Le mouvement social des étudiants se trouve désormais en eaux profondes. La vague, imperceptible, puise dans un cycle de plus en plus fatiguant et exigeant. Tous sentent que la « marée » du 22 mars est loin du bord. Le mouvement doit resserrer les rangs car le gouvernement est prêt à tout pour maintenir le cap sur sa hausse, y compris de noyer de jeunes matelots en recourant aux lois. Les tribunaux écoutent les requêtes singulières et tous devront s’y plier.
Le temps s’est contracté - « the time is out of joint » - et l’orage n’en peut plus d’attendre : certaines associations étudiantes, prêtes à sacrifier une saison d’études, se sont radicalisées encore et luttent désormais pour la survie de leur mouvement, alors que, du côté de l’armateur libéral, les dernières actions sont interprétées comme un affront, sinon un abordage du navire du gouvernement. Ce dernier prend désormais toujours un peu plus la posture de l’empereur face à de petits groupes de voleurs.
Les vents sont forts et le temps s’est obscurci, on ne voit plus très bien devant. Les rafales causeront de dommages sous peu, voilà pourquoi la ministre fera une annonce aujourd’hui, en ce jeudi de Pâques, afin de se rallier la population. Le gouvernement voudra améliorer le soutien financier accordé aux étudiants québécois, tout en maintenant sa hausse. Sans doute entrons-nous, l’ambiance en témoigne, dans la phase la plus dangereuse du printemps intempestif des étudiants québécois, c’est-à-dire le temps de la « tempête politique ». Tout peut arriver. Écueils comme retournements.
Le navire en pleine tempête politique
La ministre de l’Éducation, qualifiant d’ouverte la porte de sa cabine, ne peut plus user de menaces pour convaincre les marins de reprendre leurs études. Et cela se comprend, car elle se trouve en pleine tempête. Ses ordres se voient discutés sur tous les ponts, le navire perd de la vitesse, le calendrier risque d’être bouleversé et l’arrivée à bon port menacée. Les policiers interviennent de plus en plus et les médias rapportent les arrestations dans les journaux et aux bulletins de début de soirée. Fatiguée des effets de la houle, Line Beauchamp a dû appeler son capitaine à la rescousse ainsi que son argentier. Voilà pourquoi Jean Charest prenait la parole récemment pour rappeler tous les membres de l’équipage à l’ordre. Au-dessus de la mêlée, il a joué l’amiral en contrôle, l’empereur. Sauf que 200 000 étudiants n’acceptent plus le discours libéral. Que peut-il se passer désormais ? Que feront les étudiants face à un gouvernement qui maintient sa hausse ? Se diviseront-ils en raison de la fatigue ? Auront-ils peur ? Utiliseront-ils la loi à leur tour ? Personne ne peut le dire avec certitude, car nous sommes en mer.
Comment sauver sa peau avant le naufrage ? Les injonctions
Mais ce qui est clair, c’est que l’État, comme d’habitude, en appellera à la peur et fera intervenir la loi pour forcer le retour en poste de ses mariniers. Ce n’est donc pas un hasard si certains étudiants, flairant la possibilité de l’exception, se retrouvent devant les tribunaux pour demander des injonctions de toutes natures. L’idée est assez simple : tenter de sauver leur peau avant le naufrage. Autrement dit, ils demandent ouvertement qu’un tiers, du côté du pouvoir, sauve leurs intérêts personnels. Vivre dans un État de droit moderne suppose, on le sait, le recours continuel aux tribunaux, avec ou sans raison.
La transformation des étudiants en pirates
Une autre étape dans la résolution du conflit consiste à modifier le statut des passagers devenus indésirables. Le gouvernement, à l’aide de certains médias acteurs, tentera de transformer les étudiants téméraires et créatifs, qui étaient des « protestataires » et des « manifestants » il y a deux semaines à peine, en pirates afin de faire intervenir la loi. Autrement dit, on lancera plus de policiers dans les actions afin que la population du navire découvre à son bord des jeunes masqués, des bandits, des hors-la-loi, bref des risques appréhendés pour la navigation en groupe. Une fois les étudiants transformés en pirates, le jeu des gouvernants sera un peu plus facile : il s’agira alors de créer des oppositions dans le mouvement des étudiants, c’est-à-dire de décider qui, sur le navire, est fréquentable ou non. On voudra nourrir les requins. L’objectif est bien connu, et il est aussi vieux qu’Alexandre le Grand : fabriquer de la peur, de la terreur pour mieux sacrifier des opposants et légitimer le pouvoir politique.
Apprendre la politique en pratiquant l’apnée durant les manifestations
Dans une tempête, certains matelots, formés à l’école d’autres
manifestations, auront appris à respirer sans air. Ils auront appris à recevoir sur la tête des bombes et à fuir des gaz lancés pour leur bien par les forces de l’ordre. Ils auront appris à survivre en temps de crise, sans radeau. C’est que la politique reste un apprentissage de l’aérien, un voyage imprévisible sur l’élément fluide, une école de l’apnée, c’est-à-dire une plongée dans le noir, l’abysse, le profond, le dangereux pour sa vie. Être manifestant, c’est exprimer une critique sociale. Être manifestant, au moins depuis Augustin, ce sera encore vrai en 1905 en Russie, avec ou sans Marx, en 1837 avec les Patriotes, et surtout en 1970 au Québec, c’est passer pour un insatisfait, un révolté, un élément perturbateur, un révolutionnaire, un terroriste potentiel, c’est-à-dire vivre dans les nuées en attente de l’isolement, la prison, de la noyade ou de la mort.
Mutinerie, noyades et arrestations en temps de révolution
La critique sociale a toujours besoin d’un contexte. Notre situation, habituelle sur les navires à la dérive, nous renvoie au cuirassé Potemkine et au temps de la révolution. Les révolutionnaires rencontrent toujours sur leur chemin étroit des tsars, des empereurs. Le printemps des étudiants se comprendra mieux si on l’interprète à partir d’un film dont la conclusion appartient au passé.
Voici le scénario du Potemkine revu en avril 2012.
On reconnaît que les jeunes marins québécois quittent les classes et protestent contre le fait de manger de la viande pourrie. Les jeunes matelots et leurs chefs se révoltent. Ces derniers risquent de mourir assassinés. Ils sont tués dans une manifestation. Les corps sont portés par la foule, ou le peuple, venue acclamer les marins comme des héros. Les policiers, aujourd’hui, on aurait dit les soldats de la garde tsariste, massacrent les manifestants et la population civile dans un escalier qui paraît interminable. On voit l’avenir se jouer sous nos yeux. Dans le rêve le plus fou des indignés : l’escadron ayant pour tâche de mater la révolte du Potemkine, c’est-à-dire la gouvernance libérale, refuse les Ordres et rejoint les insurgés dans la rue. Tous s’entendent et l’école est enfin gratuite pour tous…
Arrêt sur l’image : cela est un scénario, avis aux étudiants, et rien de semblable n’arrivera chez nous. « Autre temps, autre mœurs », aurait dit Pindare.
Le scénario du cuirassé Potemkine ne se réalisera pas ce printemps au Québec. L’événement, qui a lieu pendant la Révolution russe de 1905, en janvier et non en mars, est souvent vu comme le précurseur de la révolution d’Octobre 1917. Son seul intérêt réel, qui dépasse la métaphore navale si utile à la climatologie politique, est que dans le film classique de Eisenstein, tout est tourné du point de vue des manifestants, des révoltés, des insurgés, bref des êtres humains.
Ce que suggère plutôt la prosopopée des Lois…
Voyons maintenant ce que les étudiants, en cinéma ou en droit entre autres, des êtres qui vivent pour l’avenir, pourraient tirer de la « juridiciarisation » progressive du conflit, avec l’arrivée du congé pascal.
Les lois prétendent qu’elles sont du côté de la « juste part ». Qu’elles assurent le bien commun et servent la justice. Les lois le répètent volontiers dans les médias québécois et l’incarnent par la présence des policiers : « Nous sommes là pour assurer l’ordre et la sécurité ». La population a peur des Lois.
Dans ce contexte de droit, les étudiants devraient demander aux lois elles-mêmes ce qu’il faut faire en pleine tempête politique. Elles répondraient peut-être, habituées qu’elles sont des tribunaux : « Il est triste que nous ne soyons utiles qu’en dernier recours, lorsque le bateau est en passe de couler. Il est triste que nous soyons associées à l’exception et mobilisées seulement par l’État et les autres. Pourquoi ne pas nous utiliser dès maintenant pour votre cause, surtout si elle est juste ? Nous sommes au service de tous, du petit comme du grand, de l’étranger comme de l’habitant, du politicien comme de l’étudiant. Et en plus : nous accordons assez souvent des dérogations spéciales lorsque l’exception se dit raisonnable »
La prosopopée des Lois québécoises enseignerait au mouvement étudiant que le gouvernement écouterait davantage si ces derniers, se disant membres de la communauté juive, suite à une autre mascarade ou la visite d’une synagogue, garaient des autobus un peu partout dans Outremont ou ne payaient plus de facture d’eau. Les élus bougeraient plus vite si les étudiants organisaient une marche de la burqa ou du voile intégral à Québec. Le gouvernement serait plus ouvert si les étudiants, au lieu de marcher pacifiquement, ce qu’ils font depuis six semaines déjà, se présentaient massivement dans les succursales de la SAAQ, en arborant le carré rouge, pour le renouvellement de leurs photos... La judicarisation pourrait aussi avoir du bon, puisqu’elle appartient à l’État. C’est sensible sans doute, peut-être trop pour une partie de la population, mais les étudiants ont, eux aussi, le droit de recourir aux lois existantes.
Dura lex, sed lex – la loi est dure mais c’est la loi
Si les étudiants ne s’entendent pas avec la ministre Line Beauchamp et ne se divisent pas, il restera encore la loi. Ils devront savoir s’y plier avec originalité, dans de grandes performances, car la population en général n’appuie pas ceux que les médias qualifient de flibustiers. Le congé pascal est d’ailleurs propice aux demandes de toutes sortes. Ils pourront en effet « aborder » juridiquement le navire amiral en mobilisant beaucoup activement les lois qui gouvernent le régime qu’ils cherchent à secouer par leurs vents, leurs vagues et la marée. Qu’ils demandent par exemple des accommodements dit « raisonnables ». Ainsi parviendront-ils à entrer dans la cabine étroite de la ministre et recevoir en prime une audition… Ce ne sera sans doute pas une grande « révolution », ni « un grand pas pour l’homme », mais qu’importe : ils auront enfin un peu d’attention. Il faut bien vivre dans son temps, quel qu’il soit. Et rien n’est plus pénible croyons-nous pour un empereur ou un politicien en fin de cycle que de voir un jeune pirate se réclamer de Dieu et avoir, en surplus, la loi de son côté.
Les étudiants sont désormais en eaux profondes, ils doivent savoir naviguer, aborder, mais aussi nager. S’ils utilisent la loi à leur avantage, ils deviendront un écueil pour le navire libéral. Mais si les leaders étudiants se divisent, négocient séparément, sous la menace, dans la peur et la précipitation, alors les requins viendront dévorer les derniers indignés du printemps québécois.
Dominic Desroches
Philosophie / Collège Ahuntsic