Édition du 17 décembre 2024

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Extrême-droite

Ukraine : Qu’est-ce que le régiment Azov, ce bataillon ultra-nationaliste devenu symbole du martyre de Marioupol ?

Pour le Kremlin, la cause est entendue : les néo-nazis occupent une place prépondérante dans les structures politiques et militaires de l’Ukraine, et le pays doit donc être « dénazifié ». Cet argument, au cœur de la justification de l’attaque lancée le 24 février, s’appuie largement sur le rôle majeur que joue au sein des forces armées ukrainiennes le fameux régiment Azov. Adrien Nonjon (Inalco) revient en détail sur l’histoire de ce mouvement issu de l’ultra-droite la plus radicale et qui a – en partie au moins – évolué au cours de ces dernières années, se positionnant désormais simplement comme un groupe militaire « patriotique », ouvert à tous les Ukrainiens, quelles que soient leurs origines et leurs convictions.

Tiré de The conversation.

Azov. Voilà plus de trois mois que ce nom résonne à travers le monde. Depuis le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine sous couvert de « dénazification » de celle-ci, cette formation militaire rattachée à la Défense territoriale ukrainienne se trouve plus que jamais au centre de l’attention médiatique.

Considéré par les uns comme une organisation néo-nazie s’étant rendue coupable d’atrocités sur la ligne de front et par les autres comme un régiment héroïque, Azov est devenu, par la force des armes et des images, le symbole du siège de Marioupol et de son martyre.

Loin de tomber dans les interprétations schématiques et les narratifs qui alimentent en continu la guerre de l’information que se livrent la Russie et l’Ukraine, nous proposons à travers cet article de revenir sur la généalogie de ce régiment et de lever ainsi le voile sur certaines ambiguïtés.

Aux origines d’Azov

L’histoire de ce qui allait devenir le régiment Azov débute fin février 2014, au lendemain de la révolution du Maïdan, et s’inscrit dans un contexte précaire marqué par une grande instabilité politique et militaire.

Dès le 27 février, souhaitant faire table rase d’un passé jugé autoritaire, la Rada ukrainienne vote la loi 4271, qui prévoit l’amnistie générale des prisonniers politiques de l’ancien président Viktor Ianoukovitch (élu en 2010, il a fui le pays durant la révolution du Maïdan). Parmi les amnistiés figurent un certain nombre de personnalités affiliées aux milieux paramilitaires et hooligans ukrainiens, dont Andriy Biletsky, né en 1979 et emprisonné depuis 2011 (officiellement pour agression armée ; pour des raisons politiques selon ses soutiens).

Évoluant depuis sa jeunesse dans les milieux d’ultra-droite de l’underground ukrainien, Biletsky est notamment connu pour avoir relancé en 2005 à Kharkiv le groupe paramilitaire « Patriote d’Ukraine », autour duquel s’agglomérèrent plusieurs formations radicales de droite, formant ainsi l’Assemblée sociale nationale.

Si l’extrême droite ukrainienne avait pu bénéficier, à l’exemple de l’Union pan-ukrainienne Liberté (Svoboda), de l’appui officieux du président Viktor Ianoukovitch dans l’optique de la présidentielle de 2014, lors de laquelle il entendait être candidat à sa propre succession, l’extrême droite non institutionnelle, telle que l’Assemblée sociale nationale, est paradoxalement combattue par ce même régime. Cette stratégie est comparable à celle employée par l’administration russe à partir de la fin des années 2000, qui visait à bâtir une opposition ultra-nationaliste d’inspiration néo-fasciste contrôlée, tout en s’attaquant, sous couvert d’antifascisme, aux éléments les plus subversifs.

Représentant une force pour le moins marginale, principalement impliquée dans des affrontements de rue, le mouvement Patriote d’Ukraine cultive une idéologie xénophobe, racialiste et violente à l’encontre des non-Ukrainiens. Cet héritage suivra Andriy Biletsky tout au long de son parcours.

En 2012, Patriote d’Ukraine est démantelé par Ianoukovitch. Biletsky est derrière les barreaux et les autres dirigeants du mouvement ne participent pas à la révolution du Maïdan, qui voit d’autres mouvances radicales s’imposer comme Secteur Droit (Praviy Sektor).

En dépit de cette absence prolongée du champ politique ukrainien, une étape décisive sera franchie au printemps 2014 dans l’ascension de ce groupe. Affecté par une série d’insurrections prorusses à l’Est, le gouvernement provisoire peine, faute d’une armée suffisamment opérationnelle, à rétablir l’ordre. S’appuyant sur l’élan inédit de la société civile qui commence à former des bataillons de volontaires, le gouvernement accepte finalement que Biletsky, tout juste libéré de prison, et ses hommes assistent les forces de l’ordre. Il s’agit, pour Kiev, de capitaliser sur celles et ceux qui ont, de par leur passé militant, une expérience de la violence afin de l’employer dans un cadre régalien.

Rattaché au groupement oriental de Secteur Droit – qui constitue une galaxie de mouvements politiques et paramilitaires nationalistes de différentes orientations idéologiques –, le désormais nommé Corps Noir (nom choisi en réponse aux « petits hommes verts » russes mobilisés lors de l’annexion de la Crimée le 26 février 2014) sécurise entre le 1er mars et le 1er mai 2014 la ville de Kharkiv. Voyant les séparatistes du Donbass progresser au sud-est avec l’appui de la Russie, les combattants de Corps Noir déportent leurs efforts vers les rivages de la mer d’Azov, d’où ils reçoivent en grande partie leur armement.

Composé de 300 hommes, le bataillon s’autonomise et devient rapidement, par son expérience du terrain, l’une des meilleures unités de combat au sein de l’appareil défensif ukrainien. Il repousse contre toute attente les séparatistes hors de la ville portuaire de Marioupol. Le 5 mai 2014, dans la ville de Berdiansk, Corps Noir se transforme en « bataillon territorial d’auto-défense ». C’est à cette date qu’il prend le nom d’Azov, en référence à la mer du même nom mais aussi par simplicité comme le faisait remarquer Alex Kovzhun, l’un des managers de l’identité visuelle d’Azov : « Comme les Beatles, un nom simple et même ridicule est souvent plus facile à retenir. »

Une institutionnalisation synonyme de professionnalisation

Conformément aux premiers protocoles de Minsk signés le 5 septembre 2014, le gouvernement ukrainien impose aux différents bataillons de volontaires de se ranger sous ses drapeaux afin d’éviter toute subversion.

À la différence de Secteur Droit, qui privilégie une approche contre-insurrectionnelle spontanée et non étatique de type « Corps Francs », le bataillon Azov rejoint sans peine la nouvelle Garde nationale en tant que régiment placé sous commandement direct du ministère de l’Intérieur. Cette institutionnalisation affecte en profondeur l’identité initiale du groupe de combattants. Non seulement Azov doit désormais répondre à l’État, mais en plus ses actions sont encadrées par un statut disciplinaire très strict mettant l’accent sur le respect des droits humains et de la dignité, conformément au statut disciplinaire 551-XIV adopté par l’Ukraine en 1999.

Dès lors, le régiment ouvre son recrutement. Se présentant comme une force ayant fait ses preuves sur le champ de bataille, il voit ses effectifs culminer avant février 2022 à environ 1 500 hommes.

Les profils retenus sont plus qu’hétérogènes et renvoient à la diversité du tissu qui compose la nation ukrainienne : ukrainophones, russophones (qui constituent d’ailleurs la majorité des effectifs), Grecs pontiques et même, à l’exemple de Vystup Mose, ancien commandant adjoint en 2015, de Juifs. Le « noyau dur » néo-nazi qui pouvait exister à sa création est dès lors affaibli au profit d’un « nationalisme patriote ».

Les succès militaires du régiment à Marioupol et Chirokino furent l’acte de baptême de cette nouvelle mystique bâtie autour de l’ambition, de la détermination et de l’autonomie des combattants, et ce dans le seul intérêt d’une nation en péril et non de sa présupposée « supériorité ». Ce message simple mais fort est destiné avant tout à la population ukrainienne ; il permet de faire d’Azov un régiment d’élite accepté par une partie de la population.

Au terme de cette ascension au sein de l’appareil défensif ukrainien, Azov se modernise tant du point de vue doctrinal que du matériel. Possédant sa propre colonne de blindés 300 BTR-80 et T-64B1M, le régiment tend progressivement vers les standards OTAN et construit un univers collectif conforme à sa vision élitiste. Dans l’optique de légitimer son existence, mais aussi ses actions auprès de la population, Azov s’emploie à se présenter comme un régiment intègre au mode de vie et aux valeurs exemplaires qui tranchent avec le reste des forces armées ukrainiennes.

Grâce à cela, les actions et les attitudes du régiment sont non seulement admises et détachées de son image fascisante initiale, mais servent aussi de vitrine pour le recrutement. La discipline est stricte, sans distinction de rang, et l’affichage d’un mode de vie sain, inspiré du straight edge punk (ni alcool, ni drogue, ni tabac), entend garantir l’efficacité sur le théâtre d’opération, mais aussi sa force de persuasion par rapport aux autres unités.

Une symbolique néo-païenne controversée

Contrairement aux autres formations militaires nationalistes comme Aïdar ou le bataillon Sainte-Marie, le régiment Azov n’est que peu imprégné du culte de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de ses figures tutélaires comme Stepan Bandera. Outre l’emploi de la prière des nationalistes ukrainiens rédigée dans les années 1930 par Osip Mashchak et le nom donné à son école de sous-officiers, « Yehen Konovalets » (fondateur de l’OUN), les traditions du régiment s’inscrivent dans un héritage beaucoup plus ancien.

Bien que la figure du Cosaque de l’ère moderne soit célébrée comme l’archétype du combattant ukrainien, Azov prend principalement comme modèle le Varègue de la Rous’ de Kiev païenne, qui est largement idéalisé et assimilé à la « physicalité » brute, à l’incarnation suprême de la puissance masculine et de son esprit de corps. Il s’agit ici d’un choix assumé que l’on retrouvait déjà chez les membres de Patriote d’Ukraine, pour qui le néo-paganisme slave renvoyait à une célébration de la nation et même de la race.

Dans ce processus de représentation de son identité, la culture du régiment semble répondre à des codes précis et idéalisés selon ce que nous désignons par « néo-paganisme guerrier ». Ainsi, les combattants n’hésitent pas à se mettre en scène autour de rites mystiques. Ils effectuent des marches aux flambeaux, arborant des boucliers vikings gravés de runes.

Au travers de ces cérémonies apparues dès les premières pertes au combat essuyées par Azov, un véritable sentiment d’appartenance à une élite émerge chez ses membres, d’autant plus que ces cérémonies accentuent le caractère martial du régiment. Il n’est pas rare de voir aussi chez certains des combattants des pendentifs à l’effigie de Mjölnir, le marteau du dieu de la foudre Thor, ou même de les entendre parler de voyage vers « Valhalla », le paradis viking, pour évoquer leur mort prochaine sur le champ de bataille.

De surcroît, la référence au peuple varègue a permis à Azov de justifier certains choix esthétiques plus que controversés. Employé jusqu’à son incorporation à la Garde nationale fin 2014, avant d’être tout simplement effacé, le soleil noir, symbole ésotérique nazi popularisé par la SS, est en dépit de sa filiation considéré par beaucoup de combattants se revendiquant du néo-paganisme comme une variante nordique du Kolovrat symbolisant le soleil et sa rotation. Stylisé de façon runique, le Tryzub (trident) du parti Corps National (voir plus bas) suit cette même logique. Plus largement, le choix de tels éléments confirme en partie l’orientalisme des origines d’Azov, qui se situent au Donbass. Le peuple varègue a principalement occupé l’Est de l’Ukraine : raison de plus, aux yeux des membres d’Azov de faire de cette région l’épicentre des nouvelles représentatons du pays.

L’usage de la rune « croc de loup » Wolfsangel est tout aussi polémique. Si ce symbole remonte à l’époque médiévale et est encore utilisé sur certains blasons comme celui du quartier de Bornheim à Francfort, il fut arboré par la division SS Das Reich. Indépendamment de l’histoire et de ses tragédies, ce symbole est peu critiqué en Ukraine, où il signifie « I » et « N » pour Idée de la Nation, un slogan répandu au sein de l’extrême droite nationaliste, toutes tendances confondues.

Bien que ces symboles confortent l’idée que l’extrême droite ukrainienne soit fascinée par le paganisme, leur utilisation au sein d’Azov reflète deux dynamiques. L’une interne au groupe : cette culture guerrière teintée d’imaginaire païen a pour principale fonction de renforcer les groupes de combattants, de créer un esprit de corps. Il s’agit ici d’une socialisation virile qui conforte la thèse de Benedict Anderson qui, dans son ouvrage Imaginated communities, présentait la plupart des forces nationalistes comme des entités construites sur un projet « mâle-hétéro » imaginé comme une « confrérie ».

L’autre est externe : elle participe à la valorisation d’un folklore combattant nationaliste qui jalonne le parcours initiatique de chaque individu. Celui-ci permet de mobiliser l’énergie intérieure de ses adeptes et de répondre à leur besoin d’identité. La violence et la mort sont implicitement réclamées, vécues et mises en valeur comme outils concrets pour relier le nationalisme contemporain avec ses héritages historiques et les désirs de dépassement.

Enfin, selon certaines déclarations de combattants recueillis par l’historien et politologue originaire du Donbass, Konstantin Batozsky, que nous avons rencontré, le choix de la symbolique néo-nazie ne serait que pure provocation à l’encontre des séparatistes du Donbass qui, de leur côté, surfent sur l’imagerie du totalitarisme soviétique. Bien que ces symboles furent utilisés dès le départ au sein de Patriote d’Ukraine, le régiment se défend aujourd’hui de toute réappropriation idéologique et symbolique de l’ancienne formation ultra-nationaliste. Il ne s’agirait donc pas, selon cette présentation des choses, d’un choix doctrinal mais d’un choix de circonstance visant à répondre au sectarisme des groupes ennemis.

Une socialisation combattante au service du politique

La mise sous tutelle directe du régiment Azov par le gouvernement ukrainien fut, comme nous l’avons vu, déterminante dans la mutation du régiment. Si elle a contribué à sa dépolitisation, elle n’a pas pour autant mis fin aux ambitions politiques des éléments les plus radicaux.

Cherchant à capitaliser sur l’expérience et la légitimité du conflit, Andriy Biletsky quitte fin 2014 le commandement d’Azov au profit de la politique. Élu député au Parlement sur une liste composée de vétérans, il fonde en 2015, avec des anciens du régiment Azov, l’ONG Corps Civil. Cette organisation militante formera l’ossature du parti nationaliste-révolutionnaire Corps National, fondé le 14 octobre 2016, qui obtiendra 2 % des suffrages aux législatives de 2019.

Cette évolution relève d’une stratégie de transformation et de réinvestissement du capital militaire. La démarche ainsi décrite a valeur d’exemple : les membres du régiment aspirent à transcender leur combat de militaire en combat politique. C’est pour eux une façon de tirer bénéfice de leurs actes héroïques passés pour développer sur le terrain politique une véritable identité nationale ukrainienne née pendant la guerre et renouvelée par la guerre.

Corps National étant une émanation politique d’Azov, et ses militants étant pour la plupart des vétérans revenus à la vie civile, il est normal que des relations existent avec le régiment. Pour autant, les deux entités sont distinctes et n’aspirent pas aux mêmes objectifs. Le parti vise à donner à celles et ceux qui souhaitent aller plus loin dans leur engagement une « voix » dans l’espace public.

Quel est l’impact des accusations de nazisme sur le régiment Azov ?

Depuis sa création, Azov fait l’objet de vives attaques de la part des organes de presse séparatistes (Donipress, FortRuss) et russes (Russia Today, Sputnik), avec plus ou moins de succès. S’il n’y a aucun doute que des éléments radicaux existent au sein du régiment et que le parti Corps National soit bel et bien un parti ultra-nationaliste situé à l’extrême droite de l’échiquier politique, l’impact de ces accusations et généralisations s’articule ici en deux temps.

D’une part, elles décrédibilisent l’État ukrainien, accusé d’employer des « bataillons néo-nazis » contre les populations du Donbass. La révolution de Maïdan est ainsi associée à un putsch ayant porté au pouvoir une junte fascisante.

D’autre part, elles incitent l’État ukrainien à renforcer sa tutelle sur Azov, afin, justement, d’éviter de donner prise à ces accusations d’indulgence envers le néo-nazisme et de rassurer ses partenaires étrangers qui avaient pu témoigner de leur inquiétude quant à ces formations paramilitaires ultranationalistes.

Adrien Nonjon, Doctorant en Histoire, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Adrien Nonjon

Diplômé de l’Institut français de géopolitique et de l’Université Paris I Sorbonne en géopolitique et sciences politiques, Adrien Nonjon est doctorant au Centre de recherche Europe(s)-Eurasie (CREE) de l’Institut national des langues et cultures orientales (INALCO) à Paris. Spécialisé dans l’étude des espaces post-soviétiques, ses travaux portent sur l’histoire du concept géopolitique "Intermarium" (Union baltique-mer Noire) et de ses différentes incarnations pan-européennes. En parallèle de ses recherches, Adrien Nonjon étudie l’extrême droite post-soviétique et ses différentes dynamiques idéologiques et politico-culturelles telles que le néo-paganisme, l’écologie ou le sport. Depuis 2019, Adrien Nonjon travaille à l’Institut d’études européennes, russes et eurasiennes (IERES) de l’Université George Washington (GWU) comme chercheur associé pour les programmes de recherche "Illibéralisme" et "Histoire transnationale de l’extrême droite". 


https://theconversation.com/profiles/adrien-nonjon-1208685

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