Israël devait libérer dans l’après-midi du 17 avril 2012 Khader Adnane qui a observé une grève de la faim de 66 jours, après avoir été maintenu quatre mois en détention administrative, sans inculpation. Sa grève de la faim a relancé le « dossier de la détention administrative », une mesure héritée du Mandat britannique sur la Palestine qui permet à Israël de garder en prison sans jugement des suspects pour des périodes indéfiniment renouvelables de six mois. Quatre d’entre eux ont été hospitalisés en prison en raison de la dégradation de leur état de santé, a indiqué l’Association des prisonniers palestiniens. Parmi eux, Bilal Diab et Thaer Halahla, détenus à la prison de Ramlé, près de Tel-Aviv, ont commencé une grève de la faim le 29 février. Selon l’organisation palestinienne de soutien aux prisonniers, Addameer, ils n’acceptent de se nourrir que d’eau minéralisée par intraveineuse. Hassan Safdi et Omar Abou Shlal, également hospitalisés à la prison de Ramlé, sont en grève de la faim respectivement depuis le 5 et le 7 mars.
Au total 4 699 Palestiniens sont détenus dans les prisons israéliennes, la plupart pour des motifs dits sécuritaires, dont 319 en détention administrative, indiquent les dernières statistiques du ministère palestinien des Prisonniers. Parmi eux, 534 ont été condamnés à la prison à perpétuité. Dans le passé, six Palestiniens sont morts derrière les barreaux à la suite de complications liées à des grèves de la faim : Abdul Kader Abou al-Fahem (1970), Rasem Halaweh, Anis Dawleh, Ali al-Jaafari et Ishaq Maraha au début des années 1980, et Hussein Ibeidat en 1992, selon des sources officielles palestiniennes.
L’exposé de Julien Salingue, effectué fin février 2012 – transcrit ci-dessous – confronte la réalité pratique et juridique de ladite administration civile des « territoires occupés » et la notion d’apartheid. Ce qui n’est pas sans relation – comme souligné dans l’intervention de Julien Salingue – avec la « détention administrative ». (Rédaction A l’Encontre)
Avant de débuter mon intervention, il convient d’apporter des précisions sur le titre. Les mots sont importants comme le disent nombre de mes amis. Territoires palestiniens occupés, l’administration civile de l’apartheid. Trois termes qui sont pour moi important.
Premièrement : territoires palestiniens occupés parce que malgré l’écran de fumée d’Oslo [« accords d’Oslo » suite à des « négociations secrètes », formalisés en 1993], malgré la fiction de l’autonomie du processus de paix, les territoires palestiniens sont aujourd’hui toujours des territoires occupés, que cela soit au regard du droit international, que ce soit, évidemment, du point de vue de la situation très concrète des habitants.
Deuxième terme : administration civile. Ce n’est pas moi qui l’aie inventé. C’est le nom très officiel de l’organe israélien en charge des territoires occupés depuis juin 1967. Le terme « administration civile » existe depuis 1981 – il a remplacé celui de « gouvernement militaire » – est une production des militaires. Il n’a de civil que le nom. Effectivement, c’était plus présentable de dire que c’était civil. J’y reviendrai dans la troisième partie de mon intervention.
Troisième terme, celui d’apartheid. Je précise tout de suite que j’ai choisi ce terme non pour l’imposer comme une réponse péremptoire et préalable à la question qui est posée au cours de cette première journée de colloque. Je le prends comme outil méthodologique. C’est-à-dire que pour moi, il s’agit de le mettre à l’épreuve, de l’éprouver au sens strict du terme grâce aux faits. C’est-à-dire d’interroger, au moyen du concept d’apartheid, la situation en Cisjordanie. En gros, il s’agit, comme disait Bourdieu, de « changer de lunettes ». Il disait des trucs compliqués, Bourdieu ; mais il disait aussi des choses simples. « Changer de lunettes » pour regarder la situation palestinienne, pour questionner les rapports entre Israël et la population palestinienne ; et de sortir, sans dire qu’elles ne servent à rien, de certaines approches en termes de libération nationale, en termes uniquement d’occupation militaire, en termes uniquement de guerre, etc. Utiliser ce concept pour voir ce qu’il peut nous apprendre sur la situation.
Ce sur quoi je vais me concentrer dans mon intervention.
Il s’agit donc du traitement différencié par l’État d’Israël des habitants de la Cisjordanie, qu’il s’agisse des Palestiniens ou des colons. Traitement différencié sur la base de critères nationaux et, on va le voir aussi, sur la base de critères ethniques. Pour illustrer immédiatement l’idée, je vais prendre un exemple très simple. Il y a certain d’entre vous qui savent, sans doute, qu’il y a eu un accident de voiture grave en Cisjordanie récemment. Un accident peut sembler un fait « banal » de la vie quotidienne. Sachez que si, demain, il y a un accident de voiture en Cisjordanie et que le responsable de l’accident est un Palestinien, il va être soumis à un régime juridique et soumis à des tribunaux qui ne sont pas les mêmes, au même endroit, que si c’était un colon qui était responsable.
Le colon n’est pas soumis au même régime juridique, pour un accident au même endroit, en Cisjordanie, qu’un Palestinien. C’est cela que je vais essayer d’expliquer. Comment cela est-il possible ? Comment cela s’est construit et ce que cela nous apprend. Cela dicte les trois temps de mon intervention : 1. Quels sont les fonctions et les pouvoirs de l’administration civile israélienne. 2. Dans quelle mesure on peut parler d’un traitement différencié et comment il s’organise. 3. Qu’est-ce que cette approche nous apprend, si elle le fait, sur la situation palestinienne.
• Premier point, l’administration civile israélienne. Après la guerre des six jours, en juin 1967, Israël occupe donc la péninsule du Sinaï, la Cisjordanie, le Golan, la bande de Gaza, etc. Le problème n’est pas de savoir ici à « cause de qui » la guerre de 1967 s’est produite ; la question est de constater qu’à la fin de cette guerre – que l’État israélien présente toujours comme ayant été défensive – Israël avait quadruplé sa superficie. Ce qui est un moyen comme un autre de se défendre…
Après cette guerre, Israël se trouve en charge de territoires qui sont très majoritairement, voire exclusivement, peuplés de citoyens, d’habitants, qui ne sont pas des Juifs. Le problème qui se pose à l’État d’Israël à ce moment-là, c’est qu’il ne peut pas les intégrer en tant que citoyens au sein de l’État, car sinon Israël ne serait plus l’État des Juifs, ni même un État juif, du point de vue des rapports démographiques. Il a donc fallu organiser une administration parallèle pour gérer, là en l’occurrence, les territoires palestiniens.
C’est ainsi qu’un gouvernement militaire s’est mis en place en Cisjordanie et à Gaza et que ce gouvernement militaire a fonctionné et a émis, à l’heure actuelle – car il faut savoir qu’il existe toujours, en Cisjordanie – un peu plus de 2500 ordres militaires qui réglementent chaque aspect de la vie des habitants palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Aujourd’hui, l’autorité de Gaza ne fonctionne plus depuis le retrait de 2005. Par contre, l’administration civile de la Cisjordanie existe toujours. Il y a des choses sur internet, c’est intéressant…
Des ordres militaires qui gouvernent l’ensemble de la vie quotidienne des Palestiniens, du plus fondamental au plus improbable. Je vais vous prendre quelques exemples d’ordres militaires pour comprendre de quoi l’on parle. L’ordre numéro 25, de 1967, dit que toute transaction immobilière doit être approuvée par les autorités militaires ; l’ordre 45, de 1967, les autorités militaires prennent le contrôle des banques de Cisjordanie ; l’ordre 47, de 1967 toujours, les agriculteurs palestiniens doivent obtenir l’approbation des autorités militaires pour tout transport de nourriture ; l’ordre numéro 50, toutes publications, livres, journaux, imprimés ou importés en Cisjordanie doivent être autorisées par les autorités militaires ; l’ordre 267, toute entreprise doit être agréé par les militaires, etc., etc., etc.
On est là dans le plus fondamental. Il y a aussi l’eau, la terre qui passent sous contrôle. Mais il y aussi le plus improbable. L’ordre 101 : tout rassemblement de plus de 10 personnes est interdit sauf si les autorités militaires en sont averties à l’avance et disposent des noms de l’ensemble des participants. Ordre 198, les Palestiniens doivent avoir une autorisation nominative pour retirer de l’argent sur leurs comptes en banque. Ordre 1079 : une liste de 1000 textes interdits de publication. Parmi eux, évidemment, toute résolution de l’ONU qui concerne la Palestine. Ordre 1015 : exige de demander une autorisation aux autorités militaires pour toute plantation d’arbres fruitiers ; autorisation à renouveler chaque année. Ordre 818 qui réglemente le type et la quantité de plantes décoratives en Cisjordanie et à Gaza. Et, pour finir, mon préféré, l’ordre 96 qui interdit le transport de biens ou des marchandises à dos d’âne.
Une partie de ces ordres a depuis été abrogée ou annulée. Le simple fait qu’ils aient existé vous indique ce qu’était l’administration des territoires palestiniens au moyen des ordres militaires. Pour faire respecter ces réglementations est mis en place un système judiciaire. C’est notamment l’ordre 378 qui va systématiser la nouvelle situation. L’ordre 378 dit que le commandement peut établir des tribunaux militaires avec des procureurs et des juges qu’il nomme lui-même.
Ces tribunaux ont un fonctionnement spécifique. Ils peuvent, entre autres, ne pas produire publiquement les preuves ou les témoignages qui incriminent les accusés, se réunir à huis clos, ces tribunaux peuvent prononcer une détention de six mois, renouvelable à l’infini, sans motif et sans charge. C’est toujours en vigueur aujourd’hui. C’est contre cela qu’a fait une grève de la faim un dirigeant du Jihad islamique, Khader Adnan, qui s’en relèvera difficilement. Il est à noter, si le verdict, si le commandant militaire de la zone n’est pas d’accord avec le verdict, il peut demander son annulation et exigé un nouveau procès avec un autre juge. Il y a même certaines circonstances, précisées dans l’ordre 378, dans lesquelles c’est le commandement militaire qui peut lui-même prononcer le jugement.
Comme je vous le disais, certains de ces ordres ont depuis lors été annulés. Mais le fonctionnement, la structure elle-même existe toujours. Un chiffre pour que vous ayez une idée. En 2010, c’est 9542 Palestiniens qui ont été déférés devant des tribunaux militaires en Cisjordanie. Le taux de condamnation est de 99,74%. Je n’ai pas l’habitude de citer Clemenceau, pour une fois il avait raison : « ll suffit d’ajouter « militaire » à un mot pour lui faire perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n’est pas la justice, la musique militaire n’est pas la musique. » Voilà mon premier point. Il s’agissait de questionner le fonctionnement de cette administration civile.
• Ce qui m’amène à mon deuxième point, celui de questionner son caractère discriminatoire. Car, en réalité, tout ce que je vous raconte n’est pas spécialement discriminatoire. C’est un régime oppressif contre une population, mais on ne peut pas dire que cela soit discriminatoire en tant que tel. On a des situations historiques, où on avait exactement la même chose. Je ne sais pas si les gens connaissent l’histoire de l’Irlande du Nord ?
Mais, ce que je vous décris là sur le fonctionnement des tribunaux rappelle un document de 1922, qui a été systématisé en 1933, qui s’appelle le Special Powers Act qui a été établi par le gouvernement britannique pour la gestion de l’Irlande du Nord. Il donnait un certain nombre de droits aussi aux autorités judiciaires, qui ressemble beaucoup aux tribunaux militaires israéliens aujourd’hui. Sauf que ce qui change, et ce qui permet d’interroger le caractère de discrimination, c’est tout simplement la colonisation. A partir du moment où les citoyens israéliens s’implantent, s’installent en Cisjordanie se posent la question : sont-ils soumis ou non aux ordres militaires ? Puisque les ordres militaires ne concernent pas les personnes, mais concernent la zone. C’est écrit en tant que tel. Comment faire pour que les Juifs israéliens ne soient pas eux aussi soumis à ce système, on va dire, pas très sympathique ?
En réalité, l’État d’Israël va progressivement institutionnaliser les discriminations dans les territoires palestiniens occupés. Par quels moyens ? Ce qui va se construire, c’est deux systèmes séparés. Ils existent toujours à l’heure actuelle. Ils divisent la population qui y résident selon des critères nationaux, voire ethniques. Les colons israéliens ont un statut de citoyens extraterritoriaux de l’État d’Israël, alors que les Palestiniens sont sujets aux ordres militaires.
Cette situation est permise par deux moyens principaux. Le premier réside dans une application partielle, pas totale, de la loi israélienne, sur une base territoriale, aux colonies juives au sein des territoires occupés. Le deuxième moyen est constitué de l’application de la loi israélienne, in personam, c’est-à-dire aux colons, c’est-à-dire sur une base individuelle. Il y a donc la base territoriale et la base individuelle. Je vais expliquer brièvement de quoi il s’agit. Le premier dispositif, qui permet de construire cette dualité juridique et judiciaire, c’est l’extension de la législation israélienne et de l’autorité de nombreux ministères aux colonies et aux zones qui y sont annexées. Je ne vous donne pas le détail des lois et des normes qui ont permis cela mais, globalement, un statut spécial a été créé pour les colonies israéliennes en vertu duquel les autorités militaires – c’est ça la petite arnaque, car c’est toujours le commandement militaire qui gère – « confie » à l’autorité israélienne de l’État d’Israël la gestion de ces zones-là.
On est donc toujours prétendument dans une zone militaire, si ce n’est que telle et telle zone est confiée à l’État d’Israël. Par conséquent, sur une base territoriale, des zones entières qui sont soumises à la loi israélienne et qui bénéficient, par ailleurs, des services israéliens tels, par exemple, que le ministère de l’environnement qui va « lutter contre la pollution » dans les colonies, le ministère de la santé va construire des hôpitaux, le ministère de l’éducation des écoles, etc. juste dans ces zones-là, c’est-à-dire à l’exclusion des zones qui sont autour, c’est-à-dire des zones palestiniennes. Nous avons donc, en réalité, des enclaves légales au sein de la Cisjordanie qui sont sujettes à d’autres lois que le reste de la zone.
Pour ce qui a trait au second aspect, c’est-à-dire l’application de la loi au personne – car les colons ne sont pas toujours dans leurs colonies – il était donc également nécessaire de déjouer la difficulté, car si un colon commettait un crime en dehors de sa colonie, s’il était sur les territoires, il était soumis aux ordres militaires puisqu’il n’était pas sur sa zone. Il a donc été créé un dispositif qui permet aux colons, individuellement, d’être soumis à la loi israélienne. Ils sont des citoyens israéliens, soumis à la législation et à la justice israéliennes, bien qu’ils résident dans les territoires palestiniens.
Ce second dispositif a été permis par une loi votée en 1977. Cette loi dit ceci : « Tout le monde n’est pas nécessairement soumis aux ordres et à la justice militaires en Cisjordanie et que certains individus seront soumis à la justice et à la loi israéliennes. » J’ai cité de mémoire. Maintenant, je cite le texte « Cette législation particulière ne s’applique pas à la personne qui, au moment de l’acte répréhensible, était un résident de la zone – c’est comme cela qu’ils appellent la Cisjordanie – ou un résident d’un territoire relevant de l’Autorité palestinienne (AP) et qui n’est pas Israélien ». C’est précisé. C’est écrit noir sur blanc. L’exception ne s’applique pas à quelqu’un qui n’est pas un Israélien. Vous voyez comment l’on contourne ? On ne dit pas que c’est « spécifiquement pour », on dit que cette exception ne s’applique pas à ceux « qui ne sont pas ».
Cela signifie concrètement qu’un Palestinien arrêté en Cisjordanie, sur la base, par exemple, de l’accusation d’homicide involontaire, pourra être détenu jusqu’à huit jours avant d’être présenté devant un juge militaire ; là, la détention provisoire pourra être d’une durée infinie et avec une peine qui peut aller jusqu’à la prison à vie. Un colon israélien qui commet un homicide involontaire doit être déféré devant la justice israélienne sous les 24 heures – pas sous huit jours ; la détention provisoire ne peut pas excéder, en fonction de la gravité de l’acte, un an ; et il ne peut pas être condamné à plus de 20 ans de prison. Dès lors, pour le même acte, au même endroit, cet exemple montre que l’on n’est pas traité de la même façon selon son origine nationale. Et j’ajoute ethnique. Je l’ai découvert en préparant cette communication, le statut d’extraterritorialité ne s’applique pas qu’aux Israéliens.
Il y a divers amendements à la loi de 1977 qui prévoient 17 situations pour lesquelles la loi israélienne, et non les ordres militaires, s’applique pour les individus qui, je cite, « répondent favorablement aux critères de la loi du retour », c’est-à-dire pour les Juifs. C’est-à-dire qu’un Juif qui n’a pas la citoyenneté israélienne va bénéficier d’un statut d’exception s’il se trouve dans les territoires palestiniens et qu’il y a commis un acte répréhensible. C’est quelque chose qui est légalisé. Il y a donc un dispositif législatif spécial pour les Juifs. Dit comme cela, moi, cela me fait flipper. Et pas dans le bon sens du terme.
Une dernière remarque pour conclure cette partie. Un des droits fondamentaux dont bénéficient les colons et non pas les Palestiniens, c’est le droit de vote aux élections israéliennes. Cela peut paraître un peu provocateur de dire ça, mais, en réalité, c’est ce qu’ont noté, avec beaucoup de pertinence et un peu d’humour – mais pas seulement – les auteurs sud-africains dans un long rapport sur les discriminations dans les territoires palestiniens. Ils affirment, je cite : « Le droit de vote pour les colons permet aux colons israéliens dans les territoires palestiniens de prendre part au choix du gouvernement qui dirige ces territoires en tant que puissance occupante alors que les Palestiniens qui résident dans le même territoire, qui sont aussi sujets de ce même gouvernement, n’ont pas la possibilité de le choisir. » Je vous laisse réfléchir sur cette remarque.
• Troisième point, pour conclure : qu’est-ce que tout cela nous dit ? Je n’apporterai pas de réponse définitive à la question de savoir si l’Etat d’Israël est un Etat d’apartheid. L’essentiel est d’abord de souligner que la confrontation de l’un des éléments fondamentaux de la définition d’apartheid – à savoir l’idée de régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur n’importe quel autre groupe racial – à la situation des territoires occupés est assez éclairante. Cela conduit, y compris, à effectuer la démarche – que je n’avais jamais faite – d’aller chercher ces éléments-là dans les rapports des tribunaux, de la justice, etc. Rien que pour cela, je trouve cela très éclairant.
Car cela permet tout simplement d’établir clairement qu’au-delà de la violence, au-delà de l’arbitraire de l’occupation, au-delà de l’inégalité de la colonisation, etc., ce dont on se rend compte c’est qu’il y a un traitement différencié, légalisé, sur une base nationale, voire ethnique, au sein du territoire qui s’appelle la Cisjordanie. Je pense que cela n’est pas un élément inintéressant à avoir à l’esprit. Il s’avère que l’administration civile, en réalité, opère une césure, au sein des habitants d’un même territoire, en tout cas pour ce qui concerne le régime judiciaire, sur une base nationale ou ethnique. Ces discriminations sont non seulement assumées, mais elles sont en plus légalisées par les autorités israéliennes elles-mêmes, c’est dans les textes.
C’est cela qu’il faut avoir à l’esprit. Il ne s’agit pas juste de l’arbitraire du quotidien, nous sommes dans un système global, légal, voté et revoté régulièrement par les autorités israéliennes. Ce que l’on a là, c’est, en réalité, une projection juridique et judiciaire de ce qui constitue la logique même de l’idéologie sioniste et de sa matérialisation qu’est l’Etat d’Israël. Puisqu’en colonisant les terres, qui étaient très majoritairement peuplées de non-Juifs, dans le but d’établir un Etat Juif, le mouvement sioniste portait en lui une logique terrible – quasiment mathématique ai-je envie de dire – la terre mais pas ses habitants non-Juifs. Autrement dit : inclusion territoriale, mais exclusion démographique.
Cette logique porte en elle la constitution de catégories de sous-citoyens. Les Palestiniens de 1948, mais aussi, paradoxalement, les Palestiniens des territoires occupés en 1967. Pourquoi dis-je qu’il s’agit de sous-citoyens ? Parce que, même s’ils n’ont pas le droit de vote, etc., ils sont soumis de fait à la législation, aux autorités israéliennes, ils sont condamnés par des tribunaux israéliens, ils paient des amendes à l’Etat d’Israël. Si vous faites un excès de vitesse en zone C[1], vous payez votre amende dans l’Etat d’Israël. C’est-à-dire qu’il y a inclusion, de fait. Parce qu’ils ne sont pas tous partis…
Sachez qu’aujourd’hui, par exemple, ce n’est pas moins de 101 permis différents qui régulent la question de la liberté de circulation des Palestiniens ; 101 permis différents, en fonction de votre lieu de résidence, de votre âge, de votre sexe, de votre situation maritale, de votre ville d’origine, de votre profession, etc., vous avez un permis différent. Il y a donc 101 permis différents pour la circulation dans les territoires palestiniens.
Pourquoi est-ce que je prends cet exemple-là à la fin ? Parce que la circulation est tellement quelque chose d’élémentaire dans la vie quotidienne d’un individu que cet exemple des permis de circulation, sans préciser que les colons n’ont qu’un statut, alors que de « l’autre côté » il y en a 101. Cette question des permis de circulation montre à quel point, en réalité, tout ce dispositif s’immisce jusque dans le plus quotidien du plus banal, le moindre geste des Palestiniens : se déplacer. Le moindre geste qu’il doit faire chaque jour est réglementé sur la base d’un système légalisé et discriminatoire.
Par conséquent, l’interrogation du paradigme d’apartheid permet d’établir que l’occupation militaire et les discriminations institutionnalisées ne se confondent pas. C’est les deux d’une face d’une même politique peut-être, mais cela ne se confond pas. Nous ne sommes pas « simplement » dans une situation d’occupation militaire. L’inscription de l’occupation militaire dans la durée, doublée du type de la politique de colonisation des territoires palestiniens a conduit à un développement de discriminations institutionnalisées dans ces territoires palestiniens. Cela aboutit à une réalité complexe, mais familière : un seul pouvoir, deux populations totalement imbriquées, l’unification territoriale, mais une législation différenciée selon les critères ethniques et/ou nationaux et des enclaves territoriales soumises à des régimes politiques distants. Voilà qui ne manque pas de rappeler l’Afrique du sud de l’apartheid.
[1] La Cisjordanie est actuellement divisée en trois zones : A, B et C. La première, qui comprend depuis 1994 des villes comme Jéricho, Jénine, Ramallah, Naplouse, etc., est sous administration civile de l’Autorité palestinienne (AP), qui y exerce également les pouvoirs de police. Dans la seconde, l’AP exerce une juridiction civile mais de manière conjointe, avec l’armée israélienne, la « sécurité intérieure ». La dernière est constituée des colonies israéliennes et des voies y accédant. Elle reste sous contrôle de l’Etat d’Israël. (Réd.)
Julien Salingue est doctorant en science politique à l’Université Paris 8 et enseignant à l’Université d’Auvergne. Il est auteur d’un ouvrage intitulé A la recherche de la Palestine. Au-delà du mirage d’Oslo, préfacé par Alain Gresh (Ed. du Cygne, 2011). Ce texte est la transcription d’une intervention réalisée lors du colloque Israël : un Etat d’apartheid ? qui s’est tenu les 27 et 28 février 2012 à Saint-Denis.