7 octobre 2019 | tiré de mediapart.fr
Lors des élections législatives de ce dimanche 6 octobre, les socialistes portugais ont progressé en voix après quatre années d’exercice du pouvoir. Cela faisait vingt ans que cela ne leur était pas arrivé, leurs précédentes expériences gouvernementales s’étant plutôt soldées par des reculs assez nets dans les urnes.
Si ce n’est pas assez pour diriger seul le pays, le premier ministre sortant António Costa est bien placé pour conserver son poste. Dimanche soir, il a déclaré qu’il chercherait à « renouveler la formule politique que les Portugais souhaitent voir continuer » Les deux forces de gauche radicale qui lui offrent un soutien parlementaire depuis 2015 – le Bloc de gauche (BE) et le Parti communiste (PCP) – se sont déclarées ouvertes à la discussion, en contrepartie de gains supplémentaires pour les salariés modestes et les retraités.
Costa pourrait également courtiser de nouvelles forces progressistes renforcées ou entrées au Parlement, comme les animalistes du PAN (Peuple-Animaux-Nature) ou les éco-socialistes de LIVRE. En face, la droite se situe à un niveau historiquement faible.
Pour la social-démocratie européenne, dont le parti autrichien a enregistré le pire score de son histoirele 29 septembre dernier, le sursaut vient une fois de plus de la péninsule Ibérique, mais sur une base a priori plus sûre que celui du parti espagnol, lequel s’apprête à affronter un nouveau scrutin en novembre, faute d’avoir pu (ou su) constituer une majorité.
Parler d’exception portugaise serait cependant abusif. On retrouve en effet des tendances lourdes, liées à la grande crise de 2008 ou antérieures à elle, qui concernent de nombreuses démocraties occidentales.
Le scrutin du 6 octobre a ainsi illustré une baisse tendancielle de la participation électorale, qui atteignait encore plus de 70 % des inscrits dans les années 1980. Jusqu’en 2009, elle était restée supérieure à 60 %, pour reculer à 58,9 % en 2015, puis 54,5 % cette année.
Par ailleurs, on peut constater que le score cumulé du PS et du PSD, c’est-à-dire les deux grands partis de gauche et de droite ayant structuré la compétition politique du pays, n’a jamais été aussi faible. Leur poids a diminué de plus de dix points en vingt ans, l’essentiel de cette baisse ayant été acquis et confirmé après la crise de 2008, qui restera décidément comme un tournant pour la légitimité des forces traditionnelles de gouvernement.
La fragmentation croissante du champ politique est enfin une des leçons de ce scrutin. Jusqu’en 2011, jamais le nombre de forces représentées au Parlement n’avait été supérieur à cinq. Il est passé à six en 2015, pour bondir à neuf cette année.
On a déjà cité le PAN et LIVRE du côté de la gauche et de l’écologie, ce dernier parti ayant fait élire la première députée noire et afro-descendante du pays (Joacine Katar Moreira). Mais la droite a aussi ses nouveaux venus : l’Initiative libérale, parti qui s’est rapproché de la famille du même nom au niveau européen ; ainsi que « Assez », une formation de droite radicale. L’entrée de cette dernière force à l’Assemblée de la République, même s’il ne s’agit que d’un élu, est un choc symbolique pour une démocratie née du renversement de la dictature de Salazar.
Satisfaire l’électorat sans s’aliéner le patronat : la méthode Costa
Avec près d’1,9 million de voix, soit 36,7 % des suffrages (quatre points de plus qu’en 2015), les socialistes obtiennent le sixième meilleur score de leur histoire. Grands vainqueurs du scrutin, ils sont les seuls récompensés par l’électorat satisfait de leur action, tandis que leurs alliés de gauche radicale ont reculé de deux points.
L’essentiel de ces pertes a frappé les communistes orthodoxes du PCP plutôt que le Bloc de gauche. Détenteurs d’une base électorale particulièrement âgée, qu’ils peinent à renouveler et qui a été relativement choyée par l’action des socialistes au gouvernement, les communistes sont en outre traditionnellement alliés aux Verts pour les législatives, lesquels ont probablement perdu quelques électeurs au profit des écolo-animalistes en progression.
Plusieurs chercheurs ont eu le temps de se pencher sur le bilan du gouvernement Costa, souvent présenté comme un modèle de sortie de l’austérité et de satisfaction parallèle des investisseurs et des autorités européennes.
La plupart des mesures restrictives conjoncturelles ont de fait été renversées, mais les changements les plus structurels appliqués depuis la crise, c’est-à-dire ceux qui favorisent les intérêts du capital sur différents marchés, dont celui du travail, n’ont été que partiellement révisés. La plupart ont même été laissés intacts, selon Rui Branco et ses collègues, « en dépit de la forte pression des partis de gauche radicale soutenant le PS ».
Comme l’a raconté Mediapart, Costa n’a pas fait mystère de vouloir apparaître comme un bon élève auprès des partenaires européens et des milieux d’affaires. L’appui de ces derniers lui est au demeurant nécessaire pour négocier une politique de revenus plus favorable qu’auparavant aux salariés (dont la hausse du salaire minimum).
En échange de la préservation de leurs acquis sur le marché du travail, les employeurs ont également laissé Costa relâcher la pression sur le pouvoir d’achat des retraités modestes, qui composent une part importante de sa base électorale. Le fait que les coûts immédiats pèsent moins sur les employeurs que sur le budget général et sur le long terme a certainement aidé à ce compromis, ainsi qu’en font l’hypothèse Alexandre Afonso et Fabio Bulfone, dans un autre article scientifique publié par la South European Society and Politics.
En miroir de la restauration par la gauche d’un bon niveau électoral et d’une fragmentation du paysage politique, la droite représentée au Parlement s’établit à un niveau historiquement bas.
Le parti social-démocrate (PSD), dont l’appellation ne doit pas abuser puisqu’il s’agit bien d’une formation libérale-conservatrice, a obtenu son pire score depuis 1983 (27,9 %) et seulement 77 sièges (contre 106 pour le PS). Son partenaire le Parti du peuple (CDS), initialement fondé sur une base chrétienne-démocrate mais ayant suivi une évolution droitière, est quant à lui à son plus bas. Le PSD a par ailleurs subi une scission sur sa droite, qui a abouti à la formation d’« Assez », entrée au Parlement comme on l’a signalé plus haut.
Après une transition démocratique accompagnée de mesures relativement égalitaires dans les années 1970, ainsi que de nombreuses nationalisations, la politique portugaise avait évolué fortement vers la droite et des politiques pro-marché depuis les années 1980, notamment après l’intégration à l’Union européenne.
Le rééquilibrage opéré sous Costa est réel, mais modeste. Il reste dans le cadre d’une économie politique ayant fait pencher la balance du côté des grandes entreprises et des investisseurs internationaux. Le pays reste fort dépendant des capitaux extérieurs, a perdu beaucoup de jeunes diplômés ayant émigré, et n’a guère réalisé de partage des richesses réellement ambitieux (au contraire, la fiscalité est restée très inéquitable). Le fait même que les chiffres du chômage et de la croissance soient satisfaisants a cependant de quoi favoriser la continuité, au détriment des ambitions de transformation sociale portées à la gauche du PS.
Celles-ci impliqueraient une socialisation plus forte du pouvoir économique et surtout financier. La porte-parole du Bloc de gauche, Catarina Martins, a résumé les choses franchement dans un entretien à la revue critique New Left Review. « Les étapes que nous devrions franchir – restructurer la dette, imposer un contrôle public sur les banques, relancer la base productive de notre économie – ne sont pas possibles dans le cadre actuel de la monnaie unique », dont l’appartenance n’est évidemment pas un sujet de débat pour le PS de Costa.
Arguant que le niveau de mobilisations sociales depuis la crise est resté modeste (en tout cas insuffisant pour appliquer un tel programme), Martins assume d’avoir soutenu un exécutif éloigné d’un horizon aussi critique : « Le programme du gouvernement Costa n’est pas de gauche ; il y a un accord entre une gauche et un gouvernement formé par un parti du centre, qui a été forcé au compromis par la gauche. »
Pour elle, cette solution politique n’était pas durable. Peut-être que les résultats de dimanche la conduiront à réviser son jugement. À moins que le Bloc de gauche ne juge trop coûteux à terme d’établir un accord à n’importe quel prix, ce qui laisserait planer un scénario à l’espagnole, avec à nouveau de l’instabilité faute de majorité évidente.
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