa capacité de séduire à la fois des partisans du maintien dans l’UE, scandalisés par le spectacle sanglant des Tories, et des défenseurs d’un Brexit au sein des classes populaires, ceux-là mêmes que Corbyn est parvenu à reprendre, semble-t-il, à l’électorat du UKIP. C’est pourquoi il semble peu probable, à ce stade, qu’il prenne le risque de se prononcer pour un second référendum sur le Brexit.
3 - Un improbable second référendum ?
C’est le casse-tête de Theresa May pour l’automne : comment va-t-elle ratifier, à Londres, le résultat de la négociation avec la commission de Bruxelles, dans l’hypothèse – la plus probable à ce stade – d’un accord de dernière minute ? Le mécanisme le plus simple serait de soumettre le texte à la Chambre des communes. Mais rien ne dit que May y trouvera une majorité : les partisans d’un Brexit dur menacent de s’allier avec les défenseurs d’un maintien dans l’UE. Ils formeraient alors une majorité pour rejeter le texte.
Autre option, pour le 10, Downing Street : May provoque de nouvelles élections anticipées, en espérant rassembler sur son nom une majorité suffisante pour valider le résultat final aux Communes. Les sondages – très fragiles, vu les ratés de 2016 – laissent penser qu’une courte majorité de Britanniques est désormais favorable au maintien dans l’UE, mais surtout qu’une large majorité d’entre eux ne souhaite pas la tenue d’un second référendum et préfère respecter, coûte que coûte, le vote du 24 juin 2016.
Si May emprunte cette voie, elle devra dissoudre le Parlement. Il lui faudrait alors le soutien de deux tiers des députés. Alors que la conservatrice a mené une campagne électorale médiocre l’an dernier, et que le parti travailliste concurrence désormais les Tories dans les études d’opinion, il n’est pas certain qu’elle obtienne le soutien de suffisamment d’élus conservateurs pour se lancer dans une telle aventure. Beaucoup de ces députés préfèrent garder leur siège qui, en théorie, est garanti jusqu’en mai 2022.
D’où la dernière option : un second référendum, baptisé par ses partisans « people’s vote ». En juin, quelque 100 000 activistes ont défilé à Londres pour défendre une nouvelle consultation. D’après le New Statesman, le premier syndicat du royaume, Unite, n’est pas opposé à cette idée, non plus que Momentum. Des hommes d’affaires ont commencé à verser de l’argent en soutien à cette campagne.
Des députés du Labour, comme le médiatique Chuka Umunna, et d’autres élus tendance blairiste, y sont favorables, tout comme les élus écolos du parti vert, les Gallois de Plaid Cymru, ou encore les libéraux des Lib-Dem. Les Écossais du SNP, le parti de Nicola Sturgeon, n’ont pas pris position, mais pourraient suivre. Certains spéculent, en cas de refus de Corbyn de soutenir un second référendum, sur la formation d’un nouveau parti, qui regrouperait les députés blairistes du Labour avec l’aile europhile des Tories, à l’instar d’une Anna Soubry.
Officiellement, ce scénario est totalement exclu par l’exécutif conservateur. « En aucun cas » cela n’aura lieu, a prévenu May mi-juillet, sous la pression de certains élus conservateurs et europhiles, favorables, eux, à un nouveau référendum. Mais la clé de l’affaire réside ici plutôt dans l’attitude de Corbyn et ses 258 députés. Jusqu’à présent, le député londonien s’y refuse. Mais la conférence annuelle du Labour, fin septembre à Liverpool, pourrait marquer un tournant. Surtout si le patron du Labour cherche à reprendre la main et faire oublier les dégâts des polémiques à répétition sur l’antisémitisme au sein du parti.
C’est d’ailleurs pour cela que Farage s’est remis en campagne : l’eurodéputé d’extrême droite veut contrer les « groupes financés par George Soros », alliés à « Tony Blair, Nick Clegg et d’autres », qui font campagne pour suspendre la « procédure de l’article 50 »(l’article des traités de l’UE qui organise la sortie d’un membre).
Mais le « people’s vote » pourrait s’avérer contre-productif pour ses partisans. D’autant que personne, à ce stade, ne s’entend sur la question à poser. Certains plaident pour trois réponses possibles : accepter l’accord, le rejeter, ou encore rester dans l’UE… Pour Wolfgang Münchau, du Financial Times, la seule option crédible, pour un second référendum, exclurait mécaniquement l’option du « maintien » dans l’UE, celle-ci ayant déjà été tranchée en 2016. Rien ne dit, par ailleurs, qu’une majorité de Britanniques, dont beaucoup sont fatigués des débats sur le Brexit, s’opposerait au résultat des négociations.
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Notre MediapartLive sur les négociations du Brexit, en mai 2018, dans les locaux du journal :
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