Tiré de Entre les lignes et les mots
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Parlez-nous de votre expérience et de votre travail journalistique.
Depuis plusieurs années, je suis la rédactrice permanente du portail « DAPTAR : espace des femmes dans le Caucase » [https://daptar.ru]. Il a été fondé en 2014 et au début, j’y ai travaillé en tant que journaliste indépendante. Puis je suis devenue rédactrice en chef. Les sujets que nous abordons dans cette publication me tiennent à cœur. Je suis née et j’ai vécu la majeure partie de ma vie au Daghestan, et je comprends très bien les réalités locales. DAPTAR a été créé à l’origine pour montrer tous les aspects de la vie d’une femme dans le Caucase du Nord, y compris les questions culturelles : qui est la femme caucasienne qui « connaît sa place » ? Où se trouve exactement cette « place » ? Veut-elle la « connaître » ? Ensuite, nous avons davantage de documents relatifs aux droits des êtres humains.
Vous avez une section sur le féminisme caucasien sur votre portail. Comment se présente-t-elle ?
Il y a beaucoup de contradictions internes dans le féminisme caucasien et je suis très intéressée à parler aux femmes de ce que le féminisme signifie pour elles, de ce qu’elles ressentent par rapport à ce concept et de ce que elles ont du faire face dans leur vie. Toutes les tentatives des féministes « métropolitaines » de nous dire comment nous comporter, de nous « libérer » et de nous « affranchir » – je dis « nous » car j’ai moi-même peu de relations avec les grandes villes centrales de Russie, et je m’associe très fortement au Caucase – provoquent des tensions parmi nos femmes.
Par exemple, il y a de grandes difficultés lorsqu’il s’agit de hijabs. La manière dont les féministes caucasiennes parlent du hijab depuis plus d’une décennie coïncide avec la tendance moderne à considérer divers phénomènes à travers un prisme décolonial. De nombreuses femmes pensent que le choix de porter le hijab est le résultat de leur propre lutte, qu’elles ont dû faire valoir ce droit. Et la lutte des femmes, la lutte pour le droit d’avoir une opinion, est un phénomène féministe. Cette opinion peut ne pas plaire à ceux qui pensent que le hijab est un signe de la position subordonnée de la femme, et d’une certaine manière, ils ont raison. Mais lorsque quelqu’un commence à dire aux femmes caucasiennes et musulmanes qu’elles doivent immédiatement se débarrasser du foulard et le jeter, il n’est pas très différent des hommes patriarcaux qui disent aux femmes comment se comporter. Il faut garder à l’esprit que dans le Caucase moderne, le niqab [note : une coiffe sombre couvrant le visage] est un signe de libre pensée. Il semble dangereux et est parfois assimilé à l’extrémisme. Si les femmes osent faire ce genre de « fermeture », elles prennent un grand risque et c’est évidemment très important pour elles.
Comment est né votre groupe de crise « Marem » et quel est son rôle ?
Comme je m’occupais de problèmes de femmes et que le site web de la DAPTAR propose des numéros de téléphone pour celles qui ont besoin d’une aide juridique ou psychologique, j’ai dû faire face à des demandes d’aide directes. Comme je connaissais alors de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et des personnes s’occupant des problèmes des femmes sur place, j’ai pu répondre à certaines demandes par moi-même. En 2019, j’avais suffisamment d’expérience dans l’évacuation des femmes et l’assistance dans les affaires pénales. J’ai agi en tant que représentante de la victime dans une affaire de viol collectif. Cette affaire m’a ébranlée, c’était une expérience traumatisante. Et j’ai vu comment de telles affaires sont jugées.
« La façon dont les féministes caucasiennes parlent du hijab depuis plus d’une décennie coïncide avec la tendance moderne qui consiste à considérer divers phénomènes à travers un prisme décolonial. »
En 2019, nous avons rencontré Maryam Aliyeva, une blogueuse populaire au Daghestan. Elle dirige une page intitulée Diaries of a Hot Woman, qui a été retirée à plusieurs reprises en raison des plaintes d’un public indigné. J’ai réalisé une interview avec elle : je voulais écrire sur cette fille, qui porte le costume national tout en vivant à Moscou. Notre conversation est rapidement passée de l’ethnographie aux droits des êtres humains. Nous avons fait équipe, puis une autre femme nous a rejointes, et nous avons décidé de recruter un groupe mobile pour le Caucase du Nord, comprenant des avocats, des militantes et des psychologues. Le 20 juillet 2020, nous avons annoncé notre existence sous cette forme.
Nous avons pris le nom de « Marem » en mémoire de Marem Alieva, une jeune femme d’Ingouchie qui a disparu. Elle a connu un destin terrible, et toutes les horreurs qui peuvent arriver à une femme dans le Caucase du Nord lui sont arrivées. Son mari l’a enlevée alors qu’elle était très jeune et qu’il avait déjà deux épouses. Il l’a punie en lui coupant une phalange du pouce et l’a menacée de lui enlever ses enfants. Elle s’est enfuie plusieurs fois. Elle a disparu en 2015 après une série de violences physiques et psychologiques et n’a toujours pas été retrouvée vivante ou morte. Il m’a semblé important de prendre ce nom car les personnes essaient de l’oublier. Je voulais que ce nom soit un rappel que tout appel doit être pris très au sérieux, qu’on ne peut pas le balayer d’un revers de main en se disant : « Elle se trompe juste ! ». Le prix d’une telle négligence peut être une vie humaine.
Au début, le travail était dynamique, nous étions nombreuses et nous résolvions ensemble les problèmes difficiles. Puis nous avons eu un appartement de crise où nous pouvions installer les femmes fuyant la violence pendant un certain temps. Elles pouvaient s’y reposer pendant que nous décidions où les envoyer ensuite et comment les aider. L’appartement a cessé d’exister le 10 juin 2021, lorsqu’une force conjointe de la police du Daghestan et de la police tchétchène y a fait une descente à la recherche d’Halimat Taramova. Les trois personnes qui se trouvaient dans l’appartement à ce moment-là, ainsi que la fille au nom de laquelle l’appartement était loué, ont dû quitter la Russie.
« Je voulais que ce nom – ‘Marem’ – soit un rappel que tout appel doit être pris très au sérieux ».
Cependant, des personnes restent sur le terrain, en Ingouchie, en Tchétchénie et au Daghestan. Ce sont les républiques d’où proviennent la plupart des appels. Les appels en provenance de Kabardino-Balkarie, d’Ossétie du Nord et de Karachay-Cherkessia sont moins fréquents. Nos collaboratrices travaillent dans ces républiques, sinon nous ne pourrions pas faire face. Elles ne sont pas prêtes à donner leur nom, car toutes les initiatives visant à défendre les droits des femmes et des enfants sont soumises à de très fortes pressions. Cela a commencé avant même la pandémie de Covid-19 et devient de plus en plus tangible au fil des mois. Les ONG sont déclarées comme agents étrangers, elles sont fermées, elles font face à l’opposition de la police. Nous ne sommes pas officiellement enregistrées et nous travaillons comme une équipe de guérilla composée de militantes et de volontaires – nous ne pouvons pas être fermées.
Dans l’une de vos interviews, vous avez mentionné que depuis l’invasion à grande échelle, il y a eu moins d’appels à Marem. Quelle en est la raison ?
La raison de la diminution des demandes est exactement la même que pendant la pandémie. Nous nous attendions alors à une augmentation des chiffres, mais soudainement, il y a eu moins d’appels. Nous pensons que dans de tels cas, les femmes, qui ont peut-être maudit leurs bourreaux récemment, ressentent soudain vivement qu’elles sont nécessaires à leur famille et doivent supporter tous les problèmes. Si elles sentent que leur frère, leur mari ou d’autres membres de leur famille sont partis à la guerre (non pas pour tuer et voler, mais pour « défendre la patrie »), le rôle traditionnel leur impose de soutenir et d’attendre leurs proches. Mais je ne pense pas que cela va durer longtemps. Lorsque ces hommes reviendront de la zone de guerre et montreront ce qu’on leur a appris là-bas, nous aurons malheureusement de nombreux autres appels.
En quoi la situation des droits des femmes et des violences sexistes, en particulier la violence domestique, dans les républiques du Caucase du Nord diffère-t-elle de celle de la Russie dans son ensemble ?
La situation en matière de protection des droits des femmes en Russie est très mauvaise. Elle s’est encore aggravée lorsque la violence domestique a été dépénalisée [note : début 2017, les coups portés aux proches sont passés d’une infraction pénale à une infraction administrative si l’acte est commis pour la première fois], ce qui a été constaté par les analystes et les travailleuses et travailleurs des ONG. La situation dans le Caucase du Nord a toujours été plus complexe que dans le reste de la Russie. Ici, il est très difficile d’imaginer une organisation qui pourrait s’engager ouvertement dans la protection des droits des femmes.
Par exemple, l’un des droits des femmes est de vivre avec leur enfant après un divorce. En Tchétchénie et en Ingouchie, il est presque impossible d’y parvenir devant un tribunal. Olga Gnezdilova, avocate à l’Initiative juridique, a attiré l’attention sur la réponse des autorités russes aux demandes de la CEDH à cet égard : « C’est ainsi qu’il est d’usage pour eux. Laisser un enfant avec son père après un divorce et ne pas permettre à l’enfant de voir sa mère est leur tradition. Une telle réponse montre que le fait de se complaire dans des traditions qui oppriment les femmes afin de ne pas se brouiller avec les hommes de la région est une politique consciente de l’État. Les déclarations de Ramzan Kadyrov à ce sujet sont également éloquentes. Elles se résument au fait qu’il est permis de battre sa femme de temps en temps. Et il n’y a rien à dire sur les normes culturelles selon lesquelles une femme doit être soumise, serviable, économe et porter des enfants.
Comment les structures de pouvoir participent-elles au maintien de l’ordre ultra-patriarcal ? Pourquoi la « justice » et la loi fonctionnent-elles différemment pour les femmes dans le Caucase ?
Pour autant que nous le sachions, les structures de pouvoir en Russie ont l’ordre informel de ne pas intervenir dans les affaires du Caucase du Nord, et facilitent donc le retour des victimes de violence en fuite dans leur famille. Nous rencontrons cela très souvent : les forces de police de Moscou, de Saint-Pétersbourg et d’autres villes se comportent de la même manière à cet égard. Dans notre appartement de crise à Makhachkala, une force conjointe de la police tchétchène et daghestanaise a fait irruption. Pourquoi la police d’une autre république est-elle venue ? Apparemment, ils abordent ensemble le problème des femmes en fuite.
Les femmes qui, il y a peu de temps encore, pouvaient maudire leurs bourreaux, ressentent soudain vivement qu’elles sont nécessaires à leur famille et doivent supporter tous les problèmes ».
Des règles particulières s’appliquent également au sein des républiques elles-mêmes. Les avocats d’Ingouchie et de Tchétchénie ont admis qu’« il est plus facile de protéger les guérilleros que les femmes. Lors des procès, les femmes ne sont soutenues que par leurs proches, tandis que la défense des hommes est assurée par de nombreux sympathisants. Prenez le cas de Shema Temagova, que le mari a failli la tuer avec une pelle après l’avoir frappée à la tête par derrière. Il a été libéré dans la salle d’audience ! De nombreux hommes sont venus à l’audience et l’ont soutenu. Après le ruzman [note : namaz du vendredi], ils se rassemblaient, venaient au tribunal et s’asseyaient là en approuvant de la tête. L’argument selon lequel « la femme s’est mal comportée et a harcelé son mari » est convaincant pour beaucoup ici.
Les avocats ont un travail difficile car ils sont constamment soumis à des pressions et à la honte : « Regardez qui vous défendez ! Vous défendez une « prostituée » ? Quel genre de personne es-tu ? », etc. Souvent, les avocats travaillent sur la même affaire en binôme, mais celui qui va au tribunal n’est pas un Tchétchène ou un Ingouche, mais un Russe, car il est moins sensible à ce genre de manipulation. J’ai travaillé avec mon collègue sur une affaire de viol collectif. Les hommes présents dans la salle s’attendaient à ce que nous soyons simplement gênées et que nous baissions les yeux, parce qu’il est insupportable pour nous de dire et d’entendre des mots décrivant la violence sexualisée. Ils comptent toujours sur ce mode d’action.
Lorsqu’une femme essaie de faire en sorte que les enfants restent avec elle ou de reprendre un enfant qui lui a déjà été enlevé, elle est également confrontée à de graves difficultés. Elle peut même gagner le procès, mais celui-ci s’arrêtera au niveau de l’huissier. Par solidarité avec l’homme, les huissiers saboteront le processus de restitution de l’enfant à sa mère. Selon les croyances ingouches, tchétchènes et certaines croyances daghestanaises, l’enfant appartient au clan du père. Ainsi, gagner le procès n’est pas tout – il faut encore s’assurer que la décision du tribunal est effectivement appliquée.
Existe-t-il d’autres initiatives auto-organisées ou groupes d’entraide luttant pour les droits des femmes dans le Caucase du Nord ?
En Ingouchie, il y a une équipe qui gère une chaîne appelée « Ce que je veux dire, Mado » Il y avait là aussi un club de discussion qui a osé parler du féminisme afin de savoir ce qui dérangeait tant le public à ce sujet. La discussion prévue a été immédiatement rejetée. Cela a tellement irrité les personnes qu’ils ont commencé à suivre les filles, à les menacer, à publier leurs coordonnées personnelles, à contacter leurs proches et à appeler à un « nettoyage ». En Tchétchénie, il n’est pas utile de parler de groupes auto-organisés, de cette façon ils peuvent simplement être mis en place. La situation est plus facile au Daghestan, et le meilleur cas est celui de l’Ossétie du Nord. Il existe là-bas une organisation appelée HOTÆ. [Elle a été fondée par Agunda Bekoeva et d’autres personnes partageant les mêmes idées. Elles parlent des problèmes des femmes et essaient d’en résoudre certains. Il y a aussi un groupe de filles au Daghestan qui gère la sous-page « Daghestan Féministe ».
« Se complaire dans ces traditions qui oppriment les femmes afin de ne pas se disputer avec les hommes locaux est une politique consciente de l’État ».
En général, il y a beaucoup de personnes dans le Caucase du Nord qui ne s’associent pas au féminisme, mais qui sont tout à fait féministes, défendant les droits des femmes dans les limites qu’ils jugent possibles. Et je considère comme une lutte féministe toute défense des droits des femmes que les femmes elles-mêmes ont initiée. La défense de tout type de droits, y compris ceux qui s’inscrivent dans le cadre de l’Islam, ce qui est également un problème dans le Caucase du Nord. J’ai vu un jour un argument amusant dans un groupe musulman : « Mes frères, c’est notre propre faute ! Si nous respections les femmes selon l’Islam, les féministes ne seraient pas venues nous voir ». Et ils ont raison dans une certaine mesure, car si les gens suivaient les injonctions musulmanes, les femmes auraient moins tendance à s’enfuir et à venir à nous. Par exemple, j’ai reçu un appel concernant un mari qui extorquait de l’argent à sa femme pour obtenir le divorce. En général, si une femme veut divorcer, elle est censée payer le « mahr » : dans le droit familial islamique, il s’agit des biens que le mari donne à sa femme lorsque le mariage est conclu. Il peut s’agir d’un appartement, d’une bague, de n’importe quoi. Mais toutes ces décisions sont prises par les hommes, qui pensent que les femmes sont des créatures superficielles et interprètent les injonctions comme bon leur semble. Dans certains cas, nous avons contacté des représentants du clergé islamique, si la personne en faisait la demande.
Dans quelle mesure les femmes du Caucase du Nord sont-elles incluses dans l’agenda politique et militant général ?
Les femmes sont assez bien représentées dans diverses organisations. Par exemple, il y a beaucoup de femmes dans le « Team against Torture ». De nombreuses femmes travaillent également au sein du « Mémorial » du Daghestan. Si nous parlons d’initiatives de base, il existe à Makhachkala un groupe d’activistes axé sur la défense urbaine et l’environnement, appelé « Notre ville ». Il a vu le jour lorsque les autorités municipales ont tenté de détruire le seul parc de Makhachkala et d’y installer un musée de « l’histoire russe ». De nombreuses personnes se sont alors mobilisées pour défendre le parc, et le groupe d’activistes est resté et est toujours actif aujourd’hui.
Les femmes du Daghestan sont politiquement actives. Cela se voit dans les protestations contre la mobilisation. Avant la manifestation du Daghestan, il y a eu une tentative de protestation en Tchétchénie, et des femmes sont descendues dans la rue. Mais nous savons très bien comment cela s’est terminé : on les a traînées là où il fallait, on a convoqué leurs maris et on leur a dit de battre leurs femmes s’ils ne voulaient pas que la police le fasse. En outre, les fils de ces femmes ont reçu des convocations. À Makhachkala, tout s’est déroulé plus facilement, les femmes y étaient plus libres. Mais vous devez comprendre qu’elles ne sortent jamais pour elles-mêmes – elles sortent toujours pour les hommes de leur famille. C’est une manifestation socialement approuvée, et même les forces de sécurité pensent que les femmes ont le droit de protéger leurs fils, leurs frères, leurs pères et leurs maris.
Il faut également comprendre que, dans l’ensemble, le rassemblement du Daghestan n’était pas anti-guerre, il était contre la mobilisation. Cependant, certaines personnes avaient une position politique plus claire, beaucoup d’entre elles ont été arrêtées, et il y a eu des cas de femmes battues et humiliées dans les postes de police. Dans ces cas-là, les femmes signalent rarement les passages à tabac. Comme le fait remarquer Ekaterina Vanslova, responsable de la branche nord-caucasienne du Comité contre la torture, des examens médicaux légaux et la documentation de signes de violence sont nécessaires pour ouvrir un dossier. Pour les femmes musulmanes, cela serait inacceptable car, premièrement, elles devraient se déshabiller (et très probablement devant un homme), et deuxièmement, des photographies de parties du corps nues seraient envoyées au bureau du procureur. Les femmes politiquement actives du Caucase du Nord sont plus vulnérables lorsqu’elles sont confrontées non seulement à la violence masculine, mais aussi à la violence de l’État.
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