Rose et bleu
La principale différence de cette pilule avec son « équivalent bleu », le Viagra, est qu’Addyi n’agirait pas comme une « aide à la performance physique », mais comme « une aide au désir sexuel ». Cette différence majeure envoie un message idéologique très clair : tandis que les hommes n’auraient besoin que d’un « soutien » physique pour « améliorer » leur sexualité, les femmes devraient être traitées avec des antidépresseurs car leurs problèmes proviennent de leur désir. La pilule en effet ne traite aucun problème physique.
En revanche, la logique inhérente aux deux pilules est de ne pas chercher à comprendre l’absence de désir : c’est une façon de traiter la question sous l’angle pathologique, pour ne rien remettre en cause. Pour les hommes, il s’agirait de traiter uniquement le problème physique (l’absence d’érection), et pour les femmes, de le traiter comme une pathologie, un « trouble » du désir. Il faut ajouter que ces « troubles » ne sont vus que d’un point de vue hétéronormé, ignorant totalement la multiplicité des pratiques sexuelles.
Par ailleurs, l’ensemble des facteurs sociaux qui agissent sur le désir et qui affectent la vie de chacun sont totalement absents du discours médiatique dominant autour de Addyi. Comme le souligne Andrea D’Atri, « à mesure, paradoxalement, que le sexe devient littéralement « monnaie courante », la mise au pas des corps et du désir s’accentue. Et tandis que la marchandisation de la sexualité augmente, l’absence de désir est devenu l’un des motifs les plus fréquents de consultations médicales et psychologiques ».
Considérés comme une accumulation d’activités physiques, les rapports sexuels finissent par être réduits à une somme de pénétrations et d’orgasmes. Éloignée de la question du désir, la sexualité reste marquée par le modèle hétéronormatif, encouragé par les valeurs patriarcales.
Qu’est-ce que le désir ?
La pilule Addyie ainsi que ses prédécesseurs sont depuis longtemps critiqués par une grande partie du mouvement féministe. Le documentaire Orgasm Inc., de Liz Canner revient d’ailleurs sur les luttes contre les grands laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à trouver un équivalent du Viagra depuis les années 1980.
L’industrie pharmaceutique et le corps médical ont passé des décennies à chercher à convaincre les femmes que le désir sexuel était un symptôme de l’hystérie. Aujourd’hui, à l’inverse, ils cherchent à convaincre celles qui ressentent un manque de désir sexuel qu’elles souffrent de « troubles psychologiques ».
Les « débats » concernant le désir sont toujours marqués par les préjugés et les tabous qui entourent la sexualité féminine dans la société patriarcale. Comme l’explique l’une des intellectuelles qui s’est engagée contre l’autorisation d’Addyi, la sociologue et professeure en études de genre Thea Cacchioni, « il y a 150 ans, les docteurs expliquaient [aux femmes] que si nous avions beaucoup de désir, il y avait quelque chose qui n’allait pas chez nous. Aujourd’hui, c’est si nous n’avons pas de désir qu’il y a quelque chose qui ne vas pas ».
Lorsque que l’on fait des recherches sur les motifs de l’absence de désir, les problèmes physiques et les « troubles » sont loin d’être les plus fréquents. Dans le documentaire Orgasm Inc., on voit de nombreuses situations qui sont caractéristiques : des jeunes femmes qui parlent de rêves irréalisables, un manque d’éducation sexuelle dans les écoles, le silence familial... Parmi ces histoires, il y a notamment celle d’une femme qui effectue de nombreuses opérations médicales extrêmement lourdes car elle ne réussit pas à atteindre l’orgasme. Elle se fait même introduire un dispositif nommé « Orgasmatron » dans la colonne vertébrale. Lorsqu’elle réalise que tout cela ne fonctionne pas, elle explique à la réalisatrice du documentaire qu’en réalité, elle réussit à atteindre l’orgasme, mais par d’autres moyens, et que peut-être son éducation religieuse est l’une des causes de tout cela, une éducation qui lui a enseigné que le corps et le désir étaient des pêchés. Qui peut croire sincèrement que son problème est un problème purement physique ?
Dans une autre partie du documentaire, des femmes testent un médicament pour accroitre leur libido. Elles expliquent alors que ce qui les a vraiment aidées à avoir de meilleurs rapports sexuels, c’est le fait d’être détendues, dans un espace confortable, sans les préoccupations quotidiennes et leur travail, et de voir de bons films érotiques. La majorité des tests ont montré que le médicament en tant que tel n’affectait pas réellement le comportement sexuel.
Le désir, comme d’autres comportements humains, n’est pas quelque chose de naturel mais fait partie de la culture et de la vie sociale. Il est traversé par des préjugés moraux et religieux. Et même si tout le monde ne les subit pas, l’oppression des femmes et le machisme font fondamentalement partie du tabou concernant la sexualité féminine. Toute sexualité qui n’est pas reproductive ou qui sort de la norme hétérosexuelle est réduite au silence, jugée, et même « punie » socialement. Dans certains cas, légalement.
La première décennie du XXIe siècle a confirmé l’alliance entre le patriarcat et les démocraties capitalistes. L’extension des droits et la « liberté sexuelle » marchandisée sont les marques d’une société qui condamne la majorité des femmes et des jeunes filles à la misère et à la violence, physique, économique et institutionnelle. A travers cette contradiction apparente, le féminisme des ONG et le lobbying parlementaire ont perdu de leur force. C’est dans la rue que se poursuit la lutte pour les droits des femmes, le combat contre le machisme et pour l’émancipation des femmes et la libération sexuelle. C’est la seule perspective qui garde son actualité.
Source : http://www.revolutionpermanente.fr/Viagra-rose-Amere-la-pilule
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